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A loi de la Confervation eft la feconde des trois principales loix de la nature. Par cette loi l'homme doit travailler de toutes fes forces à conferver fa vie, & à éviter au contraire tout ce qui peut y être oppofé. Ce devoir eft fans doute le premier en ordre; car ce feroit fort inutilement qu'on lui prefcriroit d'autres devoirs, s'il n'avoit pas préalablement

pourvu à fa Confervation.

Ce premier devoir découle directement & précisément de l'idée que nous avons de Dieu qui, comme auteur de la loi naturelle, a droit d'exiger l'observation de ce devoir, & d'en punir la violation. Ainfi l'homme doit se conserver, parce qu'il eft ferviteur de Dieu & membre de la fociété Tome XIV.

A

humaine, à laquelle Dieu veut que chacun tâche de fe rendre utile. Et s'il manque à cette double obligation, il peut en être puni par le législateur fuprême, avec autant de juftice, qu'un domeftique eft châtié par fon maitre & un citoyen par fon Souverain, lorfqu'ils fe mettent hors d'état de vaquer au travail & aux emplois dont ils font chargés.

Mais il fe préfente ici naturellement une difficulté à réfoudre. On demande fi l'on n'eft porté à fe conferver que par cet inftinct naturel qui nous eft commun avec les bêtes; ou s'il y a de plus quelque obligation de la loi naturelle? 11 femble que l'inftinct animal feul peut nous engager à notre confervation. Puifque toute obligation fuppofant deux perfonnes diftinctes dont l'une eft tenue à quelque chofe envers l'autre, on ne voit pas de quelle force peut être une loi qui fe termine uniquement à nous-mêmes: puifque nous pouvons, dès que nous le voulons, nous difpenfer de l'engagement où elle nous met; & qu'en y manquant, on ne fait du tort à qui que ce foit. Il femble d'autre côté que ce foit une chose fort fuperflue, de prefcrire par une loi, le foin & la Confervation de nousmêmes, à quoi un amour propre également tendre & empreffé nous porte d'une maniere invincible, enforte que quand même on le voudroit, on ne pourroit que très-difficilement fe réfoudre à faire le contraire.

Cette difficulté n'en eft une que dans l'efprit de ceux qui attachent au mot inflind, une idée différente de celle qu'ils attachent au terme de connoiffance. Ce qu'on appelle inftinct, n'eft autre chose qu'une habitude contractée de bonne heure & dans les circonftances où le bien & le mal frappent avec tout l'éclat de l'évidence. Ainfi l'obligation de fe conferver, auffi bien que celle de fe perfectionner foi-même, vient directement de cet amour propre éclairé, qui fait un des trois principes fondamentaux de nos devoirs. Cet amour de nous-mêmes nous guide, fuivant que les cas font plus ou moins compliqués, tantôt par ce qu'on appelle inftinct, ou pour mieux dire, par l'habitude, tantôt par une raifon éclairée, mais toujours à l'aide de l'entendement conduit, dans l'enfance, par de fimples fenfations phyfiques, agréables où défagréables, mais toujours affez fûres pour cet âge; dans un âge plus avancé, par la faifon, lorfque nos besoins nous demandent quelque chofe au delà des fimples fenfations.

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Ajoutons encore, que nous tenons l'exiftence d'un Créateur tout-puiffant & tout bon, qui nous a mis au monde pour le fervir & pour le glorifier en cultivant les talens dont il nous a ornés; & que d'ailleurs les loix de la fociabilité, à laquelle nous fommes deftinés & foumis fauroient être bien pratiquées, fi chacun ne travaille de toutes fes forces à fe conferver & à fe perfectionner; n'étant pas poffible de concevoir que la fociété humaine puiffe fubfifter, pendant qu'on regardera comme une chofe indifférente la Confervation des particuliers qui la compofent; il eft clair que fi, en négligeant entiérement le foin de foi-même on ne fe fait aucun tort, on en fait au genre humain, & en quelque maniere au

Créateur même. » Fais en forte que toutes tes actions tendent à la con » fervation de toi-même «; c'eft le cri de la nature.

