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sombre résolution d'achever son œuvre. Peut-être donnat-elle un regret à la vie des champs, mais elle ne demanda jamais, quoiqu'on l'ait dit, la permission de la reprendre. Ce serait erreur de croire sa mission limitée au sacre; à quoi bon la couronne sans le royaume? Jeanne Dare voulait l'expulsion totale des Anglais; elle rêvait même la paix et la réconciliation dans une croisade. Tout lui eût été facile sans l'ingrate mollesse du roi. Charles VII, malgré la Pucelle, malgré son armée, refusa de prendre Paris prêt à se rendre, et regagna honteusement la Touraine et les plaisirs.

Jeanne, accusée d'avoir échoué devant Paris et la Charité-sur-Loire, languit tout l'hiver à Chinon dans de stériles honneurs. Elle ne peut obtenir une armée. Comparée | à d'imbéciles visionnaires, pour comble surveillée, elle s'échappe et rassemble une petite bande dévouée. La sainte devient un partisan comme la Hire ou Xaintrailles. Voilà où l'ont réduite la Trémoille et les favoris.

On sait le reste son entrée dans Compiègne et sa sortie funeste. Il ne semble pas qu'elle ait été trahie par les défenseurs de Compiègne; l'abandon venait de plus haut, et déjà ses voix attristées lui avaient prédit sa perte.

Prise par le bâtard de Wandomme, vendue par Jean de Luxembourg, jugée par Winchester et par Cauchon, Jeanne fut brûlée à Rouen, le 30 mai 1431, après un an de captivité.

Anglais et Français, rois, évêques, Université, luttent ici de bassesse. Bedford conclut le marché, Philippe le Bon l'approuve; l'Université siége, et Canchon préside; Charles VII se détourne, et son chancelier se réjouit : les uns se trempent dans la fange, et les autres tendent la joue aux éclaboussures.

Bedford et son frère, le cardinal Winchester, choisirent pour lieu du procès Rouen, vraie capitale de leurs provinces françaises. Le tribunal y fut réuni; Jeanne, qui avait en vain tenté de se tuer, y fut conduite en décembre 1430, et le fameux procès commença. Il se poursuivit sans relâche, pendant cinq mois; toutes les formalités y furent observées; les témoignages, les interrogatoires et les discours, infatigablement prodigués; les juges les plus illustres, les plus honorés, y prirent part. On cite Thomas de Courcelles, jeune, austère, une des lumières du concile de Bâle; Erard, Midi, Cauchon lui-même. Il est généralement enseigné que la Pucelle fut condamnée sans forme et sans juste cause. C'est une erreur formelle le procès fut régulier, et les plus simples maximes de l'inquisition autorisent les ruses et l'espionnage dont Jeanne Dare fut victime; de plus, Jeanne Darc était hérétique, et tous les docteurs condamnerent justement celle qui niait l'autorité du pape et rapportait tous ses actes à l'Église triomphante qui la guidait du haut du ciel. Le procès fut régulier, la condammation inévitable; M. Quicherat l'a prouvé de reste, dans un excellent ouvrage. Cela montre que le sens moral était éteint au quinzième siècle, et n'amoindrit pas la gloire de Jeanne Darc.

Cauchon résuma les aveux qu'il avait obtenus; on pouvait prononcer de suite; on préféra obtenir une abjuration et une rechute. Jeanne eut peur de la mort et renia publiquement ses croyances et sa mission. Ses juges croyaient l'avoir couverte de honte; mais elle se releva bien haut sur le bûcher (30 mai 1431).

