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et la vénération des fidèles ne tarda pas à entourer cet arbre d'un culte fervent qui dura de longs siècles. Dans l'année 632 de notre ère, c'est-à-dire douze cents ans après la mort du Bouddha, Hiouen-Thsang, le pèlerin chinois, vit encore le Bodhidrouma ou l'arbre qui passait pour l'être. Le tronc était d'un blanc jaune; les feuilles étaient vertes et luisantes, et, d'après ce qu'on dit au voyageur, elles ne tombaient ni en automne, ni en hiver, mais se détachaient tout d'un coup, le jour anniversaire du nirvana du Bouddha, pour renaître plus belles qu'auparavant (1).

XIII.

Le Bouddha était désormais certain d'avoir la pleine possession de la vérité. Un moment il se demanda s'il devait la communiquer aux hommes, au risque de la voir mal accueillie et de l'exposer à leurs insultes, et s'il n'était pas plus prudent de jouir seul de la lumière, et de fermer la main sur le secret de la délivrance éternelle. Son grand cœur n'hésita pas longtemps. « Tous les êtres, se dit-il, qu'ils soient infimes, médiocres ou élevés, qu'ils soient très-bons, moyens ou très-mauvais, peuvent être rangés en trois classes: un tiers est dans le faux et y restera; un tiers est dans le vrai; un tiers est dans l'incertitude. Ainsi un homme au bord d'un étang, voit des lotus qui ne sont pas sortis de l'eau, d'autres qui sont au niveau de l'eau, d'autres enfin qui sont élevés au-dessus de l'eau. Que j'enseigne, ou que je n'enseigne pas la loi, cette partie des êtres qui est certainement dans le faux, ne la connaîtra pas; que j'enseigne ou que je n'enseigne pas la loi, celle qui est certainement dans le vrai la connaîtra ; mais cette partie des êtres, qui est dans l'incertitude, si j'enseigne la loi la connaîtra; si je n'enseigne pas la loi, elle ne la connaîtra pas. » Le Bouddha se sentit alors « pris d'une grande pitié pour cet assemblage d'êtres plongés dans l'incertitude; » et ce fut cette pitié qui le

(1) Le Bouddha et sa religion, p. 29.

décida. Il allait enfin ouvrir aux êtres depuis longtemps égarés dans leurs pensées mauvaises la porte de l'immortalité, en leur révélant les quatre vérités sublimes.

Quelles étaient ces vérités? Elles se rattachaient à la doctrine alors régnante de la transmigration des âmes. La première de ces quatre vérités, c'est que la douleur est inséparable de l'existence, parce que l'existence comporte la vieillesse, la maladie et la mort. La seconde, c'est que la douleur est fille du désir qui nous attache aux objets, à la jeunesse, à la santé, à la vie, des fautes que le désir nous a fait commettre dans les existences précédentes, et des fautes qu'il nous fait commettre dans l'existence actuelle. La troisième vérité, propre à consoler des deux autres, c'est que l'existence et la douleur peuvent cesser par le nirvana. Enfin, la quatrième, c'est que pour atteindre à la cessation de la douleur, au nirvana, il faut détruire en soi le désir, se détacher de soi-même, se renoncer à soi-même, et écarter tous les obstacles qui s'opposent à l'extinction du désir, à la pratique du renoncement. Les deux premières vérités sont la douleur et la cause de la douleur ; les deux dernières sont le salut et la voie ou méthode du salut.

Entre la possession paisible et solitaire de la vérité absolue, de la Bodhi, et les périls de l'apostolat, Çakya-mouni avait généreusement choisi les périls de l'apostolat. Il était résolu à tout braver pour propager les bienfaits de sa doctrine. Dès lors on le vit aller d'un lieu à un autre, prêchant partout dans le langage populaire, ouvrant à tous, rois et esclaves, brahmanes et tschandalas, purs et impurs, compatriotes et étrangers, hommes et femmes, l'accès des vérités qui devaient les rendre heureux. Tous sont appelés à connaître ces vérités et à s'en servir pour leur délivrance; tous sont déclarés capables de s'élever à la science et à la sainteté; tous sont égaux devant le but à atteindre, devant le nirvana; il s'agit pour tous du même salut et de la même voie du salut. C'est l'unité des devoirs dominant les règles et les prescriptions brahmaniques différentes pour chaque caste, et annulant tout ce qui, dans

ces règles particulières et traditionnelles, est contraire à la Bonne loi, tout ce qui est de nature à entraver la marche vers la perfection, c'est-à-dire vers la suppression des désirs. Plus de privilége et plus d'exclusion dans l'ordre religieux ainsi tombent les barrières de classe, de race et de nation. «Ma loi, disait Çakya-mouni, est une loi de grâce pour tous. » Ananda, son disciple favori, après une marche fatigante, rencontre une jeune fille qui puisait de l'eau à une fontaine, et il lui demande à boire. La jeune fille, craignant de le souiller, l'avertit qu'elle est née dans la caste matanga, et qu'il ne lui est pas permis d'approcher un religieux. « Ma sœur, répond Ananda, je ne m'enquiers point de ta caste ni de ta famille ; je te demande seulement de l'eau, si tu peux m'en donner. » Touchée d'une bonté si rare, Prakriti (c'est le nom de la jeune fille) s'éprend d'amour pour Ananda, qui se soustrait difficilement à ses charmes. Elle se résout alors à prier Çakya-mouni lui-même de favoriser ses vœux, et va l'attendre, sous un arbre, près de la porte de la ville par laquelle il devait sortir après avoir mendié son repas du jour. Il sort en effet et apprend de la jeune fille sa passion pour Ananda ainsi que l'intention où elle est de le suivre. Profitant de cette disposition pour convertir Prakriti, le Bouddha, par une série de questions qu'elle peut prendre dans le sens de son amour, mais qu'il fait sciemment dans un sens tout religieux, finit par ouvrir ses yeux à la lumière, et par lui inspirer le désir d'embrasser la vie ascétique. C'est ainsi qu'il lui demande si elle veut suivre Ananda, l'imiter dans sa conduite, porter les mêmes vêtements que lui, c'est-à-dire le vêtement des personnes religieuses. La jeune fille répond affirmativement; Çakya-mouni exige le consentement formel de ses parents qui viennent l'accorder. Alors, distinguant enfin le véritable objet de son amour, Prakriti reconnaît son erreur, et déclare qu'elle est décidée à entrer dans la vie religieuse.

