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UNE ANNÉE

DANS LE SAHEL

JOURNAL D'UN ABSENT.

DERNIÈRE PARTIE.1

Mustapha d'Alger, avril.

Je t'écris d'Alger, où je suis venu assister à la fête des fèves, Aïd-el-Fould, une fète nègre, que l'usage est de célébrer chaque année, dans le courant d'avril, à l'époque où commence la récolte des premières fèves. Pourquoi les fèves précisément? Quel est le sens religieux de la fête? Pourquoi ce taureau habillé d'étoffes, décoré de bouquets, qu'un sacrificateur égorge au milieu d'un cérémonial barbare? Pourquoi la fontaine, l'eau lustrale et le sang du taureau, dont la foule est aspergée comme d'une pluie sacrée? D'où vient enfin que la fête a particulièrement lieu par les femmes et pour les femmes? car c'est une femme qui distribue le sang, qui la première puise à la source, et si les hommes exécutent les danses, les femmes ont l'air d'y présider. Il y a sur l'Aïd-el-Fould d'Alger de nombreux détails explicatifs publiés dans plusieurs livres; permets-moi de m'en tenir au récit de ce que j'ai vu. C'est un tableau fort original et très brillant, et je n'ai pas songé une seule fois aujourd'hui que cette cérémonie tout africaine, mêlée de pompes tragiques et de divertissemens, de ballets et de bombances, fût autre

(1) Voyez les deux premières parties dans la Revue du 1er et du 15 novembre.

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chose qu'un grand spectacle imaginé par ce peuple joyeux pour s'éblouir lui-même, s'amuser beaucoup et s'accorder une fois par an les plaisirs combinés du faste, des gaietés permises et de l'intempérance.

La fête se donne au bord de la mer, entre le champ de manœuvres et le hameau d'Hussein-Dey, autour d'un marabout enfoui dans les cactus, sur une large esplanade d'où la vue embrasse jusqu'à l'horizon la double étendue de la mer sans limites et du Hamma. C'est sur ce terrain relevé, on ne peut mieux choisi pour une aussi vaste mise en scène, que sont réunis les deux ou trois mille spectateurs de la fête, tous nègres ou négresses. On y dresse des tentes, on y improvise des fourneaux, on y établit des cuisines en plein vent, à peu près comme dans nos fêtes de village. Les cafetiers maures s'y rendent avec leur matériel de cuisine, et aussitôt la cérémonie terminée commencent les collations, qui sont en définitive la plus sérieuse occupation de la journée. Au-dessous de cet amphithéâtre ainsi couronné de tentes et tout pavoisé de pavillons, et sur la plage même, se tient l'autre moitié de la foule, c'est-à-dire les fanatiques chargés de la cérémonie, les dévots qui veulent la suivre de près, les curieux européens ou arabes qui viennent pour voir, enfin les quelques centaines de nègres accourus avec la volonté, le courage et la vigueur de danser douze heures de suite, ce qui par parenthèse est un tour de force surhumain.

Je n'ai fait qu'apercevoir le taureau, tant les places étaient disputées au moment où la procession arriva. J'entendis, quoique la distance et le vent de la mer en adoucissent beaucoup l'effet, une effroyable musique de castagnettes de fer, de tambourins et de hautbois, qui débouchait tout à coup sur la plage et sonnait l'arrivée du cortége. La foule aussitôt se précipita, et je compris à son mouvement concentrique que le taureau devait en occuper le milieu. Quelques minutes après, le cercle s'ouvrit et laissa voir la victime couchée sur le sable, la gorge coupée, et déjà prête à livrer tout son sang. A peine abattue, les plus ardens s'étaient jetés sur elle, et quand elle eut achevé de saigner, à l'instant même on la dépeça. Cette œuvre de boucherie s'accomplit au pied du marabout et le plus près possible de la fontaine, de telle sorte que les lustrations et le sacrifice eurent lieu dans le même instant. Alors beaucoup de spectateurs descendirent à la source, et je vis pendant une partie de la matinée circuler de petites bouteilles pleines d'eau. Des négresses revenaient, portant avec satisfaction des éclaboussures sanglantes sur le visage; mais l'écarlate du sang se perdait dans la couleur pourpre des haïks, et ceci est un détail que je te recommande.

