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celui de la générosité... L'homme, seul, des animaux, en est susceptible; et ce n'est point par un retour secret sur luimême, comme on l'a prétendu ; car si cela était, en comparant un enfant et un vieillard qui sont malheureux, nous devrions être plus touchés des maux du vieillard, attendu que nous nous éloignons des maux de l'enfance, et que nous nous approchons de ceux de la vieillesse; cependant le contraire arrive par l'effet du sentiment moral que j'ai allégué » (1).

Comment Jean Reynaud a-t-il pu méconnaître l'influence évidente du sentiment de l'innocence sur la pitié? Comment a-t-il pu écrire sérieusement que notre compassion pour le malheureux, semblable à l'instinct de conservation, n'est en rien déterminée par nos croyances morales et religieuses, et qu'elle se porte toujours du même mouvement vers l'objet qui la sollicite, quelle que soit l'idée que nous nous faisons de l'origine du malheur, quel que soit le rapport que nous croyons saisir entre le malheur et la moralité? Est-ce que nos cœurs et nos bras s'ouvrent avec un égal empressement au juste persécuté et au criminel atteint et flétri du châtiment que notre conscience approuve? Il est vrai que le scélérat lui-même peut nous inspirer quelque pitié;`mais n'est-elle pas due en grande partie aux excuses que nous trouvons pour lui dans son intelligence étroite, dans ses passions furieuses, dans l'éducation mauvaise qu'il a reçue, dans les exemples qui l'ont entraîné, c'est-à-dire à la part que nous croyons pouvoir faire à la fatalité dans ses actes? Et combien cette pitié n'augmente-t-elle pas, si nous le supposons repentant! Loin d'être indifférente au mérite et au démérite, c'est-à-dire à la justice, la charité trouve son plus puissant mobile dans l'imperfection de la justice que nous présentent les faiis, dans le désaccord que nous constatons entre la loi morale et les lois de la nature. La charité, considérée à ce point de vue, est véritablement justicière : c'est la protestation du cœur contre le hasard et la fatalité,

(1) Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, Étude troisième.

Les natures peu

des prétextes pour Eh! ce ne sont pas

c'est-à-dire contre l'immoralité et l'injustice de la nature. D'où il suit que nier dans la nature la fatalité et le hasard, admettre un gouvernement temporel de la Providence qui distribue toujours exactement les biens et les maux selon les mérites et les démérites, c'est ôter son champ d'activité et sa raison d'être à la charité comme à la justice humaine. sensibles, dites-vous, ne demandent que colorer à leurs yeux leur inhumanité. des prétextes que leur apporte votre doctrine; ce sont des raisons et des raisons solides. Où va naturellement la compassion? Vers les plus grandes souffrances, et les plus imméritées ; c'est de l'observation psychologique vulgaire. Or, que dit votre doctrine? Que les souffrances ne sont jamais imméritées qu'en apparence, et que les plus grandes souffrances sont méritées par les plus grands crimes. Et vous voulez qu'une telle croyance, si elle est sincère, profonde, laisse au cœur son élan! Et vous ne voyez pas que non-seulement elle fournit des prétextes aux natures peu sensibles, mais qu'elle tend à détruire toute sensibilité ! Que parlez-vous de charité? Dans un monde où toutes conditions sont déterminées et réglées par la justice divine, l'intervention de la charité ne peut que jeter le désordre. Vous vous penchez vers cette misère pour la soulager: prenez garde, cette misère est une expiation dont il ne vous appartient pas d'adoucir la juste rigueur, ni d'abréger le terme marqué par un arrêt céleste. Laissez faire, laissez passer la justice de Dieu !

Mais, répondez-vous, la doctrine chrétienne, en nous montrant dans le malheur, soit une épreuve à laquelle Dieu soumet sa créature, soit une conséquence du péché originel, fournit à l'égoïsme, une excuse absolument semblable à celle qu'il prétend trouver dans le dogme de la préexistence. - La belle justification pour ce dogme! Il faut en conclure tout simplement que la doctrine chrétienne des épreuves providentielles et du péché originel doit être repoussée par la conscience au même titre que la doctrine brahmanique de la transmigration. Il n'est pas vrai, du reste, que les deux doctrines en

courent les mêmes reproches, et doivent, sous le rapport des conséquences, être assimilées. L'idée d'épreuve présente à l'esprit quelque chose de vague, d'indéterminé, d'arbitraire, qui laisse en réalité le champ libre à notre activité justicière et charitable. L'épreuve peut prendre toutes les formes; c'est un moyen, non une fin; elle relève du bon plaisir et non d'une faculté qui en détermine d'une manière précise et invariable le caractère et la durée; on ne saurait y voir, comme dans la sanction, un arrêt de Dieu fixé par sa justice et imposé comme expression nécessaire de cette justice, à notre respect. Quant au péché originel, si profondément immoral qu'il soit comme principe de théodicée, il devait prendre, par la nature des choses, et il a pris dans la conscience chrétienne, le caractère d'une véritable fatalité. Le péché originel explique et légitime, au point de vue de Dieu, l'ensemble des misères humaines; il n'explique et ne légitime nullement la répartition des biens et des maux sur la terre; il ne rapporte nullement cette répartition à la justice divine, et nous laisse par conséquent libres de la modifier selon notre conscience. Avec le péché originel, nous devenons tous solidaires, responsables en commun d'un certain crime; mais cette responsabilité mystique, précisément parce qu'elle est commune, égale pour tous les membres de notre race, ne saurait altérer le rapport naturel de nos responsabilités réelles.

