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fatras d'adjonctions étrangères. » (1) On doit noter ici que l'uniformité d'une tradition orale n'en garantit nullement la fidélité, la véracité. Sortie de l'imagination religieuse, qui suit toujours dans son travail une certaine direction; fixée, déterminée, circonscrite dans sa forme par la croyance; propagée par la prédication, la plus absurde des légendes peut, à la rigueur, circuler, se répandre, se conserver invariable, absolument comme le plus fidèle et le plus exact des récits historiques. Ceci dit en passant, nou's ferons remarquer combien cette affirmation de M. Weber, que la tradition orale a seule conservé les discours et les enseignements du Bouddha et de ses disciples jusqu'à l'année 80 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire pendant près de cinq cents ans, est en contradiction avec le passage de M. Barthélemy Saint-Hilaire cité plus haut.

Mais voyons si l'histoire des conciles, telle qu'elle nous est donnée par M. Barthélemy Saint-Hilaire lui-même, d'après les annales singhalaises, nous les montre rédigeant les ouvrages bouddhiques.

Il y a sept jours à peine que le Bouddha est entré dans le nirvana, lorsque le grand Kacyapa convoque cinq cents religieux qu'il a choisis parmi les plus vertueux et les plus savants. C'est à Radjagriha qu'on se réunit, dans le mois d'asala, et au premier quartier de la lune. Sur la demande des religieux, le roi Adjataçatrou leur fait construire une vaste salle à l'entrée de la caverne Stappani, auprès de la montagne Vebhara, et l'assemblée commence ses délibérations. Sur un trône placé au nord et regardant le sud, le président siége pour diriger les travaux. Une chaire posée au centre de la salle et regardant l'est, doit servir aux orateurs que le président interroge. Le reste des Arhats, sans avoir de siéges particuliers, se rangent, selon leur âge, sur les bancs destinés à les recevoir. La première discussion a lieu le second jour du second mois du varsha. Les disciples les plus chers et les plus éminents du

(1) Revue germanique, octobre 1858.

Bouddha comparaissent; Ananda, son cousin et son compagnon inséparable durant de longues années, et Oupali, un de ses adhérents les plus illustres, montent en chaire. Oupali est inter- · rogé le premier par le grand prêtre Kacyapa sur la discipline ou le Vinaya. Les Sthaviras répètent en chantant les réponses d'Oupati, et c'est ainsi qu'ils apprennent par cœur le Vinaya. Après Oupali, Ananda, guidé comme lui par le président, expose le Dharma ou la Loi. L'assemblée répète également les paroles d'Ananda, et apprend le Dharma, de la même manière qu'elle vient d'apprendre le Vinaya. Ces exercices pieux ne durent pas moins de sept mois.

Voilà l'histoire du premier concile, telle qu'elle est racontée par Mahanama, l'auteur du Mahavamsa (1). Où voit-on en tout cela que les chefs de ce concile aient écrit quelque chose. C'est tout le contraire qui paraît clairement. Ananda et Oupali sont interrogés, ils répondent, ils exposent la doctrine aux Cravakas (auditeurs), qui répétent en chantant leurs paroles, et qui de cette manière les fixent dans leur mémoire. Evidemment le premier concile ignoré l'écriture, et il a recours aux procédés alors employés, selon toute apparence, dans les écoles philosophiques de l'Inde, pour assurer la transmission d'un en seignement qui ne pouvait être qu'oral.

Le second concile se tient à Vaiçali dans la dixième année du règne de Kalaçoka, cent ans après la mort du Bouddha. Une hérésie s'est formée à Vadji, et de là elle s'est étendue sur une grande partie des provinces du nord. Les mœurs des religieux se sont relâchées; la discipline a perdu presque toute sa sévérité. Les hérétiques ont su mettre le roi Kalaçoka dans leurs intérêts; et ils sont sur le point de l'emporter lorsque trois religieux, Yasa, Sambhoutta et Révata s'unissent pour combattre ces funestes doctrines. Par l'entremise de la prêtresse Anandi, sœur de Kalaçoka, ils parviennent à changer les résolutions du monarque, qui consent à se prononcer pour

(1) C'est l'ouvrage qui contient les annales de l'ile de Ceylan convertie au bouddhisme.

la vraie foi dans le concile de Vaiçali. Sous l'influence de Révata, cette assemblée réformatrice composée de sept cents membres, consolide toutes les règles ébranlées de la discipline, et dix mille prêtres, qui avaient prêté à l'hérésie une oreille trop facile, sont dégradés. Les travaux du concile s'étaient prolongés pendant huit mois, conduits comme l'avaient été les précédents.

Un schisme avait rendu nécessaire le second concile; dixhuit schismes font convoquer le troisième sous le règne d'Açoka, devenu maître de l'Inde entière, deux cent dix-huit ans après la mort du Bouddha (325 ans av. J.-C.). La religion, déchirée par des divisions intestines, risquait de périr. Le troisième concile, composé de mille religieux, se tient à Patalipoutra, dégrade soixante mille prêtres hérétiques, et rétablit les cérémonies du culte orthodoxe partout interrompu depuis sept années. Ses travaux avaient duré neuf mois (1).

