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Geneviève était plongée dans une espèce d'assoupissement entrecoupé de soubresauts et de convulsions. Un moment elle entr'ouvrit les yeux, regarda Ida, puis son père; elle sembla les reconnaître, et sur sa lèvre bleue se dessina l'ombre d'un sourire. Elle articula quelques paroles; nous distinguàmes ces mots :

--Et maman? je l'aimais bien... Ida, papa, embrassez moi pendant que je le sens... Mon bon Dieu! déjà? Que votre volonté...

Nous n'en pûmes saisir davantage. Le docteur R... arriva, examina, palpa la malade, et dit d'un ton sympathique et triste :

- Il ne faut pas la tourmenter davantage; humectez de temps en temps ses lèvres, et d'ailleurs laissez-la tranquille. Les yeux fermés s'enfonçaient toujours plus; la petite poitrine haletait avec effort. Le duc se jeta à genoux, les coudes sur un fauteuil, les mains convulsivement jointes: -- Mon Dieu, disait-il en sanglotant, reprenez-moi tout ce que vous m'aviez donné, faites de moi le plus abject mendiant, mais laissez-moi mon enfant, mon ange bienaimé !

Mais on ne fait pas de marché avec Dieu. Vers le matin, le faible souffle, seul bruit qui interrompit le silence de la chambre, cessa de se faire entendre. La sérénité de la mort vint donner aux traits de la douce enfant une beauté calme et suprême qu'ils n'avaient pas eue pendant sa vie. Ida et moi, nous pleurions en silence tout en faisant la funèbre toilette. Le duc se frappait le front, se reprochait d'avoir manqué de tendresse, de prévoyance, regrettait de n'avoir pas consacré plus de temps à son enfant, de l'avoir si peu vue, d'avoir si peu joui de ses entretiens enfantins et de sa naïve affection. Au moment où j'achevais d'attacher un joli bonnet sur cette tête que nous avions dépouillée de sa chevelure, nous entendimes un bruit précipité de roues et de chevaux. L'instant d'après, la sonnette retentissait, puis la porte s'ouvrait, et une femme parée de dentelles, de fleurs, de pierreries, se précipitait dans la chambre, påle et les yeux égarés. Le duc se leva et fit trois pas au-devant d'elle, la regardant d'un air si terrible qu'elle s'arrêta épouvantée.

-Ah! vous voilà, Madame, dit-il (et il lui serra si violemment le poignet que ses bracelets, s'enfonçant dans la chair, lui arrachèrent un cri); elle vous a demandée; mais vous arrivez trop tard. Dieu vous avait donné un trésor, Madame. Vous l'avez dédaigné; il vous l'a repris.

-- Insensé! dis-je tout bas an duc, voulez-vous la tuer? La duchesse dégagea violemment son bras de la main qui le retenait, et s'avança vers le lit. A l'aspect de son enfant immobile et livide, elle jeta un cri déchirant, et sans Ida qui la soutint, elle serait tombée sur le tapis. Elle se débattait dans nos bras, en proie à une affreuse crise de nerfs; elle déchirait ses dentelles, arrachait ses fleurs, ses bijoux, et les foulait aux pieds; en paroles entrecoupées, elle reprochait à son mari de l'avoir laissée partir; elle s'accusait elle-même... Profitant d'un instant de calme ou plutôt d'épuisement, ses femmes l'emportèrent dans sa chambre. Je ne quittai pas cette maison de deuil sans m'être assurée que je ne pouvais plus être utile.

Le duc vint nous voir le surlendemain. La douleur avait marqué d'une profonde empreinte cette noble et intelligente figure. Des larmes remplirent ses yeux au moment où il me tendit la main j'avais veillé son enfant, je l'avais pleurée, la douleur et la sympathie avaient comblé l'intervalle entre nous; le grand seigneur et l'humble bourgeoise

étaient amis.

Je m'informai de la duchesse.

Elle commence, me dit-il, à se remettre de cette terrible secousse. D'après ses désirs, le corps de notre en

fant a été embaumé pour le transporter en France, où nous allons retourner. L'autopsie a révélé un vice de conformation intérieur auquel rien n'aurait pu remédier. Cette découverte console et tranquillise Mme de Bréhault. Quant à moi, ajouta-t-il avec une émotion profonde, elle ajoute à mes regrets. Puisque ce doux ange n'était descendu sur la terre que pour si peu de temps, que n'ai-je rendu plus heureux son séjour parmi nous!

