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Que pour mon propre sort je n'en aurois pas plus.
Mais les voici venir.

SCÈNE XV.

-

TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE, ANDRÈS.

TRUFALDIN.

Ah! ma fille!

CÉLIE.

Ah! mon père!

TRUFALDIN.

Sais-tu déja comment le ciel nous est prospère?

CÉLIE.

Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux.

HIPPOLYTE, à Léandre.

En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.
LEANDRE.

Un généreux pardon est ce que je desire :

Mais j'atteste les cieux qu'en ce retour soudain
Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

ANDRÈS, à Célie.

Qui l'auroit jamais cru, que cette ardeur si pure
Pût être condamnée un jour par la nature!
Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir,
Qu'en y changeant fort peu je puis la retenir.

CÉLIE.

Pour moi, je me blâmois, et croyois faire faute,
Quand je n'avois pour vous qu'une estime très haute.
Je ne pouvois savoir quel obstacle puissant
M'arrêtoit sur un pas si doux et si glissant,

Et détournoit mon cœur de l'aveu d'une flamme
Que mes sens s'efforçoient d'introduire en mon ame.
TRUFALDIN, à Célie.

Mais en te recouvrant, que diras-tu de moi,

Si je songe aussitôt à me priver de toi,

Et t'engage à son fils sous les lois d'hyménée?

CÉLIE.

Que de vous maintenant dépend ma destinée.

SCÈNE XVI.

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TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLFE,

CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉLIE, LEANDRE, ANDRÈS, MASCARILLE.

MASCARILLE, à Lelie.

Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir;
Et si, contre l'excès du bien qui nous arrive,
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.

LÉLIE.

Croirai-je que du ciel la puissance absolue...

TRUFALDIN.

Oui, mon gendre, il est vrai.

PANDOLFE.

La chose est résolue.

ANDRÈS, à Lélie.

Je m'acquitte par là de ce que je vous dois.

LÉLIE, à Mascarille.

Il faut que je t'embrasse et mille et mille fois,
Dans cette joie...

MASCARILLE.

Ahi! ahi! doucement, je vous prie.

Il m'a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,
Si vous la caressez avec tant de transport.
De vos embrassements on se passeroit fort.

TRUFALDIN, à Lélie.

Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie;

Mais puisqu'un même jour nous met tous dans la joie,

Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé;

Et que son père aussi nous soit vite amené

MASCARILLE.

Vous voilà tous pourvus. N'est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille?

A voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J'ai des démangeaisons de mariage aussi.

ANSELME.

J'ai ton fait.

MASCARILLE.

Allons donc; et que les cieux prospères

Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.

FIN DE L'ÉTOURDI

COMÉDIE EN CINQ ACTES,

REPRÉSENTÉE A BEZIERS EN 1656, ET A PARIS EN 1658.

NOTICE.

Les trois années qui s'écoulèrent entre la représentation de l'Elourdi et celle du Dépit amoureux, montrent combien Molière à ses débuts se défiait de lui-même, et combien il était lent et timide à produire. Cela tient peut-être à ce qu'il n'avait point encore reçu pour la première de ces pièces les encouragements de la capitale, encouragements nécessaires, quoi qu'on en ait dit, à toutes les époques de notre histoire au développement des grands talents. Comme l'Étourdi, le Dépit amoureux fut joué dans la province, à Béziers, non pas en 1654, comme on l'a écrit souvent, mais en 1656, lors de la tenue des états du Languedoc, avec un succès complet. Quand Molière, deux ans plus tard, représenta cette seconde pièce sur le théâtre du Petit-Bourbon, les applaudissements des Parisiens ratifièrent pleinement le jugement qu'en avait porté la province. Les deux comédies valurent à chacun des acteurs soixante-dix pistoles, tous frais déduits, et comme ces acteurs étaient au nombre de dix, on voit que les recettes, eu égard à la modicité du prix des places, ne laissaient pas que d'être assez rondes.

On a dit avec raison que le Dépit amoureux manquait souvent de clarté ; que les récits, qui n'avaient d'autre but que d'expliquer le sujet, récits qui se trouvent jusque dans le cinquième acte, ne prouvaient que trop que l'auteur sentait lui-même combien ce sujet était mal exposé; enfin, que plusieurs scènes étaient faibles et trainantez. Ces remarques sont justes, mais une fois ces réserves faites, il faut reconnaître que les beautés compensent largement les défauts. La scène des deux vieillards, celle où Lucile est accusée en présence de son père, celle encore où Lucile et Éraste ne se fàchent que pour se réconcilier, sont dignes des plus beaux jours et des plus belles œuvres de Mo

lière; et M. Auger a dit justement qu'on applaudissait toujours avec transport « cette admirable scène de brouillerie et de rac commodement, délicieuse image d'une nature charmante, que Molière a reproduite plusieurs fois sans la surpasser, et qu'on a mille fois répétée d'après lui sans l'égaler jamais. >> Nous ajouterons que le Dépit amoureux est l'une des pièces de notre ancien répertoire qui ont gardé à la scène le plus de fraîcheur et de jeunesse.

<< Dans cette pièce, dit M. Bazin, on ne saurait encore signaler aucune intention de satire contemporaine, si ce n'est peut-être le passage où un bretteur, du nom de la Rapière, vient offrir ses services à Éraste, qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu'avait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l'époque où nous sommes, était d'avoir obligé, non sans peine, la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d'observer les édits du roi contre les duels. Cette disposition pacifique contrariait singulièrement (comme le remarque Loret, lettre du 6 février 1655) les gentilshommes à maigre pitance qui se faisaient un revenu de leur assistance dans les rencontres meurtrières, et la scène III de l'acte V pourrait bien regarder ces spadassins récalcitrants. >>

Le sujet du Dépit amoureux est emprunté à l'Interesse de Nicolò Secchi. Mais si l'auteur italien a donné l'idée première et quelques-uns des ressorts romanesques de la pièce, la disposition générale, le dialogue, les détails appartiennent entièrement à l'auteur français, qui reste dans les meilleures scènes complétement original. M. Viardot indique encore comme ayant fourni quelques traits à Molière, le Chien du jardinier, el Perro del Hortelano, de Lope de Vega; enfin, d'après Riccoboni et Cailhava, la célèbre scène des deux amants serait prise dans un caneva italien: gli Sdegni Amorosi, les Dépits amoureux. Cailhava cite cette scène dans son traité de l'Art de la comédie; mais, selon M. Aimé Martin, la situation y est à peine indiquée, et ce n'est pas là que Molière a pu trouver des inspirations. Le véritable modèle de ce tableau charmant est, comme l'a remarqué Voltaire, l'ode d'Horace, Donec gratus eram tibi, etc.

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