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de revenus à l'Etat. Sur vingt atteliers qui feront commandés pour la Corvée, & qui feront une dépenfe de dix piftoles & un travail de cinquante francs, on peut évaluer qu'il y en a dix qui perdent des journées de cette efpece; par conféquent, l'Etat y fait une perte évidente de fix mille pour cent. Cette perte retombe en entier fur le produit net de la culture. «< Qu'on calcule combien de toifes de chemin on peut faire avec cent francs combien de fois il faut répéter cette dépenfe fur les grandes routes, & l'on fe formera une idée des pertes que caufe la Corvée, cette contribution établie fur ceux qui ont le moins d'intérêt à la payer, inégale par fa nature dans fa répartition générale, inévitablement inégale par fa répartition particuliere, difpendieufe à l'excès dans fa perception, & prodigieufement deftructrice des revenus des propriétaires, du fouverain, & de la population; on concevra combien il y auroit de profit pour la nation, pour le gouvernement, pour les propriétaires, fi ces derniers étoient feuls tenus de fubvenir à la dépenfe des chemins, lorfque l'impôt ordinaire n'y peut fuffire; & fur-tout fi on employoit alors, à ce fervice public, les troupes dont il accroîtroit la vigueur & la fanté, & qui n'auroient pas befoin d'un falaire auffi fort que d'autres ouvriers, qui n'ont pas d'a

vance leur fubftance affurée comme le foldat. «<

» Nos enfans auront peine à fe le perfuader; mais il n'eft malheureusement que trop vrai, que dans ce fiecle lettré, il y a encore très-peu de propriétaires affez inftruits pour ne fe pas croire léfés fi, en fupprimant les Corvées, on établiffoit & répartiffoit aujourd'hui fur eux, l'impofition néceffaire à la conftruction & à l'entretien des chemins, quand même cette impofition feroit réduite au taux le plus bas qu'il feroit poffible, & quand pour alléger en économifant la dépenfe, comme pour entretenir les forces & l'activité du foldat, on prendroit enfin le parti d'employer les troupes à cet ouvrage, dont l'importance eft digne de leur dévouement pour la chofe publique.

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» Les préjugés & oppofitions de ces propriétaires peu éclairés cefferoient fans doute, pourvu que l'on continuât, pendant long-temps, de leur préfenter fréquemment des preuves publiques, évidentes & très-multipliées des avantages immenfes qu'ils trouveroient à l'abolition des Corvées. Ceux d'entr'eux, qui veulent réfléchir, concevroient à la fin, que les charges qui portent fur leurs fermiers, fur leurs métayers & fur tous les autres ouvriers employés directement ou indirectement à la culture de leurs domaines diminuent au moins d'autant le produit, qu'eux propriétaires en retireroient fans ces charges; & que, par conféquent, fi elles caufent à ceux qui en font les avances un préjudice plus grand que n'eft la valeur effective de ces charges, elles font plus nuifibles aux propriétaires que ne leur feroit le payement direct de cette valeur effective. Et quand on leur auroit démontré que la Corvée cause en effet à ceux qui y font affujettis, un dommage progreffif infiniment au-deffus de la valeur des chemins, & des dé

penfes que coûteroit leur conftruction & leur entretien à prix d'argent; quand on leur auroit prouvé qu'un travail qu'ils pourroient faire faire pour cent francs, par exemple, à des ouvriers ordinaires, que ce même travail, lorfqu'il eft exécuté par leurs cultivateurs, au préjudice de l'exploitation de leurs terres, les prive d'un revenu au-delà de trente fois plus considérable, comme il me feroit très-facile de le démontrer; il eft certain que tous les propriétaires fenfés, aimeroient mieux faire directement la dépense des chemins néceffaires, que de fupporter l'arrangement actuel, où les Corvées caufent une déprédation toujours renaiffante, & toujours multipliée aux dépens de leurs richeffes annuelles. Mais il faut s'attendre que cette résolution des propriétaires du produit net de la culture, ne fe formera que lentement & par degrés; car entre la démonstration évidente & la perfuafion univerfelle, il y a loin pour l'humanité qui fort à peine des ténebres de l'ignorance fur les points les plus effentiels à fon bonheur. «

» Une objection propre à faire impreffion fur les meilleurs citoyens, feroit celle qui réfulteroit de la crainte que dans des temps malheureux, le gouvernement n'appliquât à une autre deftination, le produit de contribution qu'on leveroit pour la dépenfe des chemins, & ne rétablit la Corvée à laquelle cette contribution auroit fuccédé. «