Il fuit de-là, qu'il faut entretenir & augmenter autant qu'il eft poffible les forces naturelles du corps, par des alimens & des exercices convenables, & ne pas les ruiner par les excès du manger & du boire, par des travaux hors de faifon, ou par quelqu'autre forte d'intempérance. Ce qui foutient le corps foutient auffi l'ame, fuivant l'expreffion de Pline & quand le corps eft mal difpofé, l'ame qui en dépend néceffairement dans toutes fes opérations pendant qu'elle lui eft unie, ne fauroit rien produire d'excellent. On dit que le Roi Pyrrhus, en offrant tous les jours quelque facrifice aux dieux, ne leur demandoit autre chofe que la fanté, comme renfermant, à fon avis, tous les autres biens.

La loi de la Confervation du corps s'étend non-feulement à tout ce qui peut altérer la fanté, mais encore à ce qui peut choquer la bienséance & l'honnêteté. Les vertus réfident dans la partie la plus fecrete de notre ame; mais leurs effets doivent fe manifefter fur l'homme entier. Il faut que tous fes dehors annoncent que fon corps eft le domicile d'un être ami de l'ordre & des convenances. La figure humaine eft fufceptible d'une décence que nous ne remarquons point dans les autres animaux : c'eft une certaine régularité d'actions & de mouvemens, un air répandu fur toute la perfonne, que nous nommons la pudeur, la modeftie, la décence, l'affabilité, la gravité, la nobleffe, la dignité, la majefté, la grace. Tous ces noms ne font pas des noms d'objets chimériques; ils ont été imaginés pour exprimer des impreffions réelles & fenfibles, & pour les diftinguer d'autres impreffions contraires, que nous nommons l'effronterie, l'imprudence, l'audace, la rudeffe, l'air farouche, bas, ignoble, l'étourderie, la légéreté, l'impoliteffe, la groffiéreté, l'indécence, la mal-propreté, la mauvaife grace. Nous regardons toutes ces dernieres qualités comme mauvaifes, & celles qui leur font oppofées comme bonnes celles-ci nous annoncent des vertus, & celles-là des vices. Les unes font aflorties à la nature de l'homme, & les autres le défigurent. Le cœur peut y avoir plus ou moins de part, mais jamais elles ne font fans négligence, & c'eft toujours un grand mal de les laiffer dégénérer en habitudes: car elles font prendre fouvent des gens pour ce qu'ils ne font pas, & ces jugemens de prévention font toujours à craindre. Elles rendent le commerce pénible & défagréable; elles préviennent, elles fcandalifent, elles offenfent, elles

rebutent.

Les cyniques, par un jufte mépris des bienféances portées trop loin & affectées, en étoient venus jufqu'à méconnoître les bienféances même de la nature. On outre les maximes les plus fages, quand on en fait l'application par humeur ou par caprice plutôt que par raifon. C'eft ainfi que certains hommes choqués des foins idolâtres que d'autres ont de leurs corps, vont jufqu'à fe faire une efpece de mérite des mal-propretés les

plus dégoûtantes. Ils n'apperçoivent point le milieu qu'une modération réfléchie doit fixer entre deux excès également vicieux. Il y a donc pour le corps une décence naturelle qu'il faut lui conferver. Il n'eft pas moins contraire à la raison de mettre de la craffe fur fon vifage, que d'y mettre du fard. La vertu n'ordonne pas plus les faletés, qu'elle ne défend de cracher & de fe moucher. La plus grande grace que nous pourrions faire à celui qui coucheroit au milieu de fes ordures, feroit de le regarder comme une perfonne dont l'imagination eft bleffée. Mettre une partie de fon mérite dans un extérieur mal-propre, c'eft prétendre nous payer d'une monnoie qui ne porte point l'image du Prince.

A ces réflexions générales, joignons quelques confidérations plus particulieres, & d'un usage propre à diverfes conditions de la fociété civile.

Du précepte de la Confervation de foi-même. Ceft une Loi de la Nature, de la Religion & de la Société. Modifications & exceptions dont elle eft fufceptible.

L'AMOUR qu'on a pour foi-même eft inféparable de la nature humaine.

Il eft de tout âge, de tout fiecle, & de tout pays. C'eft un principe plus ancien que l'éducation, & vraiment né avec nous, puifqu'il influe fur toutes nos actions & qu'il en eft le premier ou plutôt l'unique mobile. Si nous croyons aimer un objet plus que nous-mêmes, c'eft parce que la fatisfaction qui eft excitée en nous par les qualités que nous découvrons dans cet objet, nous affecte d'une maniere plus fenfible & plus vive que toutes les réflexions que nous faifons fur nous-mêmes. L'amour de foi-même se déguife quelquefois fi bien à lui-même, qu'il penfe s'immoler; mais il est toujours, dans ces rares facrifices, l'objet auffi-bien que la victime.