Mais vous avez toujours été tendre et bon pour elle, Monsieur.

Que lui ai-je donné? des bonbons, des joujoux, des caresses? Une seule personne a la consolation d'avoir fait pour Geneviève tout ce qu'il était possible de faire : c'est Ida. Elle l'avait rendue expansive; elle avait su l'égayer; elle l'avait guérie de cette jalousie qui la rongeait. En six mois, elle a fait plus pour mon enfant que moi pendant six ans. Ah! je l'aurais toujours laissée auprès de ma fille; son exemple seul aurait suffi pour rendre Geneviève courageuse, raisonnable, dévouée... Savez-vous que la mère d'lda doit être une femme supérieure, pour l'avoir si bien élevée!

---Je crois, en effet, d'après une ou deux lettres que j'ai reçues d'elle, qu'elle a beaucoup d'âme et de cœur. Mais les circonstances ont bien contribué à développer les dons précieux que Dieu a faits à Ida; elle a connu l'épreuve, les soucis, les privations; elle a dû, toute jeune, être gardemalade, ménagère, mère de famille. C'est une bonne école. C'est la meilleure; heureux sont ceux qui naissent ayant quelque chose à faire. ---Tout le monde, Monsieur le duc, nait avec quelque chose à faire; toute position a ses devoirs.

Certainement; mais sans l'aiguillon de la nécessité, combien s'endorment! Pourtant je crois fort que la petite Ida, fût-elle née dans un palais au lieu de naître dans un presbytère de village, aurait toujours été une excellente femme. Je voudrais la garder dans ma maison; mais je ne saurais à quel titre. Mme de Bréhault ne se soucie pas d'une demoiselle de compagnie, et je n'ose proposer à Mile Kleinvogel de rester auprès de mon petit Charles; cet enfant est si gâté! et il le sera plus encore à présent qu'il est seul. Elle aurait trop de peine avec lui. Vous m'aiderez, Madame et Monsieur, à trouver pour elle une situation convenable, n'est-ce pas?

Vous apprendrez avec plaisir, Monsieur, qu'Ida peut tout de suite être placée chez un de nos amis, où elle serà comme l'enfant de la maison.

C'est justement là ce qu'il lui faut : une famille dont elle fera partie, où l'on saura l'apprécier, car j'espère que vos amis sont aussi bons que vous. Si vous le permettez, je reviendrai vous faire mes adieux. Je suis si reconnaissant de la part que vous avez prise à mon chagrin!

Nous avons souffert des chagrins semblables. Vraiment! et je vous vois pourtant sereins et calmes. Quel remède avez-vous trouvé? La distraction, l'oubli? Non la prière et le travail.

:

Ah! oui, le travail! répéta le duc d'un air pensif. Une vie oisive... triste chose!... Et vous avez eu aussi une grande source de consolation dans votre mutuelle tendresse! Un profond soupir lui échappa, puis il ajouta :

Prière, amour, travail, ne serait-ce point là tout le secret de la vie?...

Ida vint passer avec nous les jours qui précédèrent son départ pour Lausanne. Elle pleurait Geneviève comme si elle eût été une petite sœur; parler avec nous de la douce enfant était le seul allégement qu'elle trouvât à son chagrin.

La duchesse refusa de voir Ida avant de partir; cette vue, disait-elle, lui aurait fait trop de mal en lui rappelant sa chère fille. Le duc vint prendre congé de nous, comme

il l'avait dit; il remit à Ida un écrin qui contenait, avec le collier de corail que Geneviève avait habituellement porté, un bracelet fait de ses blonds cheveux, dépouille prélevée sur la tombe.

Un an après, je reçus du professeur A... une lettre ainsi conçue :

« Chers amis,

>> Toute notre famille est sens dessus dessous; nos relations se compliquent, ou se simplifient, comme vous voudrez. Notre Ida, qui était ma fille, devient ma belle-fille. Mon fils Henri, votre filleul, l'épouse avec le joyeux consentement de père et mère.

» Ce n'est pas de plein saut qu'il a pris de l'attachement pour elle. Après qu'il l'eut vue pour la première fois, il dit froidement :

» — Tiens! une Allemande qui a des yeux et des cheveux noirs! Je les croyais toutes blondes comme un champ d'avoine.