» A cette objection fpécieuse, je réponds, 1°. que felon le plan que je viens d'expofer, la contribution qui fuccede à la Corvée, n'eft point une impofition ftable, & dont le revenu foit déterminé. La délibération des paroiffes, & le prix des adjudications qui en fixent l'existence & la quotité tous les ans en font une espece de cotifation, qui fe paie à mesure que la dépenfe fe fait, & dont l'emploi ne fauroit, par conféquent, être interverti. Je réponds, 2°. que quand ce feroit une impofition ordinaire & stable, jamais à l'avenir le gouvernement ne la détourneroit de fa deftination, & ne la remplaceroit par la Corvée. S'il peut y avoir quelques exemples d'opérations à peu près femblables, ils font de ces temps de tenebres que perfonne ne fongeoit à l'agriculture, où tout le monde ignoroit qu'elle fût la fource unique des revenus. Mais aujourd'hui qu'on s'occupe de combinaisons plus folides, que l'on commence à remonter à l'origine des ri cheffes, à calculer les loix phyfiques de leur réproduction & de leur diftribution; aujourd'hui que l'on peut fe convaincre, qu'en rétablissant la Corvée, pour appliquer à d'autres ufages une couple de millions, qui auroient été destinés à la dépense des chemins, le Souverain perdroit bientôt plus de trente millions de revenu annuel, il n'y a pas à craindre que l'on faffe une opération auffi abfurde. L'intérêt du fifc même eft ici le garant de l'observation de l'ordre naturel. Il n'eft pas permis de préfumer que des hommes infenfés puffent jamais parvenir aux premieres places de l'adminiftration. Et s'il étoit poffible qu'un jour à venir, quelqu'un ofât proposer de diminuer de trente millions le revenu du Souverain, pour lui procurer par une injustice, la jouiffance paffagere de deux millions, il eft

évident que l'indignation du Prince, & le mépris univerfel, vengeroient à l'instant la nation d'un conseil auffi peu réfléchi. «

Ces confidérations, adoptées par M. Turgot, Contrôleur général des Finances en 1776, produifirent l'édit fuivant.

ÉDIT DU ROI,

Par lequel Sa Majesté fupprime les Corvées ; & ordonne la Confedion des grandes routes à prix d'argent.

LOUIS,

Donné à Verfailles au mois de Février 1776.

Regiftré en Parlement le 22 Mars dudit an.

par la grace de Dieu, Roi de France & de Navarre: A tous préfens & à venir; Salut. L'utilité des chemins deftinés à faciliter le transport des denrées, a été reconnue dans tous les temps. Nos prédéceffeurs en ont regardé la conftruction & l'entretien comme un des objets les plus dignes de leur vigilance.

Jamais ces travaux importans n'ont été fuivis avec autant d'ardeur que fous le régne du feu Roi notre très-honoré Seigneur & Aïeul : plufieurs Provinces en ont recueilli les fruits par l'augmentation rapide de la valeur des terres.

La protection que nous devons à l'agriculture, qui eft la véritable base de l'abondance & de la profpérité publique, & la faveur que nous voulons accorder au commerce comme au plus fûr encouragement de l'agriculture, nous feront chercher à lier de plus en plus, par des communications faciles, toutes les parties de notre Royaume, foit entr'elles, foit avec les pays étrangers.

Défirant procurer ces avantages à nos peuples par les voies les moins onéreufes pour eux, nous nous fommes fait rendre compte des moyens qui ont été mis en ufage pour la conftruction & l'entretien des chemins publics.

Nous avons vu avec peine, qu'à l'exception d'un très-petit nombre de Provinces, les ouvrages de ce genre ont été, pour la plus grande partie, exécutés au moyen des Corvées exigées de nos fujets, & même de la portion la plus pauvre, fans qu'il leur ait été payé aucun falaire pour le temps qu'ils y ont employé. Nous n'avons pu nous empêcher d'être frappés des inconvéniens attachés à la nature de cette contribution.

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Enlever forcément le cultivateur à fes travaux, c'est toujours lui faire un tort réel, lors même qu'on lui paie fes journées. En vain l'on croiroit choifir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitans de

la campagne font moins occupés; les opérations de la culture font fi multipliées, fi variées, qu'il n'eft aucun temps entiérement fans emploi. Ces temps, quand il en exifteroit, différeroient dans des lieux très-voifins, & fouvent dans le même lieu, fuivant la différente nature du fol, ou les différens genres de culture. Les adminiftrateurs les plus attentifs, ne peuvent connoître toutes ces variétés en détail. D'ailleurs la néceffité de raffembler fur les ateliers un nombre fuffifant de travailleurs, exige que les commandemens foient généraux dans le même canton. L'erreur d'un adminiftrateur peut faire perdre aux cultivateurs des journées dont aucun falaire ne pourroit les dédommager.

Prendre le temps du laboureur, même en le payant, feroit l'équivalent d'un impôt. Prendre fon temps fans le payer, eft un double impôt. Et cet impôt eft hors de toute proportion lorfqu'il tombe fur le fimple journalier qui n'a pour fubfifter que le travail de fes bras.

