Page images
PDF
EPUB

populations inférieures, par remporter une victoire complète, victoire qui a donné à la société indienne la forme théocratique qu'elle présente encore aujourd'hui. La légende de Paraçourama, telle que la donne le poëme géant le Mahabharata, a conservé le souvenir de cette guerre du sacerdoce et de l'empire. Paraçourama, le cinquième fils de Djamadagni, roi de Kanyakoubdja, apparaît d'abord avec un caractère d'une férocité implacable. Dans sa jeunesse, il se charge, seul de toute sa famille, de tuer sa mère sur l'ordre de son père irrité. Plus tard, c'est lui qui poursuit la vengeance de la race brahmanique des Bhrigous, exterminés par les kshattriyas, à qui ils avaient refusé leurs trésors. Bientôt, Paraçourama, hostile déjà aux kshattriyas, a contre ceux-ci un grief personnel. Ils ont égorgé son père; sa fureur alors ne connaît plus de bornes, et dans une suite de batailles victorieuses, il écrase ses ennemis qu'il fait disparaître de la surface de la terre. Mais le sang a coulé, et le terrible Paraçourama a pu en former cinq grands lacs qu'il a consacrés aux mânes enfin apaisés des Bhrigous. Puis, aussi pieux qu'il est cruel, il fait un splendide sacrifice à Indra, et il donne la terre entière aux prêtres qui officient. Le chef de ces prêtres est Kacyapa. Mais les brahmanes s'aperçoivent qu'ils ne sont pas assez forts pour maintenir l'ordre dans la société, dont la direction leur a été remise. Ils choisissent de nouveaux rois, et leur rendent le gouvernement dont ils ne peuvent se charger eux-mêmes. Les rois reçoivent et gardent le pouvoir temporel; mais ils doivent reconnaître, respecter et protéger l'autorité spirituelle des brahmanes, sans lesquels ils ne seraient rien. A ces conditions est conclue entre le trône et l'autel, entre la noblesse et le clergé, une alliance conforme à l'intérêt des deux classes, qui ont besoin « de s'unir, dit Manou, pour s'élever dans ce monde et dans l'autre, » alliance nécessaire pour tenir en respect les vaiçyas et les coudras, dont l'esprit révolutionnaire << serait capable de bouleverser le monde. » Tels sont les traits légendaires de la lutte des brahmanes et des kshat

triyas. Ils indiquent, comme le remarque M. Barthélemy Saint-Hilaire, que la victoire coûta cher à la caste sacerdotale, et qu'elle ne l'eût peut-être jamais remportée, si les kshattiyas ne s'étaient divisés entre eux, et si l'un des principaux guerriers de leur propre caste ne s'était fait le champion de leurs ennemis (1).

X

La morale brahmanique dérive de l'institution des castes; elle se rapporte au maintien de ce régime d'inégalité immorale, et surtout au respect de la caste dominante, de la caste sacerdotale; en un mot, le régime des castes caractérise le brahmanisme au point de vue moral et social. Mais quelles sont les causes générales qui ont divisé la société indienne en castes superposées les unes aux autres? Comment cette organisation sociale et la conception des devoirs qui en découle se rattachent-elles aux doctrines brahmaniques?

Un grand nombre de critiques croient trouver dans l'ethnologie une réponse à la première de ces questions. «Peut-être l'ethnologie, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, avancera-t-elle l'obscur problème de l'origine des castes indiennes, et, en démêlant les diverses races qui, aujourd'hui encore, couvrent le sol de l'Inde, pourra-t-on arriver de proche en proche à se faire quelque idée des races qui l'occupaient quand les Aryas y pénétrèrent pour la première fois. Ces races se sont certainement subordonnées les unes aux autres par suite de la conquête, et c'est de là qu'a pu naître l'empire des plus énergiques et la soumission des plus faibles, aboutissant enfin à cette organisation inflexible que nous pouvons étudier dans le Manava-Dharma-Sastra, et qui pose toujours sous nos yeux.... Entre les conquérants et les indigènes, y avait-il quelque dif

(1) Journal des Savants. Article de M. Barthélemy Saint-Hilaire sur l'origine de la religion et des institutions hindoues (mars 1862).

férence physique qui pût les distinguer profondément, et faciliter l'établissement social qui prévalut? C'est là une hypothèse très-spécieuse, et comme le mot sanscrit qui signifie la caste, signifie primitivement la couleur (varna), on s'est cru en droit de supposer que les Aryas appartenaient à une autre famille que les autochtones. Le Mahabharata autorise en partie cette conjecture, et l'on y voit que quand Brahma créa les divers ordres des êtres, la couleur des brahmanes fut blanche, celle des kshattriyas, rouge, celle des vaiçyas, jaune, et celle des çoudras, noire. Dans le Harivamça, cette légende, empruntée au Mahabharata, est un peu modifiée. Ce ne sont plus les quatre castes qui ont chacune une couleur distincte, et qui pourraient ainsi représenter des races opposées. Vichnou crée, au commencement du monde, les brahmanes, et il leur donne les quatre couleurs. Par suite, les castes se séparent entre elles; mais le Harivamça a bien soin d'ajouter que, malgré ces divisions, l'unité des castes n'est pas rompue; elles ont toujours la même origine; elles n'ont été divisées que pour rendre la société possible, et pour que l'échange des services mutuels établît et maintînt la concorde. Malgré cette divergence des traditions, il est toujours à présumer que la diversité physique a été la cause première de la distinction des castes; et l'on ne comprendrait pas qu'une si choquante inégalité eût pu jamais se former au sein d'une race où tous les individus auraient commencé par être égaux. Il est bien plus naturel de croire que les Aryas, belliqueux et religieux comme ils l'étaient, trouvèrent, en arrivant dans l'Inde, des populations inférieures, auxquelles ils apportèrent un culte nouveau, et dont ils devinrent aisément les maîtres. Les peuples soumis formèrent les dernières castes; et, comme ces peuples mêmes n'étaient pas probablement sans quelque organisation antérieure, les classes les plus élevées parmi eux devinrent des vaiçyas, et furent admises aux initiations védiques; les classes les plus dégradées devinrent des coudras, et restèrent sous le joug des trois autres. Le brahmane et le kshattriya