Quelque temps après, à la vérité, il dit à ses sœurs, en vrai frère :

» Vous avez tort de vous mettre des tresses sur le front, comme Mile Ida: il faut être aussi jolie qu'elle pour supporter cette coiffure.

tite Ida. Défendu à vous de me répondre par écrit ; vous êtes tenus de venir en personne nous apporter vos félicitations. »

Voilà ce que disait le professeur. Et moi, je dis en terminant mon récit : Vivent les chemins de fer! Ils rapprochent ceux que le sort avait placés bien loin les uns des autres, et que Dieu a créés pour s'entendre et s'aimer.

PRODUCTION DU FER EN ANGLETERRE.

Le chiffre annuel de la production de la fonte et du fer, en Angleterre, dépasse celui de tous les autres pays réunis. L'avantage du bon marché est aussi incontestable chez nos voisins, mais non celui de la qualité des produits. Le nombre des hauts fourneaux, qui n'était que de 376 en 1830, s'y est élevé en 1855 à 724, dont 555 en activité, et la production journalière de chacun de ces appareils a plus que doublé, par suite de l'emploi de souffleries plus puissantes. Tous ces fourneaux, sauf trois, sont exclusivement alimentés au moyen du combustible minéral. Les quantités de fontes produites annuellement dans les trois royaumes, depuis 1836, sont les suivantes :

En 1836..
1840.

1 000 000 tonn.

1 396 400

1844.

1 210 000

1512 000

1998 568

1845.
1848.

En 1849.
1850.

2 000 000 tonn.

2 250 000

1855.

3 069 000

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» Cependant il ne parlait guère à Ida, et bientôt il ne parla plus d'elle. Vous avez su, dans le temps, que son salaire a été augmenté, qu'il a eu une part dans les bénéfices de la maison où il travaille depuis six ans, en attendant qu'il en devienne l'un des chefs. Depuis ce moment, il questionnait Le prix de revient moyen de la tonne de fonte au comsans cesse sa mère sur la somme nécessaire pour entre-bustible minéral est évalué, pour le Royaume – Uni, å tenir un ménage modeste, et sur beaucoup d'autres choses semblables qui nous donnaient fort à penser. Puis, la petite Ida était songeuse et même triste, quoique toujours active et plus que jamais affectueuse. Enfin, hier au soir, elle entre dans le petit salon où nous étions seuls, ma femme et moi, ettées sur une très-grande échelle, et employant exclusivenous dit avec beaucoup d'émotion qu'elle doit nous quitter, retourner vers sa mère. Avant que nous eussions eu le temps de lui répondre, Henri se précipita dans la chambre

Elle veut nous quitter; empêchez-la donc de partir; ou bien, ajouta-t-il dans l'oreille de sa mère, je reste garçon toute ma vie.

» Le Kleinvogel veut donc s'envoler! dis-je en prenant Ida par le quatrième doigt de sa main gauche. Je te conseille, Henri, de la retenir, si elle y consent, à l'aide d'un petit cercle d'or que tu mettras lå.

>>-Oh! non, non! s'est écriée Ida en sanglotant. Vous êtes tous trop bons... Cela ne doit pas être. M. Henri peut trouver aisément une femme riche et d'une position bien supérieure à la mienne. Moi, je ne puis pas me marier, il faut que j'aide ma famille.

>> - Si vous m'acceptez, votre famille ne devient-elle pas la mienne? répliqua vivement Henri.

» Ida résista quelque temps encore; mais que vouliezvous qu'elle fit contre trois?

» Nos deux filles ayant été appelées et mises au fait de tout, ce furent pendant un moment des exclamations, des rires, des pleurs, des cris tels que vous nous eussiez pris pour une bande de fous. Nous sommes aujourd'hui plus calmes, mais non moins heureux.

48 shillings, soit 60 francs. Le prix moyen de la houille sur le carreau de la mine est de 5 sh. 6 d., ou 6 fr. 95 cent. La plus grande partie de la fonte produite est transformée en rails, fer marchand et tôle, dans des forges mon

ment le combustible minéral et le laminoir. Le pays de Galles, le Straffordshire et l'Écosse sont les trois principaux centres de production. Toutes les usines, tant forges que hauts fourneaux, sont situées sur les mines de houille, et desservies par des chemins de fer ou des canaux. C'est à Merthyr-Tydvil, dans le pays de Galles, que sont situés les établissements les plus gigantesques. Il en est un qui compte dix-huit hauts fourneaux, dix marteaux, pilons ou presses, autant de trains de laminoirs dégrossisseurs, douze trains de laminoirs finisseurs pour fers marchands, rails et tôles, quatre-vingts fours à puddler et quarante à réchauf fer, vingt machines à vapeur représentant une force de 2500 chevaux; le tout contenu dans la même enceinte et placé sous la même direction. Il peut produire cent mille tonnes de fer par an, et est desservi par plusieurs locomotives, qui entraînent chaque jour près de mille tonnes de laitiers et de scories dont l'accumulation comble les vallées.

