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« Louis, etc. Nous avons toujours, à l'exemple des rois nos prédécesseurs, regardé la prérogative de la noblesse comme la marque la plus précieuse de notre estime et la plus digne récompense que nous puissions accorder à ceux de nos sujets qui se rendent recommandables par des vues utiles, un zèle pur, actif et toujours dirigé vers le bien public. De ce nombre est notre cher et bien-aimé Pierre-Louis Robert de La Mennais, négociant à Saint-Malo. Nous sommes informé qu'à l'exemple de son père et de ses aïeux, il s'est livré au commerce d'une manière d'autant plus utile que, par les correspondances qu'il entretient dans tout le nord de l'Europe, il fournit au port de Saint-Malo une partie des matières nécessaires pour la construction et l'armement des navires. Depuis la paix dernière, il a fait passer en Espagne et dans les colonies françaises pour plus de dix millions de toiles des manufactures de Bretagne, et il continue sans cesse et avec la même activité ses armements. En 1779, ayant reçu du gouvernement l'ordre de faire passer avec la plus grande diligence tous les effets d'artillerie et des hôpitaux qui avaient été assemblés à Saint-Malo pour l'armée commandée par M. le comte de Rochambeau, il remplit cette mission avec une telle activité que, dans huit jours, huit cents voitures furent expédiées et les effets rendus à leur destination. Pour récompenser le sieur de La Mennais de la peine et des soins qu'il s'était donnés à cette occasion, et de l'économie et du bon ordre qu'il avait établis, il lui fut offert une gratification, mais il la refusa généreusement et demanda qu'elle fût distribuée aux habitants de la campagne qui avaient fourni les voitures et perdu beaucoup de chevaux.

«Lors de la disette qui affligea notre province de Bretagne en 1782, le territoire de Saint-Malo et celui de Dinan se trouvèrent tellement dépourvus que le prix du boisseau de fro

ment fut porté jusqu'à douze livres. Le sieur de La Mennais, qui avait prévu ce malheur, fit venir de chez l'étranger quinze mille boisseaux de grains et les fit vendre au marché huit livres le boisseau au lieu de dix qu'on lui offrait.

«En 1786, il donna des preuves d'un patriotisme plus rare encore. La mauvaise récolte de l'année précédente ayant occasionné une nouvelle disette, il fit venir d'abord d'Angleterre et de Hollande une quantité considérable de fourrages, qu'il fit vendre moins cher qu'ils ne lui avaient coûté; ensuite il procura à notre commissaire départi du lin et du chanvre, pour en répandre dans la province entière au-dessous du prix marchand. Enfin il tira également de l'étranger pour trois millions de grains et de farines, à l'aide desquels il fut pourvu pendant huit mois à la subsistance de SaintMalo et des environs à dix lieues à la ronde, toujours à un prix très-inférieur au prix courant. Mais ce qui rend surtout le sieur de La Mennais recommandable à nos yeux, c'est sa modestie au-dessus de tout éloge. Ceux de ses compatriotes qui ont participé aux secours qu'il s'est empressé de leur faire distribuer, ignoreraient encore qu'ils en sont redevables à ce généreux citoyen, si le sieur Bertrand, notre commissaire départi dans notre province de Bretagne, n'eût pas cru devoir proclamer cet acte sublime de patriotisme dont il avait été à la fois le confident et l'admirateur. D'après le compte qui nous a été rendu de services aussi signalés, nous avons cru de notre justice d'en récompenser le sieur de La Mennais par un témoignage public et éclatant de notre satisfaction. En conséquence, nous nous sommes déterminé à l'élever de notre propre mouvement à l'honneur de la noblesse. Indépendamment qu'il a dignement mérité cette distinction, nous sommes instruit que sa famille est ancienne et a contracté des alliances honorables; ce sera, d'ailleurs, un motif d'ému

lation et d'encouragement pour ceux qui cherchent à suivre son exemple. A ces causes, etc. (1) »

Quérard, dans sa Notice bibliographique des ouvrages de M. de La Mennais, lui reproche d'avoir pris un nom qui ne lui appartenait pas, de s'être prévalu d'un ridicule anoblissement. « Tant que M. Félicité Robert, dit-il, a rêvé la prélature, le nom de La Mennais était plus convenable que le véritable; mais, depuis que le prélat s'est évanoui pour faire place à un chef de démagogues, M. Félicité Robert eût dû renoncer à un nom aristocratique et arriver à la Chambre des Représentants avec son véritable nom de famille. » Le document que nous venons de citer prouve le bon goût et la bonne foi de ce pédant.

