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une époque un peu obscure de sa vie. Elles nous initient à ses études, à ses habitudes d'esprit, à ses sentiments intimes et, à ce titre, peut-être aussi par leur propre valeur, elles nous ont paru devoir intéresser le lecteur.

1806.

MM. Mennais frères.

Oh! la santé par-dessus tout. Après elle, le repos, trésor si précieux et si rare. Croyez-moi, mes amis, attachez-vous à cela et quand vous l'aurez vous reprendrez votre travail, mais modérément. Point de bonheur sans la modération. Tous les deux vous avez ce qui fait qu'on sait écrire : la connaissance du style et le goût qui l'épure. Mais je vous engagerai toujours à n'étudier qu'un petit nombre d'écrivains, penseurs, énergiques et concis. Avec eux on apprend le multa in paucis; à éviter les redites, les longueurs, les phrases et les mots inutiles. On devient neuf soit par la pensée, soit par l'expression. Il vaut mieux forger son âme que la meubler. J'aime mieux la profondeur que l'étendue.

1806.

M. Féli.

Trois grands poètes, dit Montesquieu, Platon, Montaigne, Malebranche.

Il fait en ce beau jour le plus beau temps du monde,
Pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde.

Deux vers de ce dernier qui, à ce que rapporte Fontenelle,

n'avait jamais pu lire dix vers sans dégoût. Mais peut-être

se fût-il réconcilié avec la poésie, si La Fontaine lui eût fait lire, en beaux vers, de sa métaphysique mêlée avec quelque louange de l'auteur, comme il savait l'assaisonner. Ce sont tes huit vers, mon cher Féli, qui m'ont mis sur la voie. Quoi! après avoir étudié deux mois ce sublime écrivain, tu finis par résumer ainsi sa métaphysique ? C'est descendre du ciel sur la terre; ce serait tomber de haut, si ce n'était se relever avec grâce sur les ailes de l'amour, en dépit de la triste raison qui ne sait qu'être seule, semblable à ces vieilles filles qu'on n'approcha jamais, tant elles avaient d'agréments et de charmes. Eh bien! qui le croirait ? Elle a des illusions et ce sont elles qu'on trouve çà et là dans Malebranche. Autre genre de séduction où il n'y en aura pas beaucoup à se laisser prendre, malgré la poésie de l'enchanteur. Toute la métaphysique de Malebranche consiste à dégager l'homme de ses sens, à séparer l'âme du corps, à en faire un pur esprit et à l'égaler presque aux anges. C'est dans cet état seulement qu'il peut s'unir à Dieu, communiquer avec le Verbe et entendre sa parole. Il est tellement convaincu de la possibilité et de la réalité de cet état, qu'il a composé ce magnifique ouvrage qui n'est qu'un long entretien entre lui et le Verbe. Il assure donc que l'homme ainsi disposé peut interroger le Verbe et qu'il en obtiendra toujours des réponses. Voilà ce que je comptais d'abord discuter, mais je me suis arrêté tout court. C'est que, pour réfuter cette doctrine, il fallait l'attaquer au fond, et je crois le fond si vrai que je le soutiendrais en toute circonstance et en toute conscience. Tant que je vivrai, je croirai en Dieu; je croirai qu'il peut communiquer avec l'homme, et qu'il y communique en effet. Je croirai aux inspirations divines et que c'est là même un des moyens secrets de la Providence, par lesquels elle opère tant de choses parmi les hommes. Aussi, comme madame de Sé

vigné, je la vois partout cette Providence; je la vois hors de moi, je la sens en dedans. Ce sentiment me console, me fortifie, me rassure; il met dans mon âme la confiance, et l'espérance dans mon cœur.

1806.

MM. Mennais frères.

Être Tacite ou Montaigne, me demandez-vous ? Tous deux ont bien connu l'homme; ce sont deux bons essayeurs. Aussi énergiques l'un que l'autre, et aussi profonds. Mais Montaigne a plus détaillé, plus délayé l'homme; sous quel aspect ne s'offre-t-il pas ? Et, comme on l'a remarqué, quelle étonnante fécondité de pensées! Quelles lui ont échappé? Sous ce rapport, il l'emporte sur Tacite. De la variété naît l'intérêt. S'il quitte un sujet, c'est pour un autre et encore pour un autre, mais lui ne vous quitte pas. Que de génie dans Tacite! Que de bon sens dans Montaigne ! C'est par là surtout qu'il plaît. A qui? à tout le monde. Il y a du vide et du fatras dans les Essais. Il y en a bien aussi dans Tacite et où n'y en a-t-il pas ? Je retrancherais un tiers de La Bruyère. Corneille penseur lisait Montaigne. C'est à quoi il faut venir, à la pensée. Aujourd'hui le style fait tout. C'est tout simple, on ne pense plus. Pensez-y bien.