La quantité de fer produite en Angleterre, en 1856, peut être évaluée approximativement à 1 800 000 tonnes, correspondant à une consommation d'environ 2300 000 tonnes de fonte. (1)

RETOUR D'UNE CHASSE EN STYRIE.

Voy. t. XXVII, 1859, p. 281.

>> Beaucoup nous blâmeront. Qu'importe! Henri aurait pu trouver mieux, dira-t-on. Oui, il aurait pu épouser quelque belle demoiselle vaine, oisive, paresseuse, disposée Je suivis du regard, continue M. Grandsire, la troupe à dépenser, outre le revenu de sa dot, ce qu'il aurait ga- agile et joyeuse. Bientôt elle disparut derrière la colline; gné, et au delà, croyant encore lui avoir fait trop d'hon-insensiblement ses chants se perdirent aussi dans le silence neur. Henri ne fait passer la fortune qu'en seconde ou lointain. J'appris que les chasseurs reviendraient le soir troisième ligne; il tient probablement cela de nous : com- au village, et je cédai au désir de les attendre. Assis et ment pourrions-nous lui en vouloir?

» Vous recevrez par le même courrier une lettre de la pe

(1) Alfred Sudre, Dictionnaire du commerce et de la navigation.

dessinant à l'ombre, je conversai avec quelques vieillards, | journée. On allait commencer, me dirent-ils, par traquer condamnés au repos bien malgré eux; ils me racontèrent les cerfs, les chevreuils et les lièvres dans les parties infece qui se passerait sur la montagne pendant cette première rieures couvertes de bois. Les propriétaires styriens, qui

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blessé. Des meutes ne conviendraient pas, car il est presque impossible de chasser à cheval, par suite de l'épaisseur des bois et surtout des inégalités du terrain; et, d'autre part, le gibier foisonne de telle sorte qu'à chaque instant il don-, nerait le change. Les animaux, poussés en avant peu à peu par la ligne pressée des traqueurs, gagnent les hauteurs, et c'est au-dessus de la zone des bois, sur des pentes à demi découvertes, d'où la vue embrasse d'admirables panoramas, que les chasseurs exercent à l'envi leur adresse. Ils n'ont peut-être que trop de facilité à faire beaucoup de victimes; mais on ne voit pas que ce soit là communément un sujet de grande lamentation pour les chasseurs. Peu avant le coucher du soleil, une certaine agitation du village, l'empressement des enfants et des femmes à sortir des maisons, les cris de joie, m'annoncèrent le retour de la troupe. Je fis quelques pas sur le chemin, et le tableau qui s'offrit à moi était vraiment un de ceux qu'on ne peut oublier. Une longue file de rustiques chariots, portant pêle-mêle les chasseurs et le gibier, se déroulait le long de la montagne. En tête s'avançaient quelques gardes brillamment costumés et fièrement campés sur des chevaux harnachés d'une façon tout originale. Au milieu des flots de poussière dorée soulevés par les roues des voitures, on entrevoyait des guirlandes d'oiseaux et de lièvres, et les armes étincelantes. Les Styriens, empourprés par l'ardeur du jour et la joie du triomphe, faisaient retentir l'air de leurs acclamations et de leurs chansons. La scène était en harmonie avec la grande et splendide nature qui lui servait d'encadrement.

L'ESPRIT DE L'HOMME ET L'HISTOIRE.

Il est un esprit commun à tous les hommes indépendants; les mêmes sentiments et les mêmes idées sont de leur domaine. Tout homme a droit de bourgeoisie dans l'univers entier. Il peut penser ce que pensa Platon, sentir ce que ressentit un saint, comprendre quelque chose que ce soit arrivée à une époque quelconque dans l'histoire de ses semblables. Dès qu'il a été en contact avec cet esprit universel, il devient une portion de tout ce qui a été ou doit être humainement accompli.