Lorsque Charles VII eut repris Rouen, en 1450, il voulut réhabiliter la mémoire de Jeanne Darc; mais tant de personnages renommés l'avaient condamnée, et dans un procès si solennel, que le saint-siége se refusa longtemps à la révision de l'affaire. Enfin, en 1456, un tribunal prudent prouva comme il put que Jeanne n'était pas hérétique. Le roi et les premiers juges furent épargnés. Cauchon

était mort; tous ses complices se déchargérent sur lui de leur part de honte. Qu'importe cette réhabilitation à la mémoire de « la fille au grand cour», en qui plus d'un historien moderne a vu la figure de la France? |

Nous avons cherché plutôt ici à donner une idée juste du caractère de Jeanne Darc, de sa mission, de son procès, qu'à faire un nouveau récit de sa gloriense existence ('). Les travaux définitifs de M. J. Quicherat, les narrations chaleureuses de MM. Michelet et H. Martin, le livre récent de M. Wallon, ont, pour ainsi dire, épuisé le sujet. Ceux mêmes qui s'intéressent au nom, à la famille, à la figure de l'héroïne, pourront suivre dans ses recherches M. Vallet de Viriville. Mais il nous a paru utile de montrer en Jeanne Darc la femme agissant par sa volonté et fière de son idée sublime, la Jeanne Dare humaine, la vaillante ouvrière d'une œuvre réfléchie, et non, comme on a voulu l'expliquer matériellement, l'instrument docile d'une influence nerveuse.

LA GLACE.

La vente de la glace et de la neige, conservées dans les grottes du Vésuve et dans les parties les plus hautes de l'Etna, a été longtemps une branche de commerce considérable pour Naples, Catane et les villes voisines. Mais il était réservé aux Américains d'étendre ce commerce dans des proportions qu'on n'aurait pu prévoir antérieurement. L'extrême chaleur de l'été dans les contrées du centre et du midi donne lieu naturellement à une demande de glace, que le froid extrême des États de la Nouvelle-Angleterre permet de satisfaire. L'eau vive des lacs voisins de Boston et d'autres grandes villes se congelant profondément en hiver, on en tire de la glace qui est déposée dans de vastes glacières et vendue en détail pendant l'été.

Vers les commencements de ce siècle, d'ingénieux spéculateurs eurent l'idée d'expédier de la glace dans les Etats du sud de l'Union américaine et dans les Indes occidentales; la spéculation ayant réussi, ce commerce s'étendit ensuite jusqu'à la péninsule espagnole, l'Amérique du Sud, et plus récemment à l'Europe, à l'Hindoustan et à la Chine. L'entreprise est devenue de première importance: de nombreuses compagnies et une grande quantité de bâtiments sont maintenant occupés au transport de la glace expédiée de Boston. A raison de l'extrême industrie et de l'économie avec lesquelles l'exploitation est maintenant dirigée, la glace, qui, il y a peu d'années, revenait à 6 cents la livre à la Nouvelle-Orléans et à la Havane, peut être maintenant livrée à 1 cent. Une pareille baisse de prix s'est aussi produite dans l'Hindoustan et dans des lieux plus éloignés encore. Il a été récemment construit à Calcutta, pour la réception de la glace apportée par les navires, un immense bâtiment où elle est revendue en détail suivant les besoins du public. Ce singulier magasin a de triples murs, cinq combles distincts; il couvre environ trente ares, et peut contenir plus de 30 000 tonneaux de glace.

On sait que, pendant ces dernières années, Londres est devenu un débouché important pour la glace américaine. Ce marché, cependant, n'est qu'accidentellement ouvert, dans le cas seulement où un été très-chaud suit un hiver doux.

La glace expédiée d'Amérique se tire principalement de différents lacs placés sur un terrain élevé, à environ 18 milles de Boston où elle est transportée par le chemin de fer. On la conserve dans de vastes magasins contigus aux lacs jusqu'à l'époque de l'expédition. Dans la cale des

() Voy. sur Jeanne Darc la Table des vingt premières années.

bâtiments qui servent au transport de la glace, on laisse ! entre cette matière et le bordage un espace qui est rempli de sciure de bois ou d'un autre corps non conducteur. La glace américaine est parfaitement transparente, exempte de parcelles d'air, et se trouve ordinairement en blocs | d'un pied d'épaisseur. En 1840, 156540 tonneaux de glace ont été expédiés de Boston, et environ 20000 de New-York. La consommation que l'Amérique fait de cette dernière glace est évaluée de 260 000 à 270000 tonneaux. (')

Habituez-vous à voir la grande beauté de la vertu humaine au milieu de toutes ses imperfections, et employez votre imagination morale non pas tant à mettre ces imperfections en contraste avec le modèle de la perfection idéale qu'à mêler noblement quelques-unes des plus brillantes couleurs de cette dernière aux plus belles teintes de la vertu réellement éprouvée, augmentant ainsi sa splendeur au lieu d'en élargir l'ombre qui doit nous entourer jusqu'au jour où nous nous réveillerons de ce songe dans d'autres sphères d'existence.