conservèrent leur suprématie, dépositaires du dogme religieux et du gouvernement politique (1). »

Ce qui est une hypothèse spécieuse, une conjecture vraisemblable pour M. Barthélemy Saint-Hilaire, est pour M. Michelet une vérité acquise. M. Michelet sait que les Aryas conquérants « trouvèrent dans l'Inde une race douce et de peu de défense, énormément nombreuse, cent ou deux cents millions d'esclaves (il les a comptés!) qui admiraient, aimaient la race blanche, l'aimaient si bien, qu'elle y pouvait périr (2). » Il est de mode, à notre époque, de tout expliquer, que dis-je? de tout justifier par les diversités et les inégalités ethniques: la conquête, la caste, même l'esclavage. L'histoire naturelle envahit l'histoire et en chasse la conscience; au nom d'une science nouvelle, l'ethnologie, plus riche, jusqu'à ce jour, en théories qu'en faits positifs et incontestés, on voit se répandre dans le monde, avec une superbe assurance, un déterminisme, un optimisme de nouvelle espèce, qui vient se joindre à nos philosophies panthéistes de l'histoire pour obscurcir dans les esprits les notions, si claires, au XVIIIe siècle, du mal, du droit et de l'humanité. Selon M. Michelet, la caste était nécessaire; elle a préservé les Aryas de l'absorption; c'est le chef-d'œuvre de leur génie. « La résistance des Aryas, une si haute victoire de l'esprit, est un des plus grands faits moraux qui se soient passés sur la terre. Ils trouvèrent leur salut dans la barrière des castes. Elles se formèrent d'elles-mêmes sur une base fort raisonnable en ce climat, base physiologique et d'histoire naturelle: 1° L'horreur du régime sanglant, l'idée que la viande alourdit et souille, rend immonde et mal odorant. Le mangeur de chair et de sang leur paraît sentir le cadavre... 2° La terreur légitime de l'amour inférieur, la redoutable absorption de la femme jaune (jolie, douce et soumise; on le voit bien en Chine), celle de la femme noire, la plus caressante, la plus amoureuse des blancs. Ceux-ci, s'ils n'a(1) Ibid.

(2) Bible de l'humanité, p. 40.

vaient résisté, auraient péri certainement. Par le bas régime sanglant, ils seraient devenus de lourds frelons ventrus, somnolents, demi-ivres. Par le mélange des esclaves et des femmes inférieures, ils perdaient les dons de leur race, surtout la puissance inventive, la brillante étincelle qui scintille dans les Vedas. La jaune, avec ses yeux obliques et sa grâce de chat, son esprit médiocre et fin, eût aplati l'Indien au niveau du Mongol; eût ravalé la race des profondes pensées aux talents inférieurs de l'ouvrier chinois, éteint le génie des hauts arts qui ont changé le monde. Bien plus, avec un tel climat, avec un tel mélange, le petit nombre des Aryas eût très-probablement fondu sans laisser trace, comme une goutte de cire au brasier. L'Inde semble un rêve où tout fond, finit, coule et disparaît, se transforme et revient, mais autre. Jeu terrible de la nature qui rit de la vie, de la mort! Non moins terrible fut l'effort par lequel le génie humain se dressa à l'encontre. Par une immense poésie, une législation violente et qui put sembler tyrannique, on créa une nature d'invention et de volonté, pour intimider l'autre, la conjurer, la désarmer (1). »

M. Michelet, qui si lestement sacrifie l'esprit de la révolution à l'esprit ethnologique, aurait bien dû nous dire où il s'est assuré de la proportion numérique des Aryas envahisseurs et des peuples indigènes, de la race ou des races humaines auxquelles appartenaient ces derniers, de l'énorme distance intellectuelle et morale qui les séparait des conquérants, de leur impuissance native et incurable à s'en rapprocher, enfin de la fixité absolue des caractères de race dans notre espèce, et surtout de la loi qui fait dépendre d'une manière invariable et nécessaire les caractères psychologiques des caractères anatomiques. Ces questions résolues, il resterait à examiner si l'asservissement d'une race par une autre n'a pas pour effet constant d'abaisser tout à la fois, d'arrêter tout à la fois dans

(1) Ibid., p. 40 et 41.

« PreviousContinue »