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quoi tant de prétendues républiques se transforment, tout-à-coup en monarchie sans qu'on en sache bien la raison; de tel principe, telle conséquence: de telles mœurs, tels gouvernemens. Si des hommes vicieux bouleversent un Etat, quelques soient d'ailleurs leurs prétextes, il en résulte le despotisme. Les Tyrans sont les remords des révolutions des méchans.

Denys ne resta que deux années en possession de son trône. Les intraitables Syracusains se soulevèrent de nouveau. Ils appellèrent à leur secours un Tyran voisin, nommé Icétas. Celui-ci, loin de combattre pour la liberté de la Sicile, ne cherchant qu'à se substituer à Denys, traita sous main avec les Carthaginois. Bientôt la flotte Punique parut à la vue du port. L'ancien Tyran étoit alors renfermé dans la citadelle, où il se défendoit contre le nouveau maître de la ville. Dans cette conjoncture, les citoyens opprimés envoyèrent demander du secours à Corinthe, leur mère-patrie, et contre Denys, et contre Icétas et ses alliés. Les Corinthiens, touchés des malheurs de leur ancienne colonie, firent partir Timoléon avec dix vaisseaux. Le grand homme aborda en Sicile et remporta un avantage sur Icétas. Denys, voyant s'évanouir ses espérances, se rendit au général Corinthien, qui fit passer en Grèce, sur une galère, sans suite, avec une petite somme d'argent, celui qui avoit possédé des flottes, des trésors, des palais, des esclaves, et un des plus beaux royaumes de l'antiquité.

Peu de temps après Timoléon se trouva maître

de Syracuse; battit les Carthaginois, et, appellant le peuple à la liberté, fit publier qu'on eût à démolir les citadelles des Tyrans. Les Syracusains se précipitent sur ces monumens de servitude; ils les nivellent à la terre'; et fouillant jusques dans les sépulchres des despotes, dispersent leurs qs dans les campagnes, comme on suspend dans les moissons la carcasse des bêtes de proie pour épouvanter leurs semblables. On érigea des tribunaux de justice nationale, sur l'emplacement même de cette forteresse, d'où émanoient les ordres arbitraires des rois.

Leurs statues furent publiquement jugées et condamnées à être vendues. Une seule, celle de Gélon, fut acquittée par le peuple. Le bon, le patriote Henri IV, qui n'étoit pas comme Gélon un usurpateur, n'a pas échappé aux Républicains de la France. Les Anciens respectoient la vertu, même dans leurs ennemis; et ceux qui accordèrent les honneurs de la sépulture à l'étranger Mardonius, n'auroient pas laissé les cendres d'un Turenne, leur compatriote, au milieu d'une Ostéologie de singes. Nous avons beau nous élever sur la pointe des pieds pour imiter les géans de la Grèce, nous ne serons jamais que de petits hom

mes.

CHAPITRE XLVII.

Denys à Corinthe. Les Bourbons.

CEPENDANT Denys étoit arrivé à Corinthe. On s'empressa de venir repaître ses regards du

spectacle d'un monarque dans l'adversité. Nous chérissons moins la liberté que nous ne haïssons les grands; parce que nous ne pouvons souffrir le bonheur dans les autres ; et que nous nous imaginons que les grands sont heureux. Comme les rois semblent d'une autre espèce que le reste de la foule, au jour de l'affliction ils ne trouvent pas une larme de pitié. Voilà donc, dit chacun en soi-même, cet homme qui commandoit aux hommes, et qui d'un coupd'œil auroit pu me ravir la liberté et la vie. Toujours bas, nous rampons sous les princes dans leur gloire, et nous leur crachons au visage lorsqu'ils sont tombés.

Qu'eût dû faire Denys dans ses revers? Il eût dû savoir que les tigres et les déserts sont moins à craindre pour les misérables que la société. Il eût dû se retirer dans quelque lieu sauvage pour gémir sur ses fautes passées, et surtout pour cacher ses pleurs.

