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constances où l'on doit honorer en autrui la croyance que l'on ne partage pas. En agissant de cette manière, on fortifie sa propre croyance et l'on sert celle d'autrui. L'homme, quel qu'il soit, qui par dévotion à sa propre croyance l'exalte et attaque la croyance des autres en disant: Mettons notre foi en lumière, ne fait que nuire gravement à la croyance qu'il professe. Puissent les disciples de chaque doctrine être riches en sagesse et heureux par la vertu (1)! »

De cette tolérance qu'il constate chez les peuples bouddhistes et qui les rapproche des sociétés modernes, M. Barthélemy Saint-Hilaire ne peut trouver l'explication. «< Est-ce à la raison de ces peuples, dit-il, qu'il faut faire honneur de cette vertu, qui est encore bien rare chez les nations les plus éclairées? Ce n'est pas à croire, et le véritable esprit de tolérance, si mal pratiqué de nos jours dans la plupart des pays civilisés, suppose tant de lumières et tant de justice, qu'il est peu probable que les peuples bouddhistes aient été si instruits sur ce point délicat, quand ils étaient si profondément ignorants sur tant d'autres. Est-ce à leur indifférence? C'est encore moins soutenable; car leur ferveur religieuse éclate dans la multitude même des monuments qu'ils ont consacrés à leurs croyances... Bornons-nous donc à constater ce fait, sans chercher à l'expliquer (2). » Ce fait est d'autant plus étonnant que l'intolérance systématique paraît liée au caractère prosélytique, universaliste et absolu des religions. Il est bien difficile de se résigner à en ignorer le sens. Pourquoi le compelle intrare a-t-il fait défaut au bouddhisme? D'où vient la différence que présentent, sous ce rapport, les sociétés bouddhiques et les sociétés chrétiennes? M. Ch. Renouvier l'attribue surtout à la différence du développement extérieur et empirique des deux religions? «Naturelle à l'homme, dit-il, l'intolérance ne nous frappe excessivement que dans les sociétés où l'ardeur de la conscience et la foi supramondaine ont été à

(1) Voir le Bouddha et sa religion, p. 114, 115. (2) Ibid., p. 285, 286.

la fois poussées très-loin. Il a fallu, en outre, un plein triomphe de l'idée longtemps humiliée et des institutions traditionnelles capables de s'employer au gouvernement des âmes. Des deux religions que j'ai nommées (le christianisme et le bouddhisme), l'une, celle qui renonça le plus énergiquement au monde, le bouddhisme fut vaincu et banni des lieux où il était né. Tout le temps qu'il y demeura il eut à compter avec des croyances antérieures et indestructibles que lui-même il consacrait en grande partie. Ailleurs, il en trouva d'autres et de très-résistantes. Là où il put s'établir et régner seul ou à peu près, il essaya sans doute, mais ne parvint pas à affaiblir les pouvoirs politiques. Aussi, tout en devenant théocratique, à sa manière, en formant des sociétés conventuelles, il resta tolérant. L'autre religion, servie par l'anarchie de la foi et des idées autour d'elle, bientôt par l'anarchie sociale, par l'avénement de peuples neufs, par l'état peu avancé de leur développement intellectuel et moral, enfin par des traditions administratives offrant des moyens efficaces de police, et par des habitudes d'élaboration -philosophique éminemment propres à la construction d'un dogme et d'une morale subtils et achevés, put se proposer d'absorber et de réglementer un monde autrefois maudit (1). » :

Nous croyons, quant à nous, que la solution de la question doit être cherchée surtout dans la différence des principes des deux religions. La tolérance bouddhique ne résulte ni de la justice ni de l'indifférence religieuse, ni de ces deux causes réunies, comme la tolérance moderne. Elle tient à la nature et au caractère essentiels de la foi et de la morale bouddhiques. Le bouddhisme est né du panthéisme brahmanique, dont il a gardé certaines croyances fondamentales, notamment la loi de la transmigration. Or, l'intolérance systématique a été, on peut le dire, ignorée des religions polythéistes et panthéistes; elle n'a fleuri qu'au sein des religions monothéistes. C'est que

(1) Essais de critique générale. ·

· Quatrième essai, p. 124.