Tous les faits de l'histoire préexistent dans l'esprit comme lois. Dans la marche incessante des faits, chacune de ces lois devient tour à tour prédominante; les limites de notre esprit veulent qu'une seule prévale à la fois; mais l'homme est l'encyclopédie entière des événements.

Des millions de forêts vivent dans un seul gland; l'Égypte, la Grèce, Rome, les Gaules, l'Angleterre et l'Amérique, respiraient toutes dans le premier homme. Les époques dans leurs successions, les monarchies et les empires, les républiques et les démocraties, ne sont que les manifestations de cet esprit multiple dans ce monde divers. Ce fut l'esprit humain qui écrivit l'histoire, c'est à lui qu'il appartient de la lire. Que le sphinx résolve sa propre énigme. Si l'histoire tout entière se trouve dans un seul homme, l'expérience individuelle suffira pour l'expliquer. Entre les siècles et les heures de notre vie, qui pourrait méconnaître une relation intime? Comme l'air que j'aspire me vient du grand réservoir de la nature, comme la lumière qui m'éclaire m'est prêtée par un astre distant de millions de lieues, comme mon poids dépend de l'équilibre des forces centrifuges et centripètes, ainsi les heures devraient avoir les siècles pour éducateurs et les siècles les heures pour interprètes. L'individu n'est lui-même qu'une incarnation de l'esprit universel; toutes les propriétés de celui-ci nous les retrouvons dans celui-là. Chaque fait de l'expérience privée éclaire d'une lumière nouvelle les actes

des sociétés, chaque erise de la vie de l'homme correspond à une crise semblable de la vie des nations. Il n'est pas une seule révolution qui n'ait d'abord été la pensée d'un cerveau humain. Lors donc qu'elle s'offrira de nouveau à un autre homme, il aura la clef de cette révolution. Toute réforme commença par être une opinion privée; si donc elle redevient une opinion individuelle, l'énigme du siècle qui la vit s'accomplir sera résolue. Les faits dont nous lisons le récit, pour être intelligibles ou même admissibles, doivent trouver en nous quelque chose qui leur corresponde. Il nous faut devenir tour à tour Grecs, Romains ou Turcs, prêtres et rois, victimes ou bourreaux; il nous faut, pour les comprendre, rattacher toutes ces images à quelque secrète expérience. Les destinées d'Asdrubal où celles de César Borgia ressortent tout autant des forces de l'esprit et de sa dépravation que les événements de notre propre destinée. Les lois nouvelles comme les mouvements politiques ont un sens intime pour nous. Disons-nous donc en les examinant : « Sous ce masque, c'est moi qui me cache à moi-même » ; et nous trouverons dans cet examen un correctif à notre trop facile aveuglement. Nous mettrons ainsi en quelque sorte nos défauts en perspective, afin de les mieux considérer; et de même que, suspendus dans le ciel comme signes du zodiaque, la Chèvre, le Scorpion et le Cancer perdent à nos yeux leur trivialité native, ainsi nous pourrons voir sans trop nous échauffer nos propres instincts vicieux incarnés dans les visages étrangers de Salomon, d'Alcibiade ou de Catilina.

Cette nature universelle prête toute leur valeur à l'individu et aux choses. La vie humaine, en qui elle est contenue ainsi qu'en un sanctuaire, devient par cela seul mystérieuse et inviolable, et nous la circonscrivons de pénalités et de lois afin de la mieux défendre. C'est d'elle seule que toute législation tire sa raison d'être, et il n'en est aucune qui plus ou moins nettement n'exprime les commandements de cette essence suprême et illimitée. La propriété ellemême découle des facultés de notre âme; elle cache de grands phénomènes intellectuels; l'instinct nous porte à la défendre de nos épées et de nos lois, à la protéger par de complexes et vastes combinaisons. L'obscure conscience de ce fait est à elle seule toute la lumière de notre vie, elle est le plus inaliénable de nos droits; c'est de par elle que nous revendiquons l'éducation, la justice et la charité; elle est en quelque sorte l'assise fondamentale de l'amitié, de l'amour, de l'héroïsme, de la magnanimité, en un mot, de tout ce qui découle de l'estime de soi-même. N'est-ce pas une chose digne de remarque que toujours et pour ainsi dire involontairement nous parlions comme des êtres supérieurs à nous-mêmes? L'historien, le poëte et le romancier, dans leurs plus hautes conceptions, ne sauraient s'élever à une hauteur inaccessible à nos esprits; nous ne nous trouvons déplacés ni dans les palais des papes, ni dans ceux des empereurs. Les efforts victorieux de la volonté ou du génie ne nous ont jamais inspiré l'idée qu'ils ne pouvaient être tentés que par des êtres supérieurs à nous; bien au contraire, il est certain que plus la pensée de l'écrivain s'élève dans un magnifique essor, plus nous nous y trouvons à notre aise et, pour ainsi dire, chez nous. Tout ce que Shakspeare dit d'un roi, l'enfant qui lit dans un coin le sent vrai pour lui-même. Aux grandes péripéties de l'histoire notre cœur s'émeut subitement; telle importante découverte, telle héroïque résistance, telle grande prospérité des hommes, éveille sûrement notre sympathie. Une loi promulguée, une mer inconnue explorée, un continent découvert, excitent notre enthousiasme; nous applaudissons aux grands coups frappés par nos devanciers, parce que nous-mêmes les aurions portés ou approuvés.