SIR J. MACKINTOSH.

DUNKERQUE ET MARDYCK.

On remarque, à quatre kilomètres à l'ouest de Dunkerque, le petit village de Mardyck, où Louis XIV, après la destruction du port et des fortifications de Dunkerque, stipulée par les traités d'Utrecht (1713), fit exécuter de grands travaux qui avaient pour but l'établissement d'un canal maritime destiné à devenir un excellent port militaire et de commerce, et à remplacer le port de Dunkerque. Les détails qui suivent sont tirés de documents et de dessins inédits.

L'Angleterre avait exigé, aux préliminaires de Londres (1712), qui précédèrent la signature de la paix d'Utrecht (1713), que Louis XIV fit démolir les fortifications de Dunkerque, combler le port et ruiner les écluses qui servaient au nettoiement dudit port. Les corsaires de Dunkerque et de Saint-Malo avaient fait éprouver au commerce de Londres des pertes énormes. La course était alors trèsimportante; et la France, dit Vauban, a des avantages pour la course qui surpassent en tout et partout ceux de nos voisins. » L'Angleterre, ne pouvant faire combler tous nos ports, fit détruire celui qui était le plus redoutable pour Londres, celui que Cromwell lui avait acquis en 1658 et que Charles II avait vendu à Louis XIV en 1662, et qui, de 1702 à 1712, avait lancé 791 corsaires contre la marine anglo-hollandaise.

Pour s'assurer de la démolition de Dunkerque, les Anglais envoyèrent (10 juillet 1712) une garnison composée de six bataillons forts de 6 722 hommes, d'une compagnie de 100 bombardiers, avec 20 pièces de canon. On envoya aussi « deux commissaires pour la démolition. » Le 7 octobre de la même année, huit bataillons français et une compagnie de mineurs commencèrent l'œuvre de destruction, qui était achevée le 6 août 1714. Le 20 de ce mois, les Anglais évacuérent Dunkerque. On avait dépensé 580 000 livres pour détruire l'enceinte bastionnée de la ville, la citadelle, le fort Risban, les deux longues jetées du chenal, les batteries qui les défendaient, pour combler le port et détruire les écluses. Un batardeau fut établi dans le chenal, à l'entrée du port. Les eaux, ne pouvant plus s'écouler dans le chenal, rendaient Dunkerque, déjà malsain, absolument inhabitable.

() Mac-Culloch, Dictionary of commerce.

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Les habitants proposèrent à l'intendant de Flandre, M. le Blanc, qu'il fut fait un nouveau canal pour la décharge de leurs eaux, à Mardyck, lequel servirait aussi à leurs vaisseaux. Le roi décida que le canal de Mardyck serait établi, et M. Pelletier, chargé de l'intendance des fortifications et du génie, mena l'affaire avec ardeur, au grand scandale des Anglais. En 1714, douze bataillons se mirent à l'œuvre, et le 14 janvier 1715 tout était achevé. On avait établi un grand canal large de 18 toises, mençant à l'extrémité du canal de Bergues (dont on avait démoli l'écluse qui le joignait au port de Dunkerque), long de 2000 toises, et finissant à deux écluses parallèles, l'une très-large, l'autre plus étroite, et longues de 80 toises. Lå commençait un long chenal pratiqué entre les dunes et l'estran jusqu'à la mer, et défendu dans toute son étendue par deux jetées en fascinage. Le chenal avait 1 200 toises de longueur sur une largeur de 67 toises à l'entrée et de 18 à l'écluse.

Un beau dessin manuscrit de 1718, dessiné par P. Roger, et dont nous donnons ici une réduction, nous montre l'ensemble de ces grands travaux qui donnaient à Dunkerque un port au moins aussi sùr et aussi bon que celui qu'on venait de démolir.