Nous voyons bien que, dans le premier et le second siècle du bouddhisme, des divisions nombreuses s'introduisent dans l'Eglise, auxquelles le second et le troisième concile viennent porter remède. Ces divisions s'expliquent précisément avec facilité par l'incertitude et, si l'on peut ainsi dire, par la fluidité de la tradition orale, par la diversité des commentaires dont les préceptes, oralement transmis, sont l'objet, par l'absence d'une ligne de démarcation précise, que seule l'Ecriture pouvait établir, entre ces commentaires et ces préceptes. C'est précisément parce que l'écriture n'a encore rien distingué, rien fixé, rien consolidé; parce que le développement de la religion nouvelle, se faisant dans une sorte de nuit, se fait sans limite, en tous sens et d'une manière désordonnée, que l'autorité conciliaire, la loi vivante, est obligée, en l'absence du Bouddha, d'intervenir. Remarquez que le second et le troisième concile n'invoquent pas de monuments écrits; évidem

(1) Le premier concile est composé de cinq cents membres, le second de sept cents, le troisième de mille! Les travaux du premier concile durent sept mois, ceux du second huit mois, ceux du troisième neuf mois! Voilà des chiffres qui trahissent le caractère légendaire de la narration.

ment ils n'en connaissent pas, et rien n'indique qu'ils aient songé à en laisser aux conciles futurs. Je suis convaincu,

dit M. Vassilief, dans son ouvrage sur le Bouddhisme, ses dogmes et son histoire, que l'écriture fut encore inconnue dans l'Inde pendant plusieurs siècles après l'apparition du Bouddha. Toutes les dispositions du Vinaya confirment cette idée qu'elle n'existait pas, à la naissance du bouddhisme, dans les contrées qui ont accueilli cette religion. Les premiers Soutras disent constamment qu'on les oublie et qu'il faut les apprendre par cœur; ceux qui entourent le Bouddha s'appellent Cravakas, c'est-à-dire auditeurs; les préceptes du Vinaya se récitent de mémoire; dans les légendes sur la vie du Bouddha, nulle part on ne parle d'un seul monument écrit; le premier et le second concile s'occupent uniquement de questions verbales sur la foi (1). » M. Vassilief ajoute que les plus anciennes inscriptions trouvées dans l'Inde sont celles d'Açoka, et que très-probablement c'est sous le règne de ce prince que l'écriture fut introduite dans l'Inde par les bouddhistes qui, en s'étendant à l'ouest de Magadha, furent les premiers à faire connaissance avec l'écriture grecque à Bactra.

De cette absence de l'écriture dans les premiers siècles du bouddhisme, M. Vassilief conclut qu'il est difficile de percer les ténèbres qui enveloppent l'histoire du Bouddha et de ses premiers successeurs. Il montre que les auteurs des livres bouddhiques préoccupés de leur croyance et du développement qu'elle avait pris à l'époque où ils écrivaient, ont transfiguré, dénaturé les événements, les personnages et les idées du bouddhisme primitif; que dans ces livres les faits de différentes époques se trouvent mélangés et réunis en une seule; que chaque variation de la doctrine a amené un changement correspondant dans la figure du Bouddha; qu'on le voit grandir et s'élever aux yeux de ses fidèles à mesure que la postérité s'éloigne de lui et que le bouddhisme s'enrichit de nouvelles

(1) Le Bouddhisme, ses dogmes, son histoire et sa littérature, p. 19.

idées; que, s'il faut bien admettre l'existence réelle de Çakyamouni, organisateur d'une confrérie de mendiants, on ne peut, sur la vie de ce personnage, s'en rapporter aux soutras, qui nous racontent ses actes et nous exposent ses discours et son enseignement; que la critique appliquée rigoureusement à sa biographie n'y laisse presque pas subsister d'éléments qui aient une valeur historique; que des livres bouddhiques, les plus anciens sont ceux qui contiennent les prescriptions de la discipline, les plus modernes ceux où sont développées des opinions philosophiques; qu'ainsi les trois corbeilles ne remontent certainement pas à la même date, mais représentent des époques différentes du bouddhisme; que le Vinaya a été le produit de la première époque, le premier lien des bouddistes, et que beaucoup plus tard, dans la vie paisible des monastères, s'est produite la psychologie subtile de l'Abidharma, avec les controverses nombreuses et les divisions d'écoles auxquelles elle a donné naissance. Si M. Barthélemy Saint-Hilaire se montre trop peu sévère sur les conditions de l'authenticité et de l'historicité, M. Vassilief tombe peut-être dans une erreur opposée en réduisant excessivement le rôle personnel de Çakya-mouni et en exagérant la pauvreté doctrinale du bouddhisme primitif, mais il est bien plus que M. Barthélemy Saint-Hilaire dans la véritable voie de la critique moderne. Le mérite de son livre est d'avoir porté dans l'histoire du Bouddha et des origines du bouddhisme cette méthode d'analyse fondée sur le principe du développement et sur le critère interne, que Strauss, Baur et l'école de Tubingue ont, avec une si merveilleuse sagacité, appliquée à l'histoire du Christ et des origines du christianisme.

XV.

A la base des doctrines bouddhiques, nous trouvons la théorie des quatre vérités sublimes. Elle est connue de tous les bouddhistes sans exception; elle est adoptée au sud et à l'est aussi

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