C'est avec un intérêt semblable que nous examinons les

NAGEURS INFATIGABLES.

situations et les caractères. Le riche surprend nos hom- | et de l'Angleterre. Elle tient à l'histoire des guerres, à celle mages parce qu'il dispose extérieurement de cette indépen- des colonies, de l'Église, de la cour, du commerce. Je n'en dance, de cette puissance et de cette grâce que nous sen- parlerai pas davantage. Je crois à l'éternité. Je reconnais tons être l'apanage de l'homme, notre propre apanage. Tout la Grèce, l'Asie, l'Italie et l'Espagne pour les génies et les ce que les moralistes modernes et anciens, stoïciens ou orien- principes créateurs, dans toutes les ères que traverse mon taux, out dit du sage, ne fait que produire au lecteur, sous esprit. (') une forme sensible, sa propre pensée, ou, pour mieux dire, sa propre nature, non dans ce qu'elle a réalisé, mais dans ce qu'elle peut atteindre. Toute littérature présente un type idéal du sage. Les livres, les monuments, la peinture, la conversation, sont des tableaux d'où nous tirons à notre gré les traits dont nous voulons composer notre visage. Eloquent ou silencieux, tout homme nous exalte, et, dans quelque milieu que nous nous mouvions, nous nous sentons en quelque sorte stimulés par les allusions personnelles. Cependant un sincère candidat de la sagesse n'a que faire d'allusions personnelles et louangeuses. L'éloge, non de lui-même, mais du type idéal qu'il poursuit, ressort de toutes les paroles qu'il entend, de tous les faits dont il est témoin, je dirai même de tout ce qui l'environne, du fleuve en son cours, de la moisson dans son murmure: la silencieuse na-rejeter l'ennemi dans les eaux. Pour fuir les rudes coups de ture lui offre des louanges, la paisible montagne lui rend hommage, le firmament lumineux épanche sur lui son

amour.

Ces aperçus, fournis par le rêve et la nuit, élaborons-les à la pleine lumière du jour. Que l'étudiant lise donc l'histoire activement et non passivement; qu'il considère sa propre vie comme le texte dont le livre qu'il tient n'est que le commentaire. De cette façon, la muse de l'histoire rendra des oracles que n'entendront jamais ceux qui ne se respectent pas eux-mêmes. Je n'espère pas que celui-là comprenne jamais l'histoire, aux yeux duquel telle action des temps éloignés, faite par des hommes dont le nom a retenti dans les siècles, paraît d'une signification plus profonde que celle qu'il accomplit lui-même dans le moment.