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Imagine un millier de femmes au moins, c'est-à-dire la grande moitié de cette étrange assemblée, toutes, non pas habillées, car le voile uniforme cachait au contraire des splendeurs innombrables de couleurs, mais enveloppées de rouge, et de rouge éclatant, sans nuances, sans adoucissement ni mélange, le pur rouge à peine exprimable par la palette, enflammé en outre par le soleil, et poussé jusqu'à l'extrême ardeur par toute sorte de contacts irritans. Ce vaste étalage d'étoffes flamboyantes se déployait en effet sur un tapis d'herbes printanières du vert le plus vif, et se détachait sur une mer du bleu le plus âpre, car il faisait un peu de vent, et la mer frissonnait. De loin, ce qu'on apercevait d'abord, c'était un tertre verdoyant, confusément empourpré de coquelicots. De près, l'effet de ces fleurs singulières devenait insoutenable, et lorsqu'une douzaine de femmes se réunissaient sur le même point, entourées d'enfans vêtus comme elles, et de manière à ne plus former qu'un seul groupe pleinement coloré de vermillon, il était impossible de considérer longtemps ce foyer de lumière et d'éclat sans en être pour ainsi dire aveuglé. Tout pâlissait à côté de ce rouge inimitable, dont la violence eût effrayé Rubens, le seul homme du monde à qui le rouge, quel qu'il fût, n'ait jamais fait peur, et c'était la note dominante qui forçait les autres couleurs à se marier dans des accords doux.

La population nègre d'Alger avait aujourd'hui vidé ses coffres; elle avait mis dehors sans réserve, et avec l'excessive ostentation des pauvres, des avares et des sauvages, l'opulence inattendue de ses costumes, de ses parures et de ses bijoux, car la garde-robe des marchandes de galettes et des servantes renferme des trésors dont personne ne se doute, et qui sont réservés pour paraître dans cette fête unique. Chacune d'elles avait donc, comme un navire qui se pavoise, arboré ce qu'elle possédait de plus riche, c'est-à-dire de plus bizarre et de plus voyant. Pas une ne portait le voile gros bleu. Les haïks quadrillés de couleurs tristes tenaient lieu de tapis à celles qui n'en avaient pas d'autres, ou servaient à composer des tentes, des abris et des parasols, et c'était à l'ombre de leur livrée de domestiques que les esclaves déguisées en princesses passaient cette journée d'indépendance et de luxe.

On voyait là tout ce que la teinture orientale peut produire en vivacités, avec ce que la polychromie nègre peut imaginer de plus imprévu : les soieries, les laines multicolores, les chemisettes lamées, rayées, pointillées, pailletées de broderies, dont les manches ondoyaient avec des étincelles; de petits corsets d'étoffe, d'autres couverts de métal, agrafés très haut, comprimant la gorge et la gonflant; les fouta de soie légère et frissonnante bariolés à l'infini et habillant

les femmes par le bas comme une sorte d'arc-en-ciel changeant. Làdessus étaient semés à profusion des bijoux de toute espèce : dorures, verroteries, perles, sultanins, coraux, colliers de coquillages apportés de Guinée, flacons d'essences venus de Stamboul, anneaux de jambes appelés khról-khrál à cause du bruit qu'ils font quand on les entrechoque en marchant, orfévreries scintillant sur de noires poitrines. Imagine encore trois ou quatre pendeloques à la même oreille; au turban, des miroirs; au bras, des bracelets accumulés l'un sur l'autre et montant depuis le poignet jusqu'au coude; des bagues à tous les doigts, des fleurs partout, et toutes les mains occupées à tenir en manière d'éventails des mouchoirs qui, de loin, ressemblaient à des oiseaux blancs qui s'envolent.

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Quand on n'a vu les négresses que dans leur vie ordinaire, habillées de bleu sombre et faisant leur petit commerce au coin des rues, dans une tenue si morne et avec des airs si taciturnes, on ne saurait prévoir ce que devient ce peuple ami des joies bruyantes dès qu'il a fait sa toilette et qu'il se ranime. Alors il prend sa physionomie native il est vif, il est alerte, la chaleur l'excite, le soleil qui ne mord pas sur lui l'agite à la façon des reptiles. Étrange race, inquiétante à voir comme un sphinx qui rirait sans cesse; pleine de contrastes et de contradictions; à l'état de nature, aussi libre que les animaux; partout transportée, acclimatée, asservie, j'allais dire, que l'humanité me pardonne! - apprivoisée comme eux; robuste et docile, patiente sous la chaîne et portant avec ingénuité le poids d'une destinée abominable; belle et repoussante à la fois; les yeux caressans, la voix sifflante, le parler doux; joviale avec un visage aussi funèbre que celui de la nuit; rieuse, mais avec la bouche fendue comme le masque antique, et donnant ainsi je ne sais quoi de difforme à la plus aimable expression du visage humain!