Le prince de Syracuse offroit une grande leçon à Corinthe, où les étrangers s'empressoient de venir méditer ce spectacle extraordinaire. Le malheureux roi, couvert de haillons, passoit ses jours sur les places publiques ou à la porte des cabarets, où on lui distribuoit, par pitié, quelque reste de vin et de viande. La populace s'assembloit autour de lui; Denvs avoit la lâcheté de l'amuser de ses bons mots. Il se rendoit ensuite dans les boutiques de parfumeurs, ou chez des chanteuses auxquelles il faisoit répéter leurs rôles, s'occupant à disputer avec elles sur les règles de la musique. Bientôt pour ne pas mourir de faim, il fut obligé de donner

des leçons de grammaire dans les fauxbourgs aux enfans du petit peuple, et ce ne fut pas le dernier degré d'avilissement où le réduisit la fortune.

Une conduite aussi indigne a porté les hommes à en rechercher les causes. Cicéron fait là-dessus une remarque cruelle. Denys, dit-il, voulut deminer sur des enfans, par habitude de tyrannie. Justin, au contraire, croit qu'il n'agissoit ainsi, que dans la crainte que les Corinthiens ne prîssent de lui quelque ombrage. Ne seroit-ce point plutôt le désespoir qui jetta le roi de Syracuse dans cet excès de bassesse? A force de l'insulter on le rendit digne d'insultes. Lorsqu'un misérable sent que son caractère s'avilit, que la pitié des hommes ne s'étend plus sur lui, alors il se plonge tout entier dans le mépris, comme dans une espèce de mort. Malgré le masque d'insensibilité que le monarque de Sicile portoit sur son visage, je doute que borne de la place publique qui lui servoit d'oreiller durant la nuit, et qu'il partageoit peut-êtré avec quelque mendiant de Corinthe, fût entièrement sèche le matin. Plusieurs mots échappés à ce prince, justifient cette conjecture.

la

Diogène le rencontrant un jour, lui dit: " Tu ne méritois pas un pareil sort!" Denys, se trompant sur le motif de cette exclamation, et étonné de trouver de la pitié parmi les hommes, ne put se défendre d'un mouvement de sensibilité. Il repartit: "Tu me plains donc ? je t'en remercie." La simplicité de ce mot, qui devoit briser l'âme de Diogène, ne fit qu'irriter le féroce Cynique. "Te

plaindre !" s'écria-t-il, "tu te trompes, esclave. Je suis indigné de te voir dans une ville où tu puisses jouir encore de quelques plaisirs." A Dieu ne plaise qu'une pareille philosophie soit jamais la mienne!

Dans une autre occasion le même prince, importuné par un homme qui l'accabloit de familiarités indécentes, dit tranquillement : " Heureux ceux qui ont appris à souffrir."

Quelquefois il savoit repousser une injure grossière par une raillerie piquante. Un Corinthien soupçonné de filouterie, s'approche de lui en secouant sa tunique, pour montrer qu'il ne cachoit point de poignard (manière dont on usoit en abordant les Tyrans): "Fais-le en sortant," lui dit Denys.

La fortune voulut mêler quelques douceurs à l'amertume de ses breuvages, pour en rendre le déboire plus affreux. Denys obtint la permission de voyager, et Philippe le reçut dans son royaume avec tous les honneurs dûs à son rang. Pédagogue à Corinthe, Roi encore à la table de celui de Macédoine, réduit de nouveau à la mendicité, ces étranges vicissitudes devoient bien apprendre au prince de Sicile, la folie de la vie et la vanité des rôles qu'on y remplit. Du moins le père d'Alexandre s'honora-t-il en respectant l'infortune. Il ne put s'empêcher de dire à son hôte en le voyant, avec une espèce de chaleur: "Comment avezvous perdu un empire que votre père sut conserver si long-temps ?". "J'héritai de sa puissance, ré.

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