Les paffions ont un ordre, & c'eft toujours par l'amour de foi-même qu'elles commencent. Nous travaillons plus immédiatement à notre Confervation qu'à celle d'aucun autre homme. Vouloir bannir l'intérêt du commerce des hommes, c'est vouloir ôter d'une machine les refforts qui la font mouvoir.

Lors même que nous ne pensons point à nos intérêts, l'amour propre y fonge pour nous, fans que nous nous en appercevions; & il en eft de l'amour propre comme de la chaleur qui eft dans le cœur de l'homme & qu'on ne fent pas, quoiqu'elle donne la vie & le mouvement à toutes les parties du corps. Deux principes d'action ne peuvent pas être plus reffemblans, ils font également néceffaires chacun dans fon ordre. L'un eft comme le reffort de tous nos mouvemens phyfiques; l'autre eft le mobile perpétuel de toutes les actions morales. Ils agiffent tous deux avec une uniformité conftante, fans nous abandonner un moment, fans fe démentir jamais, & fans fe faire fentir. L'un n'eft pas plus vicieux que l'autre, & ils

doivent être regardés comme deux fages effets de la toute-puiffance du Créateur, qui les a jugés néceffaires au bien & à la Confervation de notre être. Mais pour peu qu'ils franchiffent les bornes dans lesquelles ils doivent agir, ils deviennent auffi nuifibles qu'ils étoient utiles. Une chaleur exceffive dérange les fonctions naturelles, altere le fang, & confume les parties les plus néceffaires à la vie; un excès d'amour propre corrompt les meilleures qualités de l'ame, & les rend ou pernicieuses ou ridicules.

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Nous croyons voir, entre nos obligations & notre avantage, une oppofition bizarre qui révolte le cœur & qui inquiete l'efprit. Delà, en matiere de morale, plufieurs opinions également fauffes, quoique contraires les unes aux autres. Cette oppofition entre notre devoir & notre bonheur n'est point réelle. L'amour propre bien ou mal entendu eft la fource de toutes nos vertus ou celle de tous nos vices.

Les hommes tâchent de déguifer leur amour propre à la vue, & de ne le montrer jamais fous fa forme naturelle. Cette fuppreffion de l'amour propre qu'on appelle honnêteté, modeftie, n'eft dans le fond qu'un amour propre qui eft plus intelligent & plus adroit que celui du commun des hommes, qui fait éviter ce qui nuit à fes deffeins, & qui, par une voie plus raisonnable, tend à fon but, à l'eftime & à l'amour des hommes. Les gens qui étourdiffent tout le monde de quelques occafions où ils fe font fignalés, font voir que la vertu ne leur eft guere naturelle, & qu'il leur a fallu de grands efforts pour guinder leurs ames jufqu'à l'état où ils font fi aifes de fe faire voir. Il y a par conféquent plus de grandeur à faire fi peu d'attention fur nos plus belles actions, qu'il femble qu'elles naiffent fi naturellement de la difpofition de notre ame, qu'elle ne s'en apperçoit point. Ce degré de vertu eft héroïque, & c'eft celui dont l'honnêteté & la modeftie, quand elles font parfaites, donnent l'idée, fans y penser expreffément, & qu'elles imitent par politique, quand elles viennent plutôt de la raifon que de la nature.

L'amour de foi-même détermine à tous les partis qu'on prend. Il nous empêche de violer les loix par la crainte qu'il a du châtiment, & nous éloigne par-là de tous les crimes. Il foulage les néceffités des autres dans la vue de fon propre intérêt, & il n'eft guere d'actions où il ne nous puiffe engager pour plaire aux hommes. L'amour propre bien réglé eft par conféquent très-utile aux fociétés.

Nous nous aimons nous-mêmes. Cet amour est légitime en foi, ce n'est que le défir d'être heureux. Cet amour n'eft pas libre, il est une fuite néceffaire de la nature d'un être intelligent, ainfi on ne nous défend point de nous aimer, & on nous le défendroit en vain. Il s'agit donc moins de combattre l'amour propre, que de le régler en l'éclairant. Nous nous aimons, fachons nous aimer. Nous cherchons le bonheur, cherchons-le où il eft, cherchons le vrai bonheur.

L'amour de nous-mêmes nous porte à nous conferver, à nous perfec

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