Les plaintes des Anglais furent vives: Louis XIV tint bon; mais le régent, en 1717, au traité de la Haye, « sacrifia le canal de Mardyck pour être bien avec l'Angleterre. »

On détruisit les jetées du chenal et la grande écluse, qui seule donnait passage aux navires. On le réduisit à ne servir à autre usage qu'à l'écoulement des eaux qui inonderaient le pays, et au commerce nécessaire pour la subsistance et l'entretien des peuples de cette partie des Pays-Bas, qui sera seulement fait par des bâtiments qui ne pourront avoir plus de 16 pieds de largeur. » Il en coûta 450 000 livres pour accomplir la destruction que le traité de la Haye ordonnait.

Les Dunkerquois se retournèrent alors vers leur ancien port; les eaux, se faisant passage à travers le batardeau, le détruisaient peu à peu et coulaient dans le chenal; les habitants aidaient le travail des eaux pendant les nuits et lorsque le commissaire anglais s'absentait; le chenal et le port redevinrent praticables. Le ministre de la marine, M. de Maurepas, en temporisant et en faisant quelques concessions aux vives instances de l'Angleterre, parvint à conserver au port de Dunkerque la navigation que la persévérance de ses marins lui avait rendue. Enfin, pendant*la guerre de la succession d'Autriche (1740-48), le port de Dunkerque fut rétabli et les fortifications reconstruites en terre. Malgré sa victoire de Fontenoy, Louis XV consentit, à la paix d'Aix-la-Chapelle, à détruire de nouveau le port de Dunkerque et tous les forts du côté de la mer; les Anglais, de leur côté, consentirent à laisser subsister les fortifications du côté de la terre. Pendant la guerre de Sept ans (1756-63), le port de Dunkerque fut encore rétabli, et encore une fois détruit après la paix de Paris. « Il sera pourvu, dit l'article 13 de ce honteux traité, à la salubrité de l'air et à la santé des habitants par quelque moyen à la satisfaction du roi de la Grande - Bretagne. » David Grégoire, riche marchand de Dunkerque, se rendit à Londres et obtint que ces clauses désastreuses ne fussent pas rigoureusement exécutées; les choses restèrent dans cet état provisoire, et une certaine navigation se faisait encore dans le port, lorsque, pendant la guerre d'Amérique, sous Louis XVI, on releva les fortifications et on rétablit le port de Dunkerque. Le traité de Versailles (1783) obligea le roi de la Grande-Bretagne à consentir à l'abrogation et suppression complète de tous les articles du traité d'Utrecht relatifs à Dunkerque.

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5. Le grand canal de Dunkerque à

7. Le Mail.-8. Pont Rouge sur le

12. L'écluse de Bergues, détruite.

1. Écluses de Mardyck construites en 1714.-2. Bassin et petit canal qui a servi à apporter les matériaux pour la construction des écluses de Mardyck. 3. Maisons et écuries des entrepreneurs.-4. Pont de Petite-Sainte sur le petit canal. Mardyck. 6. L'écluse de Bourbourg (à droite des vaisseaux placés au commencement du canal). canal de Bergues. 9. Pont sur celui de la Moëre. 10. Canal de Furnes. 11. Fours à chaux. 13. Celle de la Moëre, idem. - 14. Magasins à poudre. 15. Porte Rovale. 16. Porte de Nienport. 17. Une partie des souterrains qui existent. -18. La petite chapelle. 19. Le petit château. -20. Porte de la Poissonnerie. Couronne. 23. Porte de la Citadelle. 24. Porte du Parc. 25. L'Intendance de la marine. du bastion de Sainte-Thérèse. 27. La grande église.-28. La citerne. 29. Les Récollets. Anglaises. 32. La Boucherie. 33. Les Pénitentes.

21. Porte du Quai. 22. Porte de la 26. Magasins aux fourrages, et écuries 30. Les Capucins.-31. Les Pauvres-34. Les Soeurs-Blanches. 35. Les Carmes. 36. L'Hôpital.

Plan des Écluses et du Canal de Dunkerque à Mardyck, réduit d'après le dessin fait par P. Royer en 1718. Tiré de la collection géographique de M. L. Dussieux.