L'homme qui travaille par force & fans récompenfe, travaille avec langueur & fans intérêt; il fait, dans le même-tems, moins d'ouvrage, & fon ouvrage eft plus mal fait. Les corvoyeurs obligés de faire fouvent trois lieues ou davantage pour fe rendre fur l'atelier autant pour retourner' chez eux, perdent, fans fruit pour l'ouvrage, une grande partie du temps exigé d'eux. Les appels multipliés, l'embarras de tracer l'ouvrage, de le diftribuer, de le faire exécuter à une multitude d'hommes raffemblés au hasard, la plupart fans intelligence, comme fans volonté, confomment encore une partie du temps qui refte. Ainfi l'ouvrage qui fe fait, coûte au peuple & à l'Etat, en journées d'hommes & de voitures deux fois & fouvent trois fois plus qu'il ne coûteroit, s'il s'exécutoit à prix d'argent.

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Ce peu d'ouvrage, exécuté si cherement, eft toujours mal fait. L'art de conftruire des chauffées d'empierrement, quoiqu'affez fimple, a cependant des principes & des regles qui déterminent la maniere de former l'encaiffement, de choifir & de pofer les bordures, de placer les pierres fuivant leur groffeur & leur dureté, fuivant la nature de leur compofition qui les rend plus ou moins fufceptibles de réfifter au poids des voitures ou aux injures de l'air. De l'observation attentive de ces regles, dépendent la folidité des chauffées & leur durée; & cette attention ne peut être attendue ni même exigée des hommes qu'on commande à la Corvée, qui tous ont un métier différent, & qui ne travaillent aux chemins qu'un petit nombre de jours chaque année. Dans les travaux payés à prix d'argent, l'on prefcrit aux entrepreneurs tous les détails qui tendent à la perfection de l'ouvrage. Les ouvriers qu'ils choififfent, qu'ils inftruisent & qu'ils furveillent, font de la conftruction des chemins leur métier habituel & le favent. L'ouvrage eft bien fait, parce que s'il l'étoit mal, s'il l'étoit mal, l'entrepreneur fait qu'on l'obligeroit à le recommencer à fes dépens. L'ouvrage fait par la Corvée refte mal fait parce qu'il feroit trop dur d'exiger des malheureux corvoyeurs, une double tâche pour réparer des imperfections commises par

343 ignorance. Il en résulte que les chemins font moins folides & plus difficiles à entretenir.

Il est encore une autre caufe qui rend les travaux d'entretien faits par Corvées, beaucoup plus difpendieux.

Dans les lieux où les travaux fe font à prix d'argent, l'entrepreneur chargé d'entretenir une partie de route, veille continuellement fur les dégradations les plus légeres; il les répare à peu de frais au moment qu'elles le forment & avant qu'elles aient pu s'augmenter en forte que la route eft toujours roulante & n'exige jamais de réparations coûteuses.

Les routes au contraire qui font entretenues par Corvées, ne font réparées que lorfque les dégradations font affez fenfibles, pour que les perfonnes chargées de donner des ordres en foient averties. De-là il arrive que ces routes, formées communément de pierres groffiérement caffées étant d'abord très-rudes, les voitures y fuivent toujours la même trace, & creusent des ornieres qui coupent souvent la chauffée dans toute fa profondeur.

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L'impoffibilité de multiplier à tous momens les commandemens de Corvée, fait que dans la plus grande partie des Provinces les réparations d'entretien fe font deux fois l'année, avant & après l'hiver, & qu'aux époques de ces deux réparations, les routes fe trouvent très-dégradées. On eft obligé de les recouvrir de nouveau de pierres dans leur totalité; ce qui, outre l'inconvénient de rendre à chaque fois la chauffée auffi rude que dans fa nouveauté, éntraîne, en journées d'hommes & de voitures, une dépense annuelle, fouvent très-approchante de celle de la premiere conftruction.

Tout ouvrage qui exige quelqu'inftruction, quelqu'induftrie particuliere, eft impoffible à exécuter par Corvée. C'eft par cette raifon que dans la confection des routes entreprises par cette méthode, l'on eft obligé de fe borner à des chauffées d'empierrement groffiérement conftruites; fans pouvoir y fubftituer des chauffées de pavé, lorfque la nature des pierres l'exigeroit, ou lorfque leur rareté & l'éloignement de la carriere rendroient la conftruction en pavé incomparablement moins chere que celle des chauffées d'empierrement, qui confomment une bien plus grande quantité de pierres. Cette différence de prix, fouvent très-grande, au défavantage des chauffées d'empierrement, eft une augmentation de dépenfe réelle & de fardeau pour le peuple, qui réfulte de l'ufage des Corvées.

Il y faut ajouter une foule d'accidens, les pertes des beftiaux qui arrivant fur les ateliers, & dejà excédés par une longue route, fuccombent aux fatigues qu'on exige d'eux; la perte même des hommes, des chefs de famille bleffés, eftropiés, emportés par des maladies qu'occafionne l'intempérie des faifons, ou la feule fatigue perte fi douloureufe, quand celui qui périt fuccombe à un rifque forcé, & qui n'a été compenfé par aucun falaire.

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