Page images
PDF
EPUB

de la religion chrétienne, est, malgré son importance réelle, moins considérable qu'on est porté à le croire. Un des éléments de la caste, l'hérédité, a disparu; mais il en reste ceci, qui est essentiel, que l'activité, la liberté de l'individu, est entièrement dominée, absorbée par la classe à laquelle il a dû se donner pour toujours, dont il a revêtu à jamais le costume, les passions, les intérêts et la conscience, où il n'a pu entrer qu'à la condition de briser tout lien avec sa classe héréditaire. « Chacun, sans doute, dit très-bien M. Quinet, peut entrer dans le sacerdoce catholique et y jouir d'une certaine égalité; c'est en cela principalement que la caste instituée par Grégoire VII, est un progrès sur celle des Brahmes ou des Egyptiens. Mais ce système n'en est pas moins une caste, puisque personne ne peut en sortir. Quiconque épouse l'Eglise, meurt à l'esprit de famille. Il est à cet égard séparé du reste des familles humaines; c'est par là que le principe de la caste survit sous une forme détournée, dans toutes les sociétés soumises à l'Eglise romaine (1). »

Quand nous posons, d'une manière générale, que le régime des castes est un fait essentiellement politique et économique, qu'il procède essentiellement d'une pensée d'ordre et d'organisation, nous n'entendons pas nier l'influence que, dans certains pays, notamment dans l'Inde, la conquête et la différence de race ont pu exercer sur ce régime, en mettant, par exemple, entre les castes supérieures et les castes inférieures, une plus grande distance, des barrières plus élevées, plus solides et plus infranchissables. L'état d'abaissement où la loi indienne réduit le çoudra, la différence profonde qu'elle établit entre la quatrième caste et les trois autres, révèle assez clairement la conquête (2). On y sent le mépris d'une race dominatrice pour une race subjuguée. « Que le nom d'un brahmane, (1) Génie des religions, p. 187.

(2) On peut dire qu'en général une caste de serfs est partout le produit et le signe de l'invasion et de l'établissement d'un peuple, d'une race dans un pays occupé par un autre peuple, par une autre race. La Perse et l'Egypte n'ont pas de coudras.

dit Manou, par le premier des mots dont il se compose, exprime la faveur propice; celui d'un kshattriya, la puissance; celui d'un vaiçya, la richesse; celui d'un çoudra, l'abjection.

Le nom d'un brahmane, par son second mot, doit indiquer la félicité; celui d'un guerrier, la protection; celui d'un marchand, la libéralité; celui d'un çoudra, la dépendance.» (Lois de Manou, livre x1.) Les membres des trois premières classes ont reçu une désignation commune; ils sont nommés dwidjas, qui veut dire deux fois nés, régénérés. A la naissance, selon la nature, doit s'ajouter pour eux, la naissance spirituelle, la naissance religieuse, marquée par l'investiture du cordon sacré ; cette seconde naissance, qui les rapproche, leur impose un commun devoir, celui d'offrir des sacrifices et d'étudier le Véda. Le coudra est exclu de cette espèce de baptême brahmanique; il n'a qu'une naissance; il est hors la religion, incapable de participer aux cérémonies du culte; le Sacrifice et le Véda ne le concernent pas, ne sont pas faits pour lui; on ne lui demande que de la soumission aux classes supérieures. Le Harivamça parle du coudra avec le plus profond dédain. « Le coudra, dit-il, n'est qu'une partie insaisissable de la société; il n'y tient pas plus de place que n'en tient, dans le sacrifice, la fumée qui s'élève du feu, sous la friction des deux morceaux de bois. >>

Le lien religieux qui réunit brahmanes, kshattriyas et vaiçyas, et qui, dominant la différence de leurs fonctions, les oppose revêtus d'une dignité commune, sous le nom de Dwidjas, à la caste sans droits, à la caste servile, indique que cette dernière, composée des populations autochthones, constituait seule au sens propre une varna (couleur), et que ce mot ne s'est appliqué que par extension aux trois premières classes, lesquelles appartenaient, selon toute apparence, aussi bien la troisième que les deux premières, à la race des conquérants, des Aryas, des Honorables (c'est le sens du mot Aryas). Ce qui paraît bien le prouver, c'est que dans les hymnes authentiques du Rig-Véda, il n'est pas fait mention des coudras, tandis

qu'on y trouve déjà la distinction des brahmanes, des kshattriyas et du Viç, c'est-à-dire du peuple. Nous citerons, après M. Emile Burnouf, un hymne curieux où les trois premières classes sont très-nettement désignées par leurs fonctions essentielles et par les mots d'où plus tard les castes ont tiré leurs noms. Dans cet hymne, tout est soumis au nombre trois, les strophes avec leurs rhythmes, les refrains et les objets désignés. Or, voici ce qui est dit des trois classes:

<< Favorisez la piété (brahma), favorisez la prière.

>> Tuez les rakchasas: guérissez nos maux. Partageant les plaisirs avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins! prenez le sôma de votre serviteur.

>> Favorisez la force (kshattra), favorisez les héros.