Pierre de La Mennais ne se prévalut jamais du titre que lui donnaient les lettres-patentes et encore moins des priviléges qui y étaient attachés. Un certificat délivré le 4 frimaire an VI par Me Bourdet, notaire à Saint-Malo, constate « que le citoyen Robert Mennais, fils aîné, exerçant la profession de négociant et armateur, n'a, dans aucun des nombreux et divers actes passés dans son étude, pris aucune qualité indiquant des prérogatives étrangères à la classe plébéienne, et qu'il s'est constamment borné à la qualification de négociant et armateur. » Une autre attestation, également du 4 frimaire, donnée par le citoyen Baillif, ex-membre du comité permanent de la commune et secrétaire en chef de la municipalité, établit le même fait, bien que la plupart des actes passés devant lui fussent antérieurs à la Révolution.

Nous ne mentionnons ce fait, assurément peu important,

(1) Règlement d'armoiries fait par Antoine-Marie d'Hozier de Scrigny, chevalier, juge d'armes de la noblesse de France. « Un écu de sinople à un chevron d'or, accompagné au chef de deux épis de blé de même, et en pointe d'une ancre d'argent ledit écu timbré d'un casque de profil orné de ses lambrequins d'or, de sinople et d'argent, »>

que parce qu'il est en rapport avec le vieil esprit malouin: Jean Pépin, sieur de la Blinais, étant venu annoncer à Henri IV la prise de Dinan, qui tenait pour le duc de Mercœur, le roi, toutjoyeux de cette bonne nouvelle, lui demanda s'il voulait qu'il le fît gentilhomme : « Nenny, Sire, répondit Pépin, je les chassons de notre ville à coups de bâton. »

Féli (1) Lamennais était né à sept mois. Un vice de conformation, une dépression considérable de l'épigastre donna longtemps de vives inquiétudes. Il en a souffert toute sa vie. Sa physionomie rappelait beaucoup celle de madame. Lorin. Il avait de son aïeule le front élevé et large, le visage ovale et maigre, les pommettes un peu saillantes, les yeux gris, les lèvres minces, le corps grêle. Sa taille était au dessous de l'ordinaire. D'une vivacité singulière et comme fébrile, résultat d'un tempérament nerveux exalté, il était, dans son enfance, fantasque, irritable, et sujet à des accès de colère qui souvent se terminaient par des évanouissements. Il se tenait à l'écart des autres enfants, se mêlait rarement à leurs jeux un vague sentiment de sa supériorité le portait vers la solitude. Un jour il se promenait avec sa bonne sur les remparts de Saint-Malo : à l'aspect de la mer soulevée par une violente tempête, « il crut voir l'infini et sentir Dieu. » Étonné de ce qui se passait dans son âme, il se retourna vers la foule et se dit en lui-même : « Ils regardent ce que je regarde, mais ils ne voient pas ce que je vois. » Il ne racontait jamais cette anecdote sans ajouter : « Toutes les fois que mes souvenirs me reportent vers ces temps éloignés, une telle pensée d'orgueil dans un enfant de huit ans me fait encore frémir. » C'était la première heure du génie qui éclairait sa jeune intelligence. Les mémorables événements de la fin du dernier siècle devaient hâter son développement.

(1) Abréviation de Félicité.

La Révolution française, si pure dans ses principes, si féconde dans ses résultats, avait jeté les âmes dans un trouble inexprimable. Le cœur de la France battait fort à cette époque. L'émotion, depuis Rousseau, avait été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse; époque d'attente inquiète, comme une heure avant l'orage. Souffle immense en 89; tout cœur palpite. Puis 90, la Fédération, la fraternité, les larmes. En 91, la crise, le débat, la discussion passionnée. En 92, l'exaltation patriotique, l'appel aux armes, l'enrôlement des volontaires, les combats héroïques. En 93, la guerre sociale, les haines ardentes, l'action meurtrière, terrible. Les souffrances du passé, les appréhensions de l'avenir, surexcitées par l'invasion de l'étranger et de l'émigration armée, crient vengeance; et coupables et innocents sont confondus dans la grande expiation. La Terreur régna à Paris, et plus encore dans les provinces. La réaction y fut plus forte, plus acharnée. Comme tant d'autres villes, Saint-Malo fut rempli de deuil. Là on put compter les victimes, et leur souvenir sanglant a laissé dans le peuple le sentiment d'une commisération profonde, car le peuple vit surtout par le cœur. Des malheureux traînés au supplice, quelquefois sous les prétextes les plus frivoles, excitaient sa pitié. Plusieurs avaient acquis des droits à sa reconnaissance par une vie consacrée à des œuvres de dévouement et de charité. Leur mémoire est passée à l'état de légende, et l'auréole du martyre illumine dans le lointain leurs douces et pâles figures.

Le clergé, complice de la royauté et de la noblesse, devait partager leur destinée. Sommé de reconnaître la constitution, de s'identifier avec le peuple, il résista et se mit luimême hors la loi. La constitution avait proclamé l'égalité des droits et la liberté de conscience. Les prêtres ne pouvaient y acquiescer sans abdiquer leurs principes religieux,

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