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les premières ont à leur base une mythologie et une métaphysique bien plutôt qu'une théologie proprement dite; c'est que le sentiment du divin prend dans les secondes un caractère particulier d'intensité, parce qu'il s'y concentre et y devient exclusif. Ce sentiment, qu'on peut appeler monotheiste, s'accompagne naturellement d'une énergique répulsion pour le mal moral, lequel apparaît à la conscience sous une forme unique, celle de désobéissance. Monotheisme et monarchisme divin, c'est la même chose. L'idée du dieu unique, séparé du monde et créateur du monde, contient l'idée de la souveraineté divine, et celle-ci domine la morale et la transforme en un gouvernement divin de la conscience, en une théocratie spirituelle. Là se trouve la racine de l'intolérance et du fanatisme persécuteur: on doit aimer tous les enfants du père céleste; mais il est bien de punir les sujets rebelles du Dieu souverain et de préserver des suggestions mauvaises les sujets fidèles. Exagérant le rôle de la liberté et la portée de la responsabilité humaine dans l'erreur et l'ignorance, les religions monothéistes confondent le mal intellectuel avec le mal moral, et voient dans la foi une obéissance, un devoir, dans la perte de la foi, une révolte, un crime. La foi bouddhique ne vient pas d'une révélation divine, mais d'une science qui, pour être absolue, n'en est pas moins humaine. Le surnaturel bouddhique ne vient pas de la puissance divine commandant à la nature, mais d'une force qui, pour être extraordinaire, n'en est pas moins supposée inhérente à des qualités humaines. Le prosélytisme bouddhique, malgré son caractère universaliste, a son origine non dans un ordre divin, mais dans un mouvement tout humain de compassion. Nous avons vu que les vertus bouddhiques consistent dans la suppression des désirs et dans la disposition à tout supporter de la part d'autrui; et que le but de ces vertus, le nirvana, n'est pas d'éviter la damnation, c'est-à-dire la peine éternelle et absolue, mais d'échapper à la succession indéfinie des récompenses et des peines tem

poraires et relatives. Enfin, le bouddhisme, ne faisant entrer dans son idéal du péché aucune idée d'offense à Dieu, ne saurait connaître le zèle de la maison du Seigneur ni la haine théologique.

F. PILLON.

De l'année 1868.

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L'AGE DE BRONZE OU LES SÉMITES EN OCCIDENT, matériaux pour servir à l'histoire de la haute antiquité, par Frédéric de Rougemont (Paris, Didier). La présence des Sémites en Occident pendant l'âge de bronze, telle est la thèse développée dans cet ouvrage. Les principales conclusions de M. de Rougemont sont les suivantes : les peuples civilisés des contrées maritimes de l'Orient, Sémites purs ou mélangés, attirés vers l'Occident, surtout par l'étain de la Cornouaille et l'ambre de la Baltique, y auraient apporté leur culte, leurs constructions mégalithiques et l'art de fondre et de travailler le bronze. Pour l'Europe occidentale, l'âge de bronze serait compris entre le XVIe et le VIIe siècle avant l'ère chrétienne; il se serait prolongé jusqu'au ve siècle après Jésus-Christ dans le Mecklembourg, jusqu'au VIIIe en Danemarck, et jusqu'au XIe en Livonie.

ALINE ALI, par André Léo (Paris, Librairie internationale de Lacroix et Cie). - Ce roman, qui n'est pas réaliste, est du genre qu'il faut pour développer une thèse de morale. Ce n'est donc pas précisément comme roman qu'il faut l'apprécier. Nous le signalons ici, parce qu'on y trouve des passages tels que ceux-ci : « La femme n'est pas cet être de convention que l'imagination troublée des hommes entoure de nuages quand ils ne l'écrasent pas dans la boue. C'est l'être dont la chair et le sang ont formé les vôtres... Mais non, une différence existe, elle devient tout; de ses yeux troublés, l'homme ne voit plus qu'elle, il s'en affole, s'en enivre; il l'étudie, l'analyse, l'étend, la cultive, l'exalte; il en devient fou, et fonde sur elle tout un système, tout un ordre de choses, tout un Credo. Il a tant fait que la femme lui est devenue comme étrangère; et maintenant il en fait le tour en savant, braquant sur elle ses lorgnettes, il amoncèle sur l'espèce des traités profonds, il s'approche à petits pas de l'objet curieux, change sa voix et se grime pour lui parler. Leur seul accent en prononçant ce mot : femme! est une insulte doublée d'une sottise. Vis-à-vis d'elles ils ont beau se faire humbles, ils ne peuvent être respectueux; car dans leur voix, dans leur regard, dans leur meilleure attitude, tout trahit la pensée fatale, écœurante, qui a changé en promiscuité fatale la grâce élective de l'amour. >>

« Paris s'agite, la province le mène. Tandis que ce Narcisse, ivre de lui-même, se raconte chaque matin sa vie du jour précédent, se contemple dans ses poses, se répète ses mots, rit de son esprit, se confie tout bas cent nouvelles de la plus haute importance, forge cent machines de guerre qui ne partent pas, imagine cent expédients infaillibles, qui ne doivent pas aboutir; crie, se déméne, prèche, prédit, raille, rit, s'enflamme, se proclame par toutes ses voix la tête de l'humanité, il ne s'aperçoit pas qu'il est tout bonnement attelé, ce politique, ce penseur, ce raffiné, à la lourde charrette du paysan en sabots, qui, avec son sourire narquois, de son long aiguillon, le touche sans plus de façon que ses bœufs. Il - ne voit pas qu'au lieu de planer dans l'espace, il rampe et s'enfonce en des or-nières sans cesse agrandies, où l'équipage rustique, remorquant le carrosse du sacre ou la bannière du saint-sacrement, se balance lourdement, et va, s'embourbant de plus en plus, à moins qu'il ne verse. »

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