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Des agens ayant été placés à leurs postes dans tous les coins de la république, et le mot communiqué aux sociétés affiliées; les monstres se bouchant les oreilles, ou s'arrachant pour ainsi dire les entrailles de peur d'être attendris, donnèrent l'affreux signal, qui devoit rappeler Sparte de ses ruines. Il retentit dans la France comme la trompette de l'Ange exterminateur: les monumens des fils des hommes s'écroulèrent et les tombes s'ouvrirent.

Au même instant, mille guillotines sanglantes s'élèvent à la fois dans toutes les cités et dans tous les villages de la France. Au bruit du canon et des tambours, le citoyen est réveillé en sursaut au milieu de la nuit et reçoit l'ordre de partir pour l'armée. Frappé comme de la foudre, il ne sait s'il veille: il hésite; il regarde autour de lui: il apperçoit les têtes pâles et les troncs hideux des malheureux, qui n'avoient peut-être refusé de marcher à la première sommation, que pour dire un dernier adieu à leur famille! Que fera-t-il ? où sont les chefs auxquels il puisse se réunir pour éviter la réquisition? * Chacun pris séparément se voit privé de toute défense. D'un côté la mort assurée; de l'autre, des troupes de volontaires, qui, fuyant la famine, la persécution et l'intolé

* J'ai déjà dit que l'idée des réquisitions vient de Sparte. Tous les citoyens étoient obligés de servir depuis l'âge de 20 ans jusqu'à 60. Dans les cas d'urgence, les rois, ou les éphores, pouvoient mettre les chevaux, les esclaves, les chariots, &c. en réquisition. Voy. Plut. et Xénophon.

rance de l'íntérieur, vont chercher dans les armées, ivres de vin, de chansons et de jeunesse, du pain et la liberté. Ce citoyen, la guillotine sous les yeux, et ne trouvant qu'un seul asyle, part, le désespoir dans le cœur. Bientôt rendu aux frontières, la nécessité de défendre sa vie, le courage naturel au François, l'inconstance et l'enthousiasme dont son caractère est susceptible, la paie considérable, la nourriture abondante, le tumulte, les dangers de la vie militaire, les femmes, le vin, et sa gaieté native, lui font oublier qu'il a été conduit là malgré lui: il devient un héros. Ainsi la persécution d'un côté et les récompenses de l'autre, créent par enchantement des armées. Car une fois les premiers exemples faits et les réquisitions obéies, les hommes, par une pente imitative naturelle à leur cœur, s'empressent, quelques soient leurs opinions, de marcher sur les traces des autres.

Voilà bien les rudimens d'une force militaire ; mais il falloit l'organiser. Un comité, dont on a dit que les talens ne pouvoient être surpassés que par les crimes, s'occupe à lier ces corps déjoints. Et ne croyez pas que les tactiques anciennes des Césars et des Turennes soient recherchées : non. Tout doit être nouveau dans ce monde d'une ordonnance nouvelle. Il ne s'agit plus de sauver la vie d'un homme et de ne livrer bataille, que

* Les hymnes de Tyrtée à Sparte; ceux des Lebrun et des Chénier en France.

quand la perte peut être au moins réciproque: l'art se réduit à un calcul de masse, de vitesse et de temps. Les armées se précipitent en nombre double ou triple, pour les masses; les soldats et Partillerie voyagent en poste de Nice à Lille, quant aux vitesses: et les temps, sont toujours uns et généraux, dans les attaques. On perdra dix mille hommes pour prendre ce bourg; on sera obligé de l'attaquer vingt fois * et vingt jours de suite; mais on le prendra. Quand le sang des hommes est compté pour rien, il est aisé de faire des conquêtes. Les déserteurs et les espions ne sont pas sûrs? C'est au milieu des airs que les ingénieurs vont étudier les parties foibles des armées, et assurer la victoire en dépit du secret et du génie. Le télégraphe fait voler les ordres ; la terre céde son salpêtre, et la France vomit ses innombrables légions.

Tandisque les armées se composent, les prisons se remplissent de tous les propriétaires de la France. Ici, on les noie par milliers; † là, on ouvre les portes des cachots pleins de victimes, et l'on y décharge du canon à mitraille. Le coutelas des guillotines tombe jour et nuit. Ces machines de destruction sont trop lentes au gré des bourreaux; des artistes de mort en inventent qui peuvent trancher plusieurs têtes d'un seul coup. § Les places publiques inondées de sang deviennent

A Sparte lorsqu'un premier combat avoit été désavantageux, le général étoit obligé d'en livrer un autre. Xenophon. ‡ A Lyon. § A Arras.

† A Nantes.

impraticables; il faut changer le lieu des exécutions envain d'immenses carrières ont été ouvertes pour recevoir les cadavres; elles sont comblées; on demande à en creuser de nouvelles. Vieillards de 80 ans, jeunes filles de 16, pères et mères, sœurs et frères, enfans, maris, épouses meurent couverts du sang les uns des autres. Ainsi les Jacobins atteignent à la fois quatre fins principales, vers l'établissement de leur république ils détruisent l'inégalité des rangs; nivellent les fortunes; relèvent les finances par la confiscation des biens des condamnés, et s'attachent l'armée en la berçant de l'espoir de posséder un jour ces propriétés.

Cependant le peuple, qui n'est plus entretenu que de conspirations, d'invasion, de trahisons, effrayé de ses amis mêmes et se croyant sur une mine toujours prête à sauter, tombe dans une terreur stupide. Les Jacobins l'avoient prévu. Alors on lui demande son pain, et il le donne; son vêtement, et il s'en dépouille; sa vie, et il la livre sans regret. Il voit au même moment se fermer tous ses temples; ses ministres sacrifiés et son ancien culte banni sous peine de mort. On lui apprend qu'il n'y a point de vengeance céleste, mais une guillotine; tandis que par un jargon contradictoire et inexplicable, on lui dit d'adorer les vertus, pour lesquelles on institue des fêtes, où de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de roses entretiennent sa curiosité imbécille, en

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chantant des hymnes en l'honneur des dieux.* Ce malheureux peuple confondu, ne sait plus où il est, ni s'il existe. Envain il se cherche dans ses antiques usages, et il ne se retrouve plus. Il voit dans un costume bizarre,† une nation étrangère errer sur ses places publiques. S'il demande ses jours de fêtes ou de devoirs accoutumés, d'autres appellations frappent son oreille. Le jour de repos a disparu. Il compte au moins que le retour fixe de l'année ramenera l'état naturel des choses et apportera quelques soulagemens à ses maux : espérances déçues ! comme s'il étoit condamné pour jamais à ce nouvel ordre de misère, des mois ignorés semblent lui dire, que la révolution s'étend jusqu'au cours des astres; et dans cette terre de prodiges, il craint de s'égarer au milieu des rues de la capitale, dont il ne reconnoît plus les noms !

En même temps que tous ces changemens dérangent la tête du peuple, les notions les plus étranges viennent bouleverser son cœur. La fi délité dans le secret, la constance dans l'amitié, l'amour de ses enfans, le respect pour la religion, toutes les choses que depuis son enfance il avoit tenu bonnes et vertueuses, ne sont, lui dit-on, que

*Imitées de Lacédémone et de toute la Grèce. A Sparte on plaçoit la statue de la Mort à côté de celle du Sommeil ; ce qui a pu inspirer aux Jacobins l'idée de l'inscription qu'ils vouloient graver sur les tombeaux ; la mort est l'éternel sommeil.

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+ Le bonnet des hommes et la presque nudité des femmes, sont encore originairement de Sparte, quoique j'en donnerai d'autres exemples.

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