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Forêt vierge entre Matura et Jundicuara (Brésil). - Dessin de Freeman, d'après la Flora Brasiliensis.

TOME XXVIII.-JUILLET 1860.

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Es como el paraiso! « C'est comme le paradis!» s'écriait naïvement un Indien, en s'adressant à M. de Humboldt, dont il était le guide, et qu'il voyait tout ému, contemplant une forêt américaine. Le grand artiste, le savant passionné, nous avoue lui-même qu'il ne pouvait détacher ses yeux de cette scène vraiment ravissante, et qu'il en étudiait tous les détails sans pouvoir se rendre compte nettement de ce qui faisait naître son enthousiasme. Qu'était-ce autre chose que la splendeur tranquille du paysage qui pouvait arracher cette parole au pauvre habitant des forêts? Il n'avait jamais quitté ses grands bois, il ignorait les autres magnificences répandues dans le monde, il n'avait même aucune idée des beautés créées par la nature en d'autres lieux; mais il sentait intérieurement que la Providence avait réuni sur ce point de la terre ce qu'il y a de plus admirable dans la création l'élégance unie à la majesté. « Ce beau groupe de végétaux, dans une forêt des bords de l'Amazone, vers la partie qu'on nomme le Solimoens, est peut-être tombé déjà sous la cognée du colon, direzvous, car tout va vite dans ce siècle d'industrie; aujour- | d'hui, on se rend en bateau à vapeur en moins de quatorze jours à Nauta, et les arbres de la rive vont tomber.» Qu'on se rassure; cette forêt, voisine de Matura, appelée naguère Castro d'Avelans, fait partie de réserves pour ainsi dire inépuisables. Et cependant Saint-Christophe de Matura, situé sur la rive australe du grand fleuve, à 210 lieues au-dessus du confluent du Rio Negro, fut durant bien des années le chef-lieu des six missions où l'on a réuni pour la première fois la grande nation des Omaguas, que l'on nommait aussi les Cambebas. Cette bourgade, qui ne renferme plus qu'une vingtaine de feux, est pour ainsi dire en face du Putumayo ou Rio Iça, dont les forêts magni- | fiques sont, comme celles du Japura, parées de toutes les merveilles d'une végétation active qui défiera longtemps le travail des hommes.

Dans ces parages.si peu explorés au profit de la science, avant Martius, vivait jadis la nation puissante des Omaguas, répandue également sur l'immense territoire de la Guyane. Ces hommes actifs et courageux prétendaient, sur les bords de l'Amazone, à la prééminence que réclamaient les Guaycurus sur celles du Parana; ils se proclamaient hautement les premiers d'entre les hommes, les dominateurs suprêmes de la forêt; ils se disaient les maîtres nés des autres Indiens. Les Omaguas, dont l'existence se lie au mythe fameux de l'Eldorado, se faisaient une étrange idée de la beauté humaine; selon eux, on s'éloignait du type de la perfection, réservé à leur race, dès qu'on n'avait pas, à force de patience et d'art, arrondi le visage des guerriers de façon à ce qu'il présentât l'aspect de la lune dans son plein Quelques voyageurs, et ce sont les plus modernes, affirment que leur prétention était d'une nature beaucoup moins relevée, et qu'en s'aplatissant ainsi la face ils avaient pour but unique de la faire ressembler à la carapace d'une tortue, dont ils avaient adopté le nom (').

Sans examiner ici le genre de modification intellectuelle que pouvait amener une telle déformation de la boîte osseuse du cerveau, nous dirons que les Cambebas ou Omaguas devaient être considérés plutôt comme des peuples barbares que comme des sauvages proprement dits. Ils savaient tisser des étoffes, dont ils se fabriquaient des espèces de tuniques, et l'Europe ne saurait oublier que c'est à eux qu'on doit les premiers renseignements qu'on ait eus sur (') Les Indiens disséminés dans les forêts ont renoncé tout récemment à l'usage bizarre que nous signalons ici. La déformation de la face s'obtenait graduellement chez eux, comme chez les Caraïbes, par des procédés mécaniques fort ingénieusement expliqués, grâce à un savant médecin de Genève, le docteur L.-A. Gosse. - Voy. son Essai sur les déformations artificielles du crâne; Paris, 1855, in-8, avec 7 pl.

l'usage de l'Hevea Guianensis, ce précieux caoutchouc dont l'industrie ne saurait plus désormais se passer (voy. la Table des vingt premières années). On peut voir dans l'intéressant Voyage d'Osculati la variété des armes dont ils faisaient usage; et la même relation, en retraçant les paysages agrestes qu'ils parcouraient naguère, nous donne l'aspect de leurs malocas, composées de chaumines verdoyantes, abritées par les plus beaux palmiers, et dans lesquelles l'abondance régnait toujours.

