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et de sensibilité! lisons-nous dans une lettre de Ch. Pitot, de l'an XI. Quoi, tu veux qu'au moment où dame Fortune, lasse de nous faire la moue, se rapproche de nous d'un air riant, nous lui tournions brusquement le dos et que nous refermions la caisse, quand à peine elle y a laissé tomber quelques parcelles de ce qui est si fort apprécié à l'Ile de France, comme à Saint-Malo, pour le bonheur de notre chétive espèce! O langage illibéral, sentiments honteux et dégradants! va s'écrier certain jeune homme à la tête un peu romanesque, qui croit que ce vil métal doit être considéré par le sage d'un œil de mépris. »

Lamennais a beaucoup aimé la musique. Il s'y livra avec la passion qu'il apporta à toutes choses. Dans les concerts que donnait l'Odéon, société philharmonique formée par les jeunes gens de Saint-Malo, il faisait sa partie de flûte. Il n'eut pas moins de goût pour l'escrime, ce passe-temps recherché sous la République et l'Empire. Il y acquit une certaine force. Pour une cause futile il eut un duel, blessa légèrement son adversaire et laissa là ses fleurets. Il revint à ses livres et ne les quitta plus.

Les hardiesses des écrivains du dix-huitième siècle avaient eu tout d'abord pour lui un vif attrait. J.-J. Rousseau, surtout, avait séduit son âme ardente et rêveuse. Ses impressions d'enfance, les exemples des vertus chrétiennes qu'il avait sous les yeux, les exhortations de l'abbé Jean, avaient balancé jusqu'à un certain point l'influence des doctrines philosophiques, sans toutefois empêcher les doutes tumultueux de prévaloir pour un temps. Il était né raisonneur. Quand on voulut lui faire faire sa première communion, les arguments hostiles qu'il avait lus lui revinrent en mémoire; il étonna grandement le prêtre chargé de le préparer à recevoir le sacrement. On discuta, on se fâcha; l'amour-propre

était en jeu, il ne voulut pas se rendre et la première communion fut ajournée. Il passa sa première jeunesse, qui ne fut pas sans orages, dans cet état d'incertitude; mais le doute était trop antipathique à sa nature énergique pour qu'il ne fît pas tous ses efforts pour en sortir. Il cherchait sincèrement la vérité; il nous apprendra lui-même les motifs qui le firent catholique (1). Courbant sa raison sous le joug de la foi, il demanda à la religion de ses pères la solution des problèmes qu'il n'avait pas trouvée dans la philosophie. Il ne soumit pas seulement sa volonté, il fit aussi le sacrifice de son cœur. Toutes ses affections se concentrèrent dans le sentiment religieux, et foulant aux pieds le respect humain, il fit, à vingt-deux ans en 1804 sa première communion.

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La même année, sa sœur Marie épousa mon père, et son frère Jean fut ordonné prêtre (2).

Nommé vicaire à Saint-Malo, l'abbé Jean commença bien jeune la vie d'apôtre, qu'il a continuée jusqu'à sa mort avec un zèle admirable. Il avait reçu de la nature les dons les plus précieux une rare intelligence des hommes et des choses, un tact exquis, une conception vive, un bon sens imperturbable, une inébranlable fermeté unie à une bonté évangélique, et tout cela relevé par les grâces d'un esprit charmant. Les agréments de sa conversation, ses fines réparties, un aimable enjouement qu'égayait un rire tout gaulois, le faisaient rechercher de tous. Plus fortement constitué que Féli, il avait la tête carrée de son père, le front large, élevé, les yeux bleu foncé, la bouche souriante. Il est mort à Ploërmel, le 27 décembre 1860, laissant après lui un de ces

(1) Voir à la fin du deuxième volume des Euvres inédites les Lettres à un Anglais.

(2) Le 21 février.

longs et doux souvenirs qui sont comme le parfum de la

vertu.

II

Le 10 avril 1778, Pierre Lorin avait acheté du comte de Vintimille, brigadier des armées du roi et chevalier d'honneur de la comtesse d'Artois, la terre de la Chênaie, à deux lieues de Dinan. A sa mort, elle devint par héritage, du chef de leur mère, la propriété de Jean et de Féli Lamennais. Aucun lieu n'était plus propre à l'étude et à la méditation. La maison avait été bâtie par M. Lorin, au milieu des bois, sur la lisière de la forêt de Coetquen. Des landes, où il ne croissait alors que des ajoncs et des bruyères, des champs à peine cultivés, un étang encaissé entre des rochers et dont les eaux profondes reflétaient les longues branches des hêtres et des chênes séculaires, donnaient à la Chênaie un aspect calme, mais un peu triste.