1806.

M. Féli.

On ne vit nulle part aussi vieux qu'à Saint-Malo, si ce n'est à Cancale. Depuis quelque temps, on n'enterre plus ici

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que des gens de 80 à 90 ans, et il en reste encore pour l'hiver prochain plus qu'il n'en faut. A propos d'enterrement, M. Bichat n'en manque pas un. Je lui ai fait mon compliment sur ce qu'il s'y trouve quelquefois tout seul, sans être parent ou ami du défunt. C'est un devoir rendu à l'humanité entière, rendu gaîment et de bon cœur. Ses 81 ans semblent lui donner des forces pour cet exercice qu'il croit bon à sa santé. Ses 81 ans lui procurent un autre avantage dont il tire un grand parti et qui fait son bonheur. Il y a quatre jours je lui disais : « Les nouveaux droits ne vous touchent guères, M. Bichat, vous consommez si peu. » « C'est vrai, me répondit-il, je me refuse tout. » Et il tira de sa poche une bouteille de terre qu'il me pria de remplir d'encre et il demanda à Gilbert de lui tailler une plume, qu'il attacha à son chapeau, et il s'en alla le plus joyeux des hommes. Les morts sont bien heureux que les politesses qu'il leur fait ne lui coûtent rien, car ils n'en auraient rien. Il regrette un peu le café qu'il donne à sa vieille parente Mingard, mais c'est du café de chicorée; et le tabac qu'elle prend n'est pas cher, mais elle en perd beaucoup. Cependant il amasse et thésaurise, et s'il peut encore vivre une cinquantaine d'années, il se croira à son aise. Eh bien! ne jouit-il pas tout ce qu'on peut jouir? A ces causes de bonheur, substituez un peu de sens et de raison, et vous verrez ce que vous en ferez, ce qu'il deviendra. Autant vaudrait le mettre à la place de ceux qu'il conduit tous les jours, là où il ne pense point devoir aller.

1806.

Au même.

Un des chapitres les plus substantiels de Saint Paul est le huitième aux Romains. Il s'y trouve quatre versets dont j'ai

souvent cherché le sens en moi-même, ou dans les interprètes, sans pouvoir me satisfaire. Ce sont les versets 19, 20, 21, 22. Or, en parcourant de vieux Mercure, je tombai, l'autre jour, sur un article de Marmontel que j'appliquai sur-lechamp à ces versets, et qui me parut en être une excellente explication, bien que l'auteur ne pensât point à Saint Paul. Je n'ai d'ailleurs rien vu d'inorthodoxe dans l'hypothèse dont il s'agit. Il me semble qu'elle donne une grande probabilité à ce principe de vie répandu dans toute la nature, depuis l'insecte jusqu'à l'homme, depuis la plante jusqu'aux corps qu'on appelle inanimés. Et voici comment: Scimus quod omnis creatura ingemiscit et parturit usque adhuc. Ainsi l'auteur des êtres aurait animé tous les êtres, préféré la vie à la mort. Les choses changent de forme et, sous quelque forme qu'elles demeurent, elles conservent la vie avec le mouve. ment.

Mon Dieu, qu'il y a donc de vie et de mouvement dans les lettres spirituelles de Bossuet à cette pauvre petite veuve qui l'occupe tout entier ! Fénélon n'est pas si mystique. Quelle variété d'instruction et quelle profondeur! Je voulais marquer les pages, et je les marquais toutes. Il n'en est pas ainsi de Rancé. De celui-ci on ne retient que le titre de son ouvrage; on voudrait tout retenir de l'autre, et c'est là une assez bonne manière de juger les auteurs.

1806.

Au même.

J'ai lu ta petite drôlerie, mon cher Féli. Rien de si bon ni de mieux fait. Cela est clair et précis. Voilà le multa in paucis. Celui qui écrit ainsi possède bien son sujet; il a réponse à

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