Comiques même en étant sérieux, et risibles autant qu'ils sont rieurs, le véritable élément de ces pauvres gens, c'est la joie. J'ai vu là en quelques heures plus de dents blanches et de lèvres épanouies que je n'en verrai de ma vie dans notre monde européen, où l'on a beaucoup moins de philosophie que chez les nègres. Comme tous les types y figuraient, les beautés étaient très diverses, quelques-unes presque parfaites, la plupart d'une originalité de mise et de tournure qui eût embelli la laideur même. Je te parle ici des femmes, les hommes n'occupant que les derniers plans du tableau. Le voile encadrait seulement leurs visages sans les couvrir, et ne descendait guère au-dessous de la taille. Debout tant que dura la fête religieuse, entassées sur les pentes, elles s'y pressaient en masses compactes comme sur des gradins. Chaque saillie du terrain portait un groupe. Les débris d'un vieux mur de briques

servirent, pendant une partie de la matinée, de piédestal à une assemblée de statues, les plus belles peut-être et les plus jeunes de la fête.

C'étaient de grandes filles au nez droit, aux yeux luisans, aux joues fermes et polies comme du basalte, coiffées à l'égyptienne, et de formes si vigoureuses que, malgré l'ampleur des voiles et des fouta, les muscles vivaient sous leurs habits aussi nettement que sous des draperies mouillées. Elles composaient une seule ligne, faisaient face à l'horizon vide, et se découpaient sur l'émail bleu de la mer avec la dureté d'une peinture chinoise. Quatre ou cinq d'entre elles étaient vêtues de rouge; au centre, il y en avait une habillée de vert, mince, allongée, flexible comme un jonc de rivière, et très jolie avec son turban noir et des argenteries sur son corset pourpre. Elles se tenaient par la taille ou les mains enlacées, rattachées ainsi l'une à l'autre par de beaux bras aux poignets fins, la tète droite, la poitrine saillante, les reins un peu faussés par l'habitude de vivre accroupies, les pieds se touchant comme ceux des Isis. D'autres, étendues à plat ventre sur l'herbe même, avaient la gorge appuyée sur le sol, dans une langueur un peu bestiale qui leur donnait l'air de ramper. D'autres, à l'écart, causaient entre elles ou s'occupaient de leur toilette, et se posaient des grappes d'acacias autour des joues, en vertu de ce goût paradoxal qui leur fait aimer précisément ce qui peut les noircir davantage.

Un murmure indéfinissable et comme un gazouillement sans paroles, qui remplissait l'air d'un bruit léger, ajoutait encore à l'effet très singulier produit par cette armée de femmes à la peau sombre. On eût dit une peuplade d'amazones éthiopiennes ou le harem de quelque sultan fabuleux surpris en une matinée de réjouissance. C'était fort beau, et dans cette alliance inattendue du costume et de la statuaire, de la forme pure et de la fantaisie barbare, il y avait un exemple de goût détestable à suivre, mais éblouissant. Au reste, ne parlons pas de goût dans un pareil sujet. Pour aujourd'hui, laissons les règles. Il s'agit d'un tableau sans discipline, et qui n'a presque rien de commun avec l'art. Gardons-nous bien de le discuter; voyons. Ainsi j'ai dû faire, et je me suis promené, regardant, notant les détails, ne vivant plus que par les yeux, plongé sans arrière-pensée ni scrupule dans ce tourbillon de couleurs en mouve

ment.

Le tableau se composait en amphithéâtre, je te l'ai dit, et dans un cadre aussi beau qu'il était vaste, sur un terrain tapissé d'herbes et de hautes herbes; pas un arbre, mais d'épais massifs d'aloès et de cactus; autour, la plaine bocagère du Hamma; pour fond, d'un côté le Sahel ombreux et vert, de l'autre la mer, avec Alger qui

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