Toutes les conversions opérées par le Bouddha étaient faites par ces mêmes moyens de persuasion et de bonté. En peu de

temps elles se multiplièrent. Bien qu'elle s'attaquât à la base même du pouvoir brahmanique, la nouvelle doctrine gagna parmi les brahmanes des partisans que séduisit sa clarté et sa simplicité, comparée avec l'étude si longue, si difficile et si fatigante des Védas. Elle attira aussi beaucoup de princes et de rois, qui saisirent cette occasion de se délivrer de la tutelle oppressive des brahmanes. Dans certaines parties de l'Inde, les indigènes, quoique soumis à la civilisation brahmanique, étaient restés dans une certaine indépendance, et naturellement ils ne demandèrent pas mieux que d'échapper à la hiérarchie religieuse; mais ce fut surtout dans les classes inférieures que le Bouddha trouva la masse de ses prosélytes. Tous les malheureux, tous les opprimés se tournèrent vers lui comme vers leur libérateur. « Le caractère distinctif de l'enseignement bouddhique, dit Eugène Burnouf, est tout entier dans la prédication, laquelle avait pour effet de mettre à la portée de tous des vérités qui étaient auparavant le partage des castes privilégiées. Elle donne au bouddhisme un caractère de simplicité, et sous le rapport littéraire, de médiocrité, qui le distingue de la manière la plus profonde du brahmanisme. Elle explique comment Çakya-mouni fut entraîné à recevoir au nombre de ses auditeurs des hommes que repoussaient les classes les plus élevées de la société. Elle rend compte de ses succès, c'est-àdire de la facilité avec laquelle se répandit sa doctrine et se multiplièrent ses disciples. Enfin, elle donne le secret des modifications capitales que la propagation du bouddhisme devait apporter à la constitution brachmanique, et des persécutions que la crainte d'un changement ne pouvait manquer d'attirer sur les bouddhistes, du jour où ils seraient devenus assez forts pour mettre en péril un système politique principalement fondé sur l'existence et la perpétuité des castes. Ces faits sont si intimement liés entre eux qu'il suffit que le premier se soit produit pour que les autres se soient avec le temps développés d'une manière presque nécessaire (1). » Eugène Burnouf prend (1) Introduction à l'Histoire du bouddhisme indien, p. 194.

ici l'effet pour la cause. Sans doute qui dit prédication dit popularisation, vulgarisation, simplification; une religion que l'on préche est une religion que l'on s'efforce de rendre accessible à tous; mais pourquoi le fondateur du bouddhisme et ses disciples se sont-ils livrés à la prédication, et non à un enseignement d'école ? Précisément parce qu'ils s'adressaient à tous les hommes sans distinction de classe, et qu'ils n'entendaient pas faire du salut un privilége. Ce n'est pas par son mode d'enseignement que Çakya-mouni fut entraîné à recevoir au nombre de ses auditeurs des hommes que repoussaient les classes les plus élevées de la société ; c'est parce que son prosélytisme ne faisait aucune acception de personnes, qu'il fut conduit à adopter la prédication pour mode d'enseignement. Le premier des faits que le savant critique nous montre avec raison intimement liés entre eux, n'est pas le mode nouveau d'enseignement, c'est l'esprit de la nouvelle doctrine enseignée. Ce n'est pas la prédication qui explique le caractère universaliste et égalitaire du prosélytisme bouddhique; c'est le caractère universaliste et égalitaire de ce prosélytisme qui explique la prédication.

Né d'une compassion qui embrassait tous les êtres, ce prosélytisme ne devait pas plus connaître les limites-géographiques que les barrières ethnologiques et politiques. Les légendes offrent plus d'un témoignage vraiment touchant de l'esprit apostolique que le maître savait inspirer à ses disciples. Récemment converti, Pourna veut aller vivre et se fixer chez une tribu voisine qu'il doit gagner à la religion du Bouddha, mais dont les mœurs farouches pourraient effrayer un courage moins résolu. Çakya-mouni cherche à le détourner de ce dessein périlleux :

<< Les hommes du Cronaparanta, où tu veux fixer ton séjour, lui dit-il, sont emportés, colères, furieux, cruels. Lorsque ces hommes, ô Pourna, t'adresseront en face des paroles méchantes, grossières et insolentes; quand ils se mettront en colère contre toi et t'injurieront, que penseras-tu?

>> - Si les hommes de Cronaparanta, répond Pourna, m'a

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