Le monde n'existe que pour l'éducation de l'homme; il n'y a pas d'époque, pas de forme de société, pas d'action dans l'histoire, auxquelles il ne trouve un parallèle dans sa vie. Toutes choses tendent d'une manière merveilleuse à se résumer en lui et à lui communiquer leurs propres vertus. Il peut vivre toute l'histoire en sa seule existence. Solidement assis dans sa personnalité, il ne doit se laisser déconcerter ni par les rois, ni par les empires, mais reconnaître qu'il est plus grand que toute la géographie du monde et que tous les gouvernements de la terre. Il doit transporter le point de vue d'où l'on envisage communément l'histoire de Rome, d'Athènes et de Londres, à lui-même, et ne pas contester avec cette intime conviction. C'est qu'il est le tribunal suprême, et que si l'Angleterre et l'Egypte veulent en appeler, c'est de lui qu'émaneront les derniers arrêts. S'il devait en être autrement, que l'histoire se taise à jamais. Il faut atteindre et se maintenir à ce point culminant où les faits confessent leur secrète signification et où la poésie et l'histoire se confondent. Les tendances de notre esprit et les desseins de la nature se trahissent dans l'usage que nous faisons des annales de l'humanité. Le temps fond en un lumineux éther l'anguleuse solidité des faits. Il n'est pas d'ancre si solide, de câble si puissant, de si redoutables remparts qui parviennent à maintenir un fait comme fait. Babylone, Troie, Tyr, Jérusalem et la Rome antique, se perdent déjà dans la fiction. Ce n'est plus désormais que de la poésie pour toutes les nations; et qu'importe ce que fut le fait, si nous l'avons transformé en une constellation et suspendu dans les cieux comme un éternel symbole! Les mêmes destinées attendent Londres, Paris et New-York. Qu'est-ce que l'histoire, disait un grand capitaine, sinon une fable de laquelle on convient?» Notre ère tient en quelque sorte de celle de l'Égypte, de la Grèce, des Gaules

Hernando de Soto, ce téméraire conquistador, qui traversa si follement la Floride en 1538, s'en allait à l'aventure, cherchant avec ses camarades un nouveau Pérou, lorsque sa troupe arriva dans une région fertile, mais dépourvue d'or, où l'on fit un moment alliance avec les Indiens. Assez peu satisfaits de l'arrivée de leurs nouveaux hôtes, bien qu'ils les crussent fils de la lune et du soleil, les Floridiens ne tardèrent pas à rompre la foi promise et à attaquer les Espagnols. On était sur les rives d'une vaste lagune; Hernando de Soto manoeuvra si habilement, qu'en dépit du petit nombre de ses hardis cavaliers, il parvint à

lance que leur envoyaient les conquistadors, les Indiens se précipitérent résolument dans le lac et y nagèrent d'un air délibéré, espérant lasser la patience de leurs ennemis. Ils ignoraient encore à quelle race ils avaient affaire ceux-ci les contraignirent à sortir de la lagune et les firent esclaves. Six Floridiens intrépides demeurérent seuls dans l'eau, narguant les vainqueurs et criant qu'on pouvait bien les laisser se noyer, mais qu'on ne les forcerait pas à se rendre. Ils demeurèrent ainsi plus de trente heures sans prendre pied et sans se réconforter par aucune nourriture. Surpris de tant d'audace et émerveillé de la persévérance de ces gentilshommes indiens (c'est ainsi que la vieille relation traite les pauvres Floridiens), Hernando de Soto ordonna à quelques-uns de ses compagnons d'entrer dans la lagune l'épée à la main, et de forcer les intrépides nageurs à venir chercher un asile sur la rive. La chose se fit comme le chef l'ordonnait ; mais ces hommes qui venaient de donner une preuve si étonnante de résolution et de force musculaire tombèrent tous sans donner signe d'existence en arrivant au rivage. On les fit revenir à eux, et la vie leur fut conservée. Passer ainsi trente heures à jeun dans les eaux, parut à Soto et à ses compagnons l'acte le plus extraordinaire qu'on eût jamais accompli en ce genre, et le témoin oculaire qui le raconte dit que s'il ne l'avait vu de ses propres yeux, il n'eût pu y ajouter foi.

LAMPE VENITIENNE.

Cette petite lampe, en cuivre jaune ou laiton, a environ 62 centimètres de hauteur (2); elle peut valoir quelques centaines de francs. Ce n'eût pas été une rareté à Venise il y a quarante ou cinquante ans; au seizième siècle, c'était une chose fort commune. On suspendait ces sortes de lampes à quelques pouces des murs, devant les images de Madone. En ce temps, on les vendait å vil prix, non dans les riches ateliers des orfévres, mais simplement dans ceux de la chaudronnerie. Les modèles étaient venus d'Orient, comme beaucoup d'autres types élégants de diverses branches de l'art vénitien. On sait quels rapports continuels de commerce liaient, dans l'intervalle des guerres, la reine de l'Adriatique aux villes de l'Asie Mineure et à Constantinople. Aujourd'hui même, il reste dans la physionomie de Venise plus d'un trait de l'Orient: on ne regarde pas Saint(') Emerson.

(*) Chaine de suspension, Om,38; petites chaînes, Om,15; hauteur de la lampe, Om,00.

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