Jean Reynaud semble avoir compris l'antagonisme qu'établit le système de la préexistence entre la justice divine et la charité humaine; car il se voit réduit pour conserver cette dernière à lui donner le sens de miséricorde et de grâce. Dieu, dit-il, fait de nous ses coopérateurs dans l'administration des destinées, et il nous y laisse la plus belle part, car, s'il garde pour lui le ministère de justice, c'est à nous qu'il remet le ministère de grâce.

Ce rôle de coopérateurs de Dieu dans l'administration des destinées peut être fort beau; mais à coup sûr il ne saurait être rempli en connaissance de cause; Dieu ne pouvait choisir

:

de plus aveugles instruments de sa miséricorde. Le ministère de grâce qui m'est confié peut flatter mon orgueil; mais il m'est impossible de l'exercer d'une manière rationnelle, impossible même de le comprendre. D'abord le pardon, la grâce, si elle s'applique en dehors du repentir, n'a pas de valeur morale c'est de l'arbitraire. Or, je ne vois pas que le malheureux se repente, qu'il puisse même se repentir du crime qu'il expie en l'ignorant, et dont je lui fais grâce en l'ignorant comme lui. Cette rémission que j'accorde vraiment au hasard, sans connaître le crime et sans constater le repentir, ne vat-elle pas porter atteinte à la grande loi de proportionnalité des biens aux mérites, et des maux aux démérites, c'est-à-dire au ministère de justice que Dieu s'est réservé? Notez maintenant les conséquences de cette conception de la charité. Vous nous représentiez les malheureux portant le poids de la justice divine. Ce n'était pas assez; voici que vous revêtez les heureux d'une sorte de mission et d'autorité sacerdotale, que vous en faites les agents des miséricordes célestes. Quelle distance morale entre les uns et les autres! Sont-ils encore, les uns et les autres, des hommes, des frères? Quelle insolence dans cette charité-grâce! Encore, si elle suivait la pente naturelle de la compassion, mais non; le but que vous lui assignez, le sens qu'elle prend dans votre théorie lui impose un mouvement tout différent; logiquement, elle doit se détourner des plus grandes misères, des souffrances les plus cruelles et les plus poignantes, parce que les plus grandes misères et les plus cruelles souffrances impliquent les crimes les plus énormes, les plus monstrueux, par conséquent les moins dignes d'indulgence et de pardon.

IX.

Il est vrai que par la doctrine de la transmigration, le brahmanisme a étendu la sphère de la morale en y faisant entrer les relations de l'homme avec les animaux. En voyant la place que tiennent dans la conscience de l'Inde, la douceur

et l'amour pour les frères inférieurs, M. Michelet s'attendrit ; il cesse de juger, de raisonner; il n'écoute plus que la sensibilité de son cœur, et laisse éclater une admiration sans réserve. « La pitié, dit-il, a eu dans l'Inde les effets de la sagesse. Elle a fait de la conservation, du salut de tous les êtres un devoir religieux. Et elle en a été payée. Elle y a gagné l'éternelle jeunesse.... Vraie bénédiction du génie. Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature, le génie indien, le plus riche et le plus fécond de tous, n'a connu ni petit ni grand, a généreusement embrassé l'universelle fraternité jusqu'à la communauté d'âme ! Vous allez dire: « Superstition! Cette bonté excessive pour l'animal vient du dogme de la transmigration des âmes. » Le contraire est bien plus vrai. C'est parce que cette race délicate et pénétrante, sentit, aima l'âme, même en ses formes inférieures, dans les faibles et les simples, c'est pour cela qu'elle fit son dogme de la transmigration. La foi n'a pas fait le cœur, mais le cœur a fait la foi (i). » Qu'on ne parle plus à M. Michelet de la Judée, de la Grèce, de la Bible, ni même d'Homère; il a découvert un peuple et une religion qui accordent une âme et des droits à l'animal; il a découvert l'Inde, il a découvert le divin Ramayana. « Tout est étroit dans l'Occident. La Grèce est petite j'étouffe. La Judée est sèche: j'halète. Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient. J'ai là mon immense poëme, vaste comme la mer des Indes, béni, doué du soleil, livre d'harmonie divine où rien ne fait dissonance. Une aimable paix y règne, et même au milieu des combats une douceur infinie, une fraternité sans bornes qui s'étend à tout ce qui vit, un Océan (sans fond ni rive) d'amour, de pitié, de clