Page images
PDF
EPUB

rature dramatique, d'établir des divisions nettement tranchées, et de donner des définitions exactes, on peut dire que le mystère est la mise en scène d'un fait historique emprunté à l'Ancien ou au Nouveau Testament, comme le miracle est un fait emprunté à la vie d'un saint, et surtout à son martyre1; mais comme dans cet art informe il n'y avait encore aucune règle fixe, les deux genres se confondirent souvent. L'histoire profane et la tradition chevaleresque furent même substituées à l'histoire sainte, ainsi qu'on le voit par le mystère de Griselidis et le mystère de la destruction de Troye.

Exclusivement latin dans l'origine, le mystère donna peu peu accès à l'idiome vulgaire, et l'on eut de la sorte, sous le nom de farcitures, des pièces moitié latines, moitié françaises, dont on trouve un curieux exemple dans les Vierges sages et les Vierges folles2. Il n'offrit d'abord qu'un épisode de la vie du Christ, tel que la Nativité, l'Adoration des Mages, la Résurrection; mais à la fin du quatorzième siècle on vit paraître pour la première fois, sous le titre de Passion, un poëme embrassant dans tous ses détails la vie de l'Homme-Dieu sur la terre. « A cette époque, dit M. Magnin, on réunit tous les actes de la vie de JésusChrist et on en forma une scule et vaste représentation qui ne se joua plus, comme auparavant, le jour de telle ou telle fête, mais qui durait plusieurs jours, souvent plusieurs semaines, et pouvait se répéter pendant tous les temps de l'année. »

Les premiers auteurs de mystères furent, nous l'avons

Voir sur les mystères, Théâtre français au moyen áje, par MM. de Mon merqué et Fr. Michel; Études sur les Mystères, par Onésime Leroy, Paris, 1837, in-8°-Époques de l'Hist. de France en rapport avec le Théâtre français, par le même, Paris, 1843, in-8°;— un Mémoire de l'abbé comte de Guasco, dans la collect. Leber, t. XV; - divers articles de M. Magnin dans le Journal des Savants, principalement dans les années 1846 et 1847; -Essai sur la mise en scène depuis les Mystères jusqu'au Cid, par Emile Morice, Paris, 1836, in-12; le Mercure de France, de 1729; Hist. littéraire de la France, t. XX, p. 630. Villemain, Littérature du Moyen Age, Paris, 1830, in-8°, t. II, 20 leçon. Les personnes qui voudraient étudier en détail nos anciennes représentations scéniques devront consulter les histoires particulières des villes qui ont été publiées dans ces dernières années.

[ocr errors]

Voir le texte des Vierges sages et des Vierges folles, dans le Théâtre fran çais au moyen âge, par MM. de Moumerqué et Fr. Michel.

déjà dit, des membres du clergé, d'abord parce que le clergé fut longtemps l'unique représentant de la littérature, ensuite parce qu'il trouvait dans les spectacles de cette espèce un moyen indirect d'instruire le peuple des faits de la religion. Peu à peu cependant les laïques intervinrent, et toutes les classes de la société fournirent leur contingent d'écrivains dramatiques. Au premier rang de ces écrivains nous mentionnerons, du douzième au quinzième siècle, Hilaire, disciple d'Abailard; Jean Bodel, Simon Gréban, Arnoul Gréban, Antoine Chevalet, de Grenoble; Jean d'Abondance, notaire royal du Pont-Saint-Esprit; Jacques Mirlet, étudiant és lois à l'université d'Orléans; le trouvère Rutebeuf, André de la Vigne, historiographe d'Anne de Bretagne; Jean Michel, d'Angers, l'écrivain dramatique le plus fécond du quinzième siècle; Louis Choquet, Marguerite de Valois. Composés à l'origine par des prêtres, comme on l'a vu, les drames sacrés du moyen âge furent aussi représentés par des prêtres. Plus tard, les acteurs se recrutèrent dans toutes les classes, principalement dans les confréries des corps d'arts et métiers. Les officiers des échevinages, les gens de robe, les nobles eux-mêmes se réunirent aux confréries, et ce n'était pas trop de ce concours pour jouer des pièces où figuraient souvent six cents personnages.