>> Tuez les rakchasas: guérissez nos maux. Partageant les plaisirs avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins! prenez le sôma de votre serviteur.

» Favorisez les vaches, favorisez le peuple (vic).

>> Tuez les rakchasas: guérissez nos maux. Partageant les plaisirs avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins! prenez le sôma de. votre serviteur. >>

Ainsi nous voyons, dès l'époque des hymnes, se déterminer parmi les Aryens Hindous, trois grandes catégories sociales: les hommes de la prière (brahmanes), du sacrifice, du culte, de l'enseignement; les hommes de la force (kshattriyas), de la guerre, de la protection, du gouvernement; enfin, les hommes du peuple (vaiçyas) chargés du soin des troupeaux, les hommes du travail agricole, industriel et commercial, le tiers état. La séparation des fonctions est d'abord loin d'être absolue. « On voit souvent dans le Véda, dit M. Emile Burnouf, des hommes qui viennent de faire la guerre, offrir, comme pères de famille, le sacrifice aux Dieux, non par l'intermédiaire d'un pontife sacré, mais directement, c'est-à-dire, broyant et purifiant le sôma de leurs propres mains, composant l'hymne, allumant le feu sacré; on peut même dire que c'est là un des faits les plus ordinaires que nous présentent les hymnes. Inversement,

on voit des hommes de famille sacerdotale prendre les armes et marcher au combat, comme s'ils étaient des kshattriyas.... Les mariages entre seigneurs et prêtres, non-seulement ne sont point interdits dans le Véda, mais ne sont pas même signalés comme une dérogation à l'usage commun des Aryas. Il y a sur ce point essentiel une égalité réelle entre ces deux classes de personnes : et cela se conçoit d'autant mieux, que les fonctions de l'une et de l'autre n'étaient pas incompatibles.... Si l'on interroge le Véda relativement aux autres fonctions, il répond que le sacerdoce ne les exclut pas, qu'un homme de prière peut aussi bien labourer la terre ou faire paître les troupeaux, que broyer le sôma ou allumer le feu divin (1). » L'incompatibilité des fonctions, qui faisait de chacune d'elles un privilége, et par suite, un patrimoine, devait être et fut amenée par diverses causes, qu'il est facile de comprendre d'abord, la complication croissante de ces fonctions mêmes, c'est-à-dire le développement progressif de l'art agricole et industriel, de l'art militaire, et, qu'on nous permette *cette expression, de l'art religieux; puis, le caractère nécessairement empirique et familial à l'origine des divers apprentissages; ensuite, la nécessité d'une force armée permanente pour conserver, étendre et organiser la conquête; enfin, l'adjonction à celles qui existaient déjà, d'une quatrième classe asservie et méprisée, qui, devenue un des éléments du système social, ne pouvait manquer d'y fortifier le principe d'inégalité et de séparation.

XI.

On a vu que la séparation rigoureuse des fonctions n'existait pas à l'origine chez les Aryas. Il faut ajouter que cet autre

(1) Essai sur le Véda, p. 226, 227.

élément du système des castes, la hiérarchie, ne se trouve, pas plus que la séparation, indiquée dans les hymnes védiques. Il n'est pas douteux que les vaiçyas, qui formaient la masse du peuple (vic), fussent dès lors subordonnés aux hommes de prière et aux hommes d'armes, et que cette subordination tendît à s'accroître à mesure que les fonctions sacerdotales et militaires se fixaient dans certaines familles.

Mais la question de la hiérarchie des castes n'est autre en réalité que celle de la prééminence, de la suprématie, qui devait se poser entre les brahmanes et les kshattriyas; et celle-ci n'est nulle part abordée dans le Véda.

Pendant la période de conquête, la caste militaire se trouva naturellement en possession du pouvoir suprême que la force des choses mettait entre ses mains. La prépondérance des familles seigneuriales, dit M. Emile Burnouf, allait naturellement croissant. Comme elles occupaient le sol en grande partie, et qu'elles commandaient les armées, leurs revenus territoriaux et leur part de butin l'emportaient toujours sur le lot des familles plébéiennes. Or, lorsque les rôles furent partagés de telle sorte, que les prêtres fussent exclusivement occupés de leur ministère, et n'eussent entre les mains aucune partie du kshattra, c'est-à-dire du pouvoir militaire et politique, il arriva que leurs richesses n'augmentèrent plus ou même allèrent en diminuant. La disproportion entre la fortune du prêtre et celle du kshattriya fut de plus en plus grande, et força le premier à se mettre au service du second. Il n'est pas besoin de lire un grand nombre d'hymnes pour se convaincre que la puissance des rois était en proportion de leur avoir, et que celui-ci s'accroissait continuellement, par l'exploitation de leurs domaines et par la conquête; tandis que les hommes de prière, exclusivement occupés des cérémonies saintes, de la méditation et de l'enseignement, se trouvaient, par la force des choses, soumis à la classe puissante des kshattriyas. On vit donc, et le Véda en cite un grand nombre, beaucoup de prêtres offrir le sacrifice pour le prince

« PreviousContinue »