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SCÈNE X. ISABELLE, VALÈRE, LÉONOR, ARISTE, SGANARELLE, UN COMMISSAIRE, UN NOTAIRE, LISETTE, ERGASTE.

ISABELLE.

Ma sœur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème :
Votre exemple condamne un tel emportement;
Mais le sort nous traita tous deux diversement.

(à Sganarelle.)

Pour vous, je ne veux point, monsieur, vous faire excuse;
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux :

Je me suis reconnue indigne de vos feux;

Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre,
Que ne pas mériter un cœur comme le vôtre1.

VALÈRE, à Sganarelle.

Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain
A la pouvoir, monsieur, tenir de votre main.

ARISTE.

Mon frère, doucement il faut boire la chose :
D'une telle action vos procédés sont cause;
Et je vois votre sort malheureux à ce point,
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.

LISETTE.

Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire;
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
LÉONOR.

Je ne sais si ce trait se doit faire estimer;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.

ERGASTE.

Au sort d'être cocu son ascendant l'expose;

'Le dénoûment achève la leçon. La pupille d'Ariste, qu'il a soin de ne point gêner sur les goûts innocents de son àge, tient une conduite irréprochable, et finit par épouser son tuteur; l'autre, qu'on a traitée en esclave, risque des démarches aussi hardies que dangereuses, que sa situation excuse, et que la probité de son amant justifie elle l'épouse aussi; mais on voit tout ce qu'elle avoit à craindre s'il n'eût pas été honnète homme, et que ce surveillant intraitable, qui se croyoit le modèle des instituteurs, n'alloit rien moins qu'à causer la perte entière d'une jeune personne confiée à ses soins, et qu'il vouloit épouser. De tels ouvrages sont l'école du monde. (Laharpe.)

Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.

SGANARELLE, sortant de l'accablement dans lequel il étoit plongé. Non, je ne puis sortir de mon étonnement. Cette ruse d'enfer confond mon jugement1; Et je ne pense pas que Satan en personne Puisse être si méchant qu'une telle friponne. J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà. Malheureux qui se fie à femme après cela! La meilleure est toujours en malice féconde; C'est un sexe engendré pour damner tout le monde. J'y renonce à jamais à ce sexe trompeur, Et je le donne tout au diable de bon cœur.

Bon.

ERGASTE.

ARISTE.

Allons tous chez moi. Venez, seigneur Valère; Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.

LISETTE, au parterre.

Vous, si vous connoissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l'école chez nous

VAR. Cette déloyauté confond mon jugement.

(Première édition.)

FIN DE L'ÉCOLE DES MARIS.

COMÉDIE BALLET EN TROIS ACTES.

1661.

NOTICE.

Cette pièce à scènes détachées, sans plan ni intrigue, fut sur notre théâtre le premier essai de ce qu'on a depuis appelé des pièces à tiroir, en même temps que le premier essai de la comédieballet, c'est-à-dire de la comédie où, comme le dit M. Auger, la danse est liée à l'action de manière à en remplir les intervalles, sans en rompre le fil. Elle fut, suivant le témoignage de Molière lui-même, conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours', à l'occasion d'une fête donnée à Vaux par Fouquet, le 17 août 1661.

M. Aimé Martin a reproduit, dans son édition, une curieuse anecdote, empruntée à un écrivain du dix-septième siècle, anecdote qui trouve ici naturellement sa place, parce qu'elle explique comment et pourquoi Molière fit les Fâcheux. Nous la donnons après M. Aimé Martin, en lui laissant, comme de raison, le mérite de la découverte :

«< Après qu'on eut joué les Précieuses, où les gens de cour étoient si bien représentés et si bien raillés, ils donnèrent euxmêmes à l'auteur, avec beaucoup d'empressement, des mémoires de tout ce qui se passoit dans le monde, et des portraits de leurs propres défauts et de ceux de leurs meilleurs amis, croyant qu'il y avoit de la gloire pour eux que l'on reconnût leurs impertinences dans ses ouvrages, et que l'on dît même qu'il avoit voulu parler d'eux; car il y a certains défauts de qualité dont ils font gloire, et ils seroient bien fâchés que l'on crût qu'ils ne les eussent pas... A chaque pièce nouvelle, Molière recevoit de nouveaux mémoires, dont on le prioit de se servir; et je le vis bien embarrassé un soir après la comédie, et qui cherchoit partout des tablettes pour écrire ce que lui disoient plusieurs personnes de condition dont il étoit environné. Tellement que l'on

Voir sur la fête de Fouquet, ses tentatives auprès de mademoiselle de la Valliere, et la jalousie de Louis XIV, Taschereau, Vie de Molière, 3° édit., Paris, 1844, in 18, page 37 et suiv.

peut dire qu'il travailloit sous les gens de qualité pour leur apprendre après à vivre à leurs dépens, et qu'il étoit en ce temps et encore présentement leur écolier et leur maître tout ensemble. Ces messieurs lui donnent souvent à dîner, pour avoir le temps de l'instruire, en dînant, de tout ce qu'ils veulent lui faire mettre dans ses pièces; mais comme il ne manque pas de vanité, il rend tous les repas qu'il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont au-dessus de lui... Cependant le nombre des notes qu'on lui fournissoit devint si considérable, qu'il s'avisa, pour satisfaire les gens de qualité, et pour les railler, ainsi qu'ils le souhaitoient, de faire une pièce où il pût mettre quantité de leurs portraits. Il fit donc la comédie des Facheur, dont le sujet est autant méchant que l'on puisse imaginer, et qui ne doit pas être appelée une pièce de théâtre : ce n'est qu'un amas de portraits détachés, et tirés de ces mémoires, mais qui sont si naturellement représentés, si bien touchés et si bien finis, qu'il en a mérité beaucoup de gloire; et ce qui fait voir que les gens de qualité sont non-seulement bien aises d'être raillés, mais qu'ils souhaitent que l'on connoisse que c'est d'eux que l'on parle, c'est qu'il s'en trouvoit qui faisoient en plein théâtre, lorsqu'on les jouoit, les mêmes actions que les comédiens faisoient pour les contrefaire.»

Dans la comédie des Facheux, dit avec raison M. Bazin, «<la scène était de niveau avec l'amphithéâtre. Ici et là les mêmes hommes, les mêmes canons, les mêmes plumes, les mêmes postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait, on écoute, et que là où il figure imité, on parle, on agit, on fait rire. La comédie se soutient ainsi pendant trois actes, attachée à une intrigue fort légère, mais toujours sans déroger et dans la sphère la plus haute des travers de bonne compagnie: marquis éventé, marquis compositeur, vicomte bretteur, courtisan joueur, belles dames précieuses, solliciteurs à la suite des grands, colporteurs de projets, amis importuns; et, parmi tout cela, toujours le nom du roi ramené avec art, d'une manière respectueuse et sans bassesse.»>

Parmi les spectateurs qui applaudirent les Facheux au château de Vaux, se trouvait la Fontaine, ami, comme on sait, du surintendant. Dans une lettre écrite peu de jours après, où il raconte à Maucroix les divertissements dont il a été témoin, la Fontaine exprime ainsi, à propos des Fâcheux, son admiration pour Molière :

C'est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par delà Rome:

J'en suis ravi, car c'est mon homme

Te souvient-il comme autrefois
Nous avons conclu d'une voix
Qu'il alloit ramener en France
Le bon goût et l'air de Térence?
Plaute n'est plus qu'un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon

Se trouver à la comédie:

Car je ne pense pas qu'on rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore.
Nous avons changé de méthode;
Jodelet n'est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.

Le sentiment de Louis XIV, à l'égard de l'auteur des Fâcheux, fut le même que celui de la Fontaine. Non-seulement le roi complimenta le poëte, mais il lui indiqua même un caractère qu'il avait oublié dans la rapidité de la composition, celui du chasseur. M. Bazin a remarqué justement que c'est à dater de cette pièce, que Louis XIV accorda sa bienveillance et sa protection à Molière, et qu'il lui confia la mission d'embellir les divertissements de sa cour. Ce fait mérite d'être noté, car dans une monarchie absolue, au milieu des ennemis et des envieux que suscitent toujours la supériorité et les succès, que serait devenu Molière sans l'appui du roi?

SIRE,

AU ROL

J'ajoute une scène à la comédie; et c'est une espèce de fàcheux assez insupportable qu'un homme qui dédie un livre. VOTRE MAJESTÉ en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'ELLE se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à VOTRE MAJESTÉ que ce que j'en ai fait n'est pas tant pour lui présenter un livre, que pour avoir lieu de lui rendre graces du succès de cette comédie. Je le dois, SIRE, ce succès qui a passé mon attente, non-seulement à cette glorieuse approbation dont VOTRE MAJESTÉ honora d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l'ordre qu'ELLE me donna d'y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir

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