C'est là que les deux frères Lamennais se retirèrent vers la fin de 1805. Une bibliothèque nombreuse et choisie, formée, en grande partie, des débris de bibliothèques de couvents dispersés par la Révolution, leur offrait un champ immense à parcourir. Leur conversation de tous les jours. était avec les Pères de l'Église, les docteurs orthodoxes, les historiens ecclésiastiques et les auteurs de controverse religieuse.

Dans la jeunesse, on se laisse facilement entraîner aux idées des autres; on fait plus usage de sa mémoire que de son jugement. La foi vient de l'ouïe, dit Saint Paul. Les hommes qui se servent de leurs yeux pour se conduire, ne se servent presque jamais de leur esprit pour méditer. Voilà

pourquoi ceux qui se livrent à l'étude des livres tombent souvent dans des erreurs qu'ils font partager aux autres, et, une fois entrés dans cette voie, ils s'éloignent d'autant plus de la vérité qu'ils ont mis plus de zèle à sa recherche. Une autre conséquence presqu'inévitable de l'étude d'écrivains animés d'un esprit exclusif, ou d'une vie restreinte dans un cercle trop étroit, c'est d'exercer une influence fâcheuse sur le jugement, en lui ôtant sa liberté. A son insu, on est prédisposé à mal lire et à mal voir, parce que l'on est dominé par une idée préconçue. On apprécie les hommes et les choses au point de vue particulier auquel on s'est placé. L'expérience seule de la vie, en élargissant son horizon, permet d'embrasser une plus grande étendue, d'apercevoir l'ensemble des faits et d'en saisir les causes.

C'est ce que Bacon a exprimé avec justesse en disant: Veritas filia temporis, non auctoritatis. Elle nous apprend aussi à juger les hommes et les doctrines avec plus d'indulgence, partant avec plus de justice.

Un long tête-à-tête avec des morts illustres, défenseurs des doctrines exclusives du catholicisme, eut pour effet d'exalter l'esprit de Lamennais, prédisposé par sa nature simple, énergique, impétueuse, à s'égarer dans les régions de l'absolu. Il continua l'étude des langues et des littératures anciennes et modernes. Tacite, chez les Latins; Plutarque et Platon, chez les Grecs, étaient ses auteurs de prédilection; comme Montaigne, Pascal, et surtout Malebranche, parmi les écrivains français. Il s'adonna particulièrement aux mathématiques. Les difficultés ne le décourageaient pas et c'est par une persévérance infatigable qu'il parvint à acquérir une somme de connaissances qui en a fait un des hommes les plus complets de son époque. Ses cahiers renferment aussi de nombreux extraits de Milton, Shakespeare, Pope, Dryden, etc. Il n'était

pas tout à fait étranger à la poésie, témoin l'épigramme suivante :

On a vu souvent des maris,
Jaloux d'une épouse légère;

On en a vu même à Paris,

Mais ce n'est pas le tien, ma chère.

On a vu des amants transis,

Ainsi qu'une faveur bien chère,
Implorer un simple souris,

Mais ce n'est pas le tien, ma chère.

On a vu, l'on voit même encor
Quelquefois un cœur à l'enchère
Rester fidèle au moins à l'or,
Mais ce n'est pas le tien, ma chère.

Hier, ah! que je fus heureux
En te voyant près de Glycère!
Soudain je devins amoureux,

Mais ce n'est pas de toi, ma chère.

De 1806 à 1808, Lamennais entretint une correspondance très-active avec Robert des Saudrais. Malheureusement ses lettres ont été perdues, nous n'avons que celles de son oncle. Un spéculateur en biographies, M. Jacquot, dit de Mirecourt, a fait de M. des Saudrais « un grand partisan de Voltaire, presque un athée. » Tout aussi véridique, M. Forgues prétend, au contraire, qu'en politique et en philosophie c'était un orthodoxe, un réactionnaire, un ennemi juré des libres. penseurs. A l'appui de son dire, il cite un ouvrage manuscrit, le Bon curé, qu'il n'a jamais vu et dont il ne connaît le titre que pour l'avoir lu dans notre Essai biographique. On affirme ce que l'on ignore, pour se donner le plaisir de laisser croire que l'on sait quelque chose; on met sans vergogne sa vanité à la place de la vérité. Le fait est que Robert des Saudrais n'était ni un athée ni un réactionnaire. C'était un homme de bon sens et d'esprit, digne à tous égards d'être le maître de Lamennais; celui-ci l'appréciait autrement que ses prétendus biographes. Ces lettres jettent quelque lumière sur

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