Les villes, les corporations, le clergé contribuaient par des largesses, des quêtes ou des aumônes, aux frais considérables nécessités par ces jeux, célébrés à l'occasion des grandes fêtes nationales ou religieuses. Le théâtre, établi

[ocr errors]

'Parmi les principaux miracles et mystères, nous indiquerons ceux qui ont été retrouvés par l'abbé Lebeuf dans l'abbaye de Saint-Benoît sur Loire, et qui ont été publiés en 1834 sous le titre de Miracula ad scenam ordinata. - Ludus Pascalis de adventu et interitu Antechristi. Les Vierges sages et les Vierges folles. Le Mystère de Saint-Christophle. — Le Mystère de Saint-Crespin et Saint-Crespinien. Buhez Santez-Nonn, ou Vie de Sainte-Nonre, mystère en langue bretonne, antérieur au douzième siècle. Le Miracle de Théophile. Le Miracle de Nostre-Dame d'Amis et d'Amille. Le Mystère de la sainte Hostie. - Le Miracle de Nostre-Dame de Robert le Diable. -Le Mystère de la Passion (par Jean-Michel). -La Nativité de Nostre-Seigneur Jésus-Christ. Le Mystère de la Vie et l'Histoire de monseigneur Saint-Martin. Le Mystère de l'Institution des Frères Précheurs. Le Mystère de l'Apocalypse de Saint-Jean-ZéLe triomphant Mystère des Actes des Apôtres, etc. — Voir pour l'indication de ces diverses compositions, Brunet, Manuel du Libraire, Paris, 1844, in-8°, t. V, p. 336 et suiv.

bédée.

--

primitivement dans les églises, puis sur le parvis, fut ensuite transporté dans les cimetières, dans les rues, dans les carrefours. La représentation était annoncée à cri public, comme les ordonnances royales ou municipales; et dans ce monde féodal où régnait partout l'inégalité, les distinctions sociales étaient sévèrement maintenues parmi les assistants. Les nobles, les magistrats, les officiers royaux se plaçaient sur des estrades; les petits bourgeois et le menu peuple se rangeaient sur le pavé, les hommes à droite, les femmes à gauche, comme à l'église. Le clergé, pour ne point déranger le spectacle, changeait l'heure des offices, et comme les populations tout entières assistaient aux représentations, des gardiens en armes veillaient à la sûreté des rues désertes.

La grandeur des théâtres dut nécessairement varier selon le nombre des acteurs, et lorsqu'on ne jouait encore que des drames épisodiques, ils étaient moins vastes qu'au moment où parurent les grands drames de la Passion et des Actes des Apôtres. D'abord ils se composèrent de deux ou de trois étages superposés, représentant le paradis, la terre, le purgatoire; puis ces étages se subdivisèrent en une foule de compartiments qui figuraient les lieux dans lesquels devaient se passer les diverses scènes de l'action principale. D'après cela on peut croire que les décorations étaient de deux sortes, « les unes peintes, comme aujourd'hui, et formant les diverses cloisons des compartiments scéniques; les autres, véritables plans en relief représentant le paradis, l'enfer, Jérusalem, Rome, etc., beaucoup trop petites pour contenir les nombreux personnages qui devaient paraître tour à tour, et placées avec des écriteaux au milieu de ces compartiments mêmes, pour indiquer le lieu de la scène1. » Dans un mystère joué à Metz en 1457, l'enfer fut représenté par la gueule d'un dragon qui avait de gros yeux d'acier, et c'était par cette gueule qu'entraient et sortaient les diables. A Bourges, en 1556, il était figuré par un rocher sur lequel

Voir dans le Moyen Age et la Renaissance notre travail sur le Théâtre. — Ou trouvera dans l'Histoire du Berry, de M. Raynal, t. III, p. 313 et suiv., une très-curieuse description du mystère joué à Bourges en 1536.

on avait peint des serpents et des crapauds, et que surmontait une tour de laquelle s'échappaient des flammes.

Comme la plupart des spectateurs étaient fort ignorants et qu'il leur aurait été très-difficile de se reconnaitre au milieu des événements confus qui se passaient sous leurs yeux, les auteurs prenaient soin d'expliquer, dans une espèce de prologue, l'arrangement de la scène. Outre les prologues on trouve, principalement dans les miracles de Notre-Dame, de courts sermons en prose qui étaient prononcés par des prêtres. Quelquefois, avant de commencer, on célébrait la messe, et après la représentation on entonnait quelque chant solennel, tel que le Magnificat.

Tous les acteurs étaient assis sur des gradins, autour du théâtre, et de la sorte, lors même qu'ils étaient supposés partis pour de longs voyages, lors même qu'ils étaient supposés morts, ils restaient exposés aux regards du public. Il va sans dire que l'on ne connaissait ni l'unité de temps ni l'unité de lieu. Les personnages vieillissaient de vingt ans en quelques minutes. Ainsi, dans un miracle où la Vierge est en scène, la mère de Dieu est représentée d'abord par une enfant de quatre ans; la sortie de cette enfant, dans le manuscrit du miracle, est indiquée en marge par ces mots : cy fine la petite Marie; puis paraît une Marie nouvelle, dont l'entrée est indiquée par cette phrase: cy commence la grande Marie. Cette dernière, après avoir rempli son rôle, allait s'asseoir à côté de celle qui l'avait précédée, et ainsi, quand la Vierge mère paraissait à son tour, les spectateurs avaient sous les yeux trois personnes pour un seul et mème personnage. Les bienséances, l'exactitude historique étaient traitées comme la vraisemblance. Dans le miracle intitulé : Comment Notre-Dame délivra une abbesse qui était grosse de son clerc, et dans le Baptême de Clovis, on figurait sur la scène l'accouchement de l'abbesse et de la reine Clotilde. Enfin, dans la Vengeance et destruction de Jérusalem, les soldats romains Rouge-Museau, Esdente, Grappart et Tranchart poursuivaient au milieu des flammes des filles et des femmes juives, comme pourraient le faire des vainqueurs dans une ville prise d'assaut, abandonnée à leur brutalité.

Tous les personnages de la mythologie, les diables et les anges, les philosophes de l'antiquité, les empereurs romains, les rois d'Égypte, les grands hommes du paganisme et de l'histoire chrétienne figuraient pêle-mêle, sous les noms les plus étranges, dans les costumes les plus bizarres et quelquefois aussi les plus brillants. Les païens avaient des habits de fantaisie; les chrétiens, des habits uniformes et pour ainsi dire officiels : les diables étaient noirs, les anges blancs ou rouges; les morts étaient habillés en guise de ames, c'est-à-dire couverts d'un voile blanc pour les élus, rouge ou noir pour les réprouvés. Dans le mystère de Caïn, l'acteur chargé du rôle du sang d'Abel se roulait par terre dans un drap rouge en criant Vengeance! Dieu paraissait toujours avec une chape, parce que le costume ecclésiastique était regardé comme le plus respectable, et, par une bizarrerie singulière, ce Dieu tout-puissant ne jouait dans la plupart des pièces qu'un rôle insiguifiant et quelquefois même ridicule.

Soit qu'ils fussent écrits en latin, en langue farcie ou en français, les mystères étaient toujours rhythmiques. Le latin est rimé tant bien que mal, et les rimes sont notées en plain-chant comme les anciennes proses. Les mystères français sont ordinairement en vers de huit syllabes, et quelques-uns n'ont pas moins de soixante-dix à quatrevingt mille vers. Millin et Monteil ont dit que ces poëmes dramatiques étaient chantés, du moins dans certaines circonstances.

Les jugements les plus divers ont été portés sur la valeur esthétique des mystères. Des éditeurs, enthousiastes d'une littérature qui fournit de nombreux sujets de publications, ont vanté les drames sacrés du moyen âge à l'égal des chefs-d'œuvre de la scène française. D'un autre côté, des critiques éminents n'ont vu dans ces drames que des essais informes, intéressant seulement l'histoire de la langue et des mœurs. « Étranger à toute idée de plan et de composition, l'auteur, quel qu'il soit, dit M. SainteBeuve, suit d'ordinaire son texte, histoire ou légende, livre par livre, chapitre par chapitre, amplifiant outre mesure les plus minces détails et s'abandonnant, chemin faisant, aux distractions les plus puériles... Ce qui caractérise essen

« PreviousContinue »