Ce serait fatiguer l'esprit du lecteur que de réunir ici l'aride nomenclature des peuples qui erraient le long des rives fertiles de l'Amazone avant la conquête ('). Pour ne compter que les plus célèbres, aux Omaguas se joignent dans cette énumération les Maynas, les Paravianas, les Manaos, les Mundurucus, les Muras, etc. Ces tribus, disonsle en passant, qui parlaient des langues parfois fort différentes, étaient si considérables qu'un Indien, prétendant donner une idée de leur multiplicité sur le fleuve et sur ses affluents, prit une poignée de sable sur la rive, la dispersa en l'air, et affirma à un voyageur que les grains qu'il jetait ainsi vers le ciel ne donnaient qu'une faible idée de la population des forêts. Sans nous arrêter à cette figure de rhétorique sauvage un peu sommaire, nous pouvons affirmer que sur le fleuve même la population des Omaguas, si répandue ailleurs, ne présentait pas moins de quarante mille individus.

Les Cambebas ou Omaguas parlaient la langue harmonieuse des Guaranis qui formaient les missions jésuitiques du Paraguay.

Nous venons de prononcer le mot de missions. Personne aujourd'hui, sans aucun doute, n'ignore ce qu'ont été celles du Paraguay; mais qui sait maintenant ce que furent jadis celles du fleuve des Amazones ou du Rio Negro? Et cependant, quoique moins célèbres, de quel intérêt ne sont-elles pas entourées? Quelques auteurs les veulent faire remonter à la fin du seizième siècle, à l'époque où l'infatigable P. Ferrer commença à parcourir les forêts du Huallaga et du Napo, catéchisant les Indiens au péril de sa vie. Cette date est peut-être trop ancienne. Pour en avoir une plus précise, il faut se reporter au temps où la grande nation des Maynas, ayant été plutôt massacrée que soumise, inspira assez d'intérêt à l'un des vice-rois pour qu'il demandât au provincial des Jésuites, Francisco de Fuentes, résidant à Quito, des ouvriers évangéliques capables de réunir de nouveau les Indiens errants. Or ceci nous reporte à l'année 1637. A cette époque, un religieux sarde, le P. Gaspar Cujia, et le P. Rivera, qui avaient déjà vécu parmi les nations indiennes, ne craignirent pas de s'enfoncer dans ces grandes forêts inconnues qui n'avaient encore été parcourues que par des aventuriers mus avant tout par l'espoir du lucre. Ce furent les premiers missionnaires qui explorèrent courageusement le haut Amazone. Ils franchirent le Pongo de Manseriche et arrivèrent au milieu des régions où le fleuve, bordé de forêts splendides, coule sans obstacle jusqu'à l'Océan.

Le P. Gaspar Cujia ne trouva plus un seul pueblo debout parmi les Maynas; il comprit l'immensité de sa tâche et il commença par fonder à San-Borja un séminaire dans lequel on put apprendre les langues indiennes et se former à la science si difficile de l'apostolat. Un autre missionnaire, le P. Cueva, vint bientôt l'aider par ses généreux efforts, et, en 1640, s'éleva le premier village d'Indiens, sous le nom de Nuestra-Señora de Ieberos, dont le P. Lucas

(') En consultant Velasco d'une part, et de l'autre M. Lourenço da Sylva Araujo e Amazonas, on aura une idée exacte de ces nations diverses. L'ouvrage de ce dernier est intitulé: Diccionario topogr.fico historico descriptivo da comarca do alto Amazonas, Recife, 1852, in-18.

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