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les plus saints engagemens." Jean-Jacques Rousseau écrivoit à d'Alembert:

"Je crois qu'on peut conclure de ces considérations : que l'effet moral des théâtres et des spectacles ne sauroit jamais être bon, ni salutaire en lui-même; puisqu'à ne compter que leurs avantages, on n'y trouve aucune sorte d'utilité réelle, sans inconvéniens qui ne la surpassent Or, par une suite de son inutilité même, le théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer En favorisant tous nos penchans, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent. Les continuelles émotions qu'on y ressent nous énervent, nous affoiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions; et le stérile intérêt qu'on prend à la vertu ne sert qu'à contenter notre amour-propre, sans nous contraindre à la pratiquer "

Après ces premiers Sages nous trouvons Héraclite d'Ephèse, qui semble avoir été la forme originale sur laquelle la nature moula, parmi nous, J. J. Rousseau. De même que l'illustre citoyen de Genêve, le philosophe Grec, fut élevé sans maître, et dut tout à la vigueur de son génie. Comme lui, il connut la méchanceté de nos institutions et pleura sur ses semblables; comme lui il crut les lumières inutiles au bonheur de la société; comme lui encore, invité à donner des loix à un peuple, il jugea que ses contemporains étoient trop corrompus pour en admettre de bonnes ; comme lui enfin, accusé d'orgueil et de misanthropie, il fut obligé de se cacher dans les déserts pour éviter la haine des hommes.

Il sera utile de rapprocher les lettres que ces gé nies extraordinaires écrivoient aux princes de leurs temps.

Darius, fils d'Hystaspes, avoit invité Héraclite à sa cour. Le philosophe lui répondit :

Héraclite, au Roi Darius, Fils d'Hystaspes, Salut.

Les hommes foulent aux pieds la vérité et la justice. Un désir însatiable de richesses et de gloire les poursuit sans cesse. Pour moi, qui fuis l'ambition, l'envie, la vaine émulation attachée à la grandeur, je n'irai point à la cour de Suze, sachant me contenter de peu, et dépensant ce peu selon mon cœur.

SIRE,

Au Roi de Prusse.

A Motiers-Travers, ce 30 Octobre, 1762.

Vous êtes mon protecteur, mon bienfaiteur, et je porte un cœur fait pour la reconnoissance; je veux m'acquitter avec vous si je puis.

Voulez-vous me donner du pain? N'y a-t-il aucun de vos sujets qui en manque ?

Otez de devant mes yeux cette épée qui m'éblouit et me blesse, elle n'a que trop bien fait son service, et le sceptre est abandonné. La carrière des rois de votre étoffe est grande, et vous êtes encore loin du terme. Cependant le temps presse, et il ne Vous reste pas un moment à perdre, pour y arriver, Sondez bien votre cœur, ô Frédéric ! Pourrez-vous vous resoudre à mourir, sans avoir été le plus grand des hommes ?

Puissé-je voir Frédéric, le juste et le redouté, couvrir enfia ses Etats d'un peuple heureux, dont il soit le père; et J.J. Rous seau, l'ennemi des rois, ira mourir de joie aux pieds de son trône. Que Votre Majesté daigne agréer mon profond respect.

La noble franchise de ces deux lettres, est digne des philosophes qui les ont écrites. Mais l'humeur perce dans celle d'Héraclite; celle de JeanJacques Rousseau, au contraire, est pleine de

mesure.

On se sent attendrir par la conformité des destinées de ces deux grands hommes, tous deux nés -à-peu-près dans les mêmes circonstances, et à la

veille d'une révolution; et tous deux persécutés pour leurs opinions. Tel est l'esprit qui nous gouverné: Nous ne pouvons souffrir ce qui s'écarte de nos vues étroites, de nos petites habitudes. De la mesure de nos idées, nous faisons la borne de celles des autres. Tout ce qui va au-delà, nous blesse. Ceci est bien, ceci est mal, sont les mots qui sortent sans cesse de notre bouche. De quel droit osons-nous prononcer ainsi? Avons-nous compris le motif secret de telle, ou telle action? Misérables que nous sommes, savons-nous ce qui est bien, ce qui est mal! Tendres et sublimes génies d'Héraclite et de Jean-Jacques, que sert-il que la postérité vous ait payé un tribut de stériles honneurs? lorsque, sur cette terre ingrate, vous pleuriez les malheurs de vos semblables, vous n'aviez pas un ami.

Cherchons le résultat de ce tableau comparé des lumières. Voyons d'abord quelle difference se fait remarquer entre les définitions du meilleur gouvernement.

Les sages de la Grèce apperçurent les hommes sous les rapports moraux; nos philosophes d'après les relations politiques. Les premiers vouloient que le gouvernement découlât des mœurs; les seconds que les mœurs fluâssent du gouvernement. Les légistes Athéniens, subséquens au temps deș Lycurgue et des Solon, s'énoncèrent dans le sens des modernes : la raison s'en trouve dans le siècle. Platon, Aristote, Montesquieu, Jean-Jacques Rous

seau vécurent dans un âge corrompu; il falloit alors refaire les hommes par les loix: sous Thalès, il falloit refaire les loix par les hommes. J'ai peur de n'être pas entendu. Je m'explique : les mœurs, prises absolument, sont l'obéissance, ou la désobéissance à ce sens intérieur qui nous montre l'honnête et le déshonnête, pour faire celui-là, et éviter celui-ci. La politique est cet art prodigieux, par lequel on parvient à faire vivre en corps, les mœurs antipathiques de plusieurs individus.

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Les sages considérèrent l'homme, sous les relations qu'il a avec lui-même; ils voulurent qu'il tirât son bonheur du fond de son âme. Nos phi losophes l'ont vu sous les connections civiles; et ont prétendu lui faire prélever ses plaisirs, comme une taxe, sur le reste de la communauté. Delà, ces résultats de leurs sortes de maximes:-Respectez les dieux, connoissez-vous-achetez au minimum de la société et vendez-lui au plus haut prix.

Voici, en quelques mots, la somme totale des deux philosophies: celle des beaux jours de la Grèce, s'appuyoit toute entière sur l'existence du Grand Etre la nôtre, sur l'athéisme. Celle-là considéroit les mœurs; celle-ci, la politique.. La première disoit aux peuples: soyez vertueux, vous serez libres; la seconde leur crie: soyez libres, vous serez vertueux, La Grèce, avec de tels principes, parvint à la république et au bonheur;

qu'avons nous obtenu avec une philosophie opposée ? Deux angles de différens degrés ne peuvent donner deux arcs de la même mesure.

Nous examinerons l'état des lumières chez les nations contemporaines, lorsque nous parlerons de l'influence de la révolution républicaine de la Grèce sur les autres peuples. Nous allons considérer maintenant cette influence sur la Grèce elle-même.

CHAPITRE XXI.

Influence de la Révolution Républicaine sur les Grecs.

LES Grecs et les François, dans une tranquillité profonde, vivoient soumis à des rois, qu'une longue suite d'années leur avoit appris à respecter. Soudain un vertige de liberté les saisit. Ces monarques! hier encore l'objet de leur amour, ils les précipitent à coup de poignard de leurs trônes. La fièvre se communique. On dénonce guerre éternelle contre les tyrans. Quelque soit le peuple qui veuille se défaire de ses maîtres, il peut compter sur les régicides. La propagande se répand de proche en proche. Bientôt il ne reste pas un seul prince dans la Grèce; * et les François de notre âge jurèrent de briser tous les sceptres.

* Excepté chez les Macédoniens, que le reste des Grecs regardoient comme barbares. Alexandre (non le Grand) fut obligé de prouver qu'il étoit originaire d'Argos, pour être admis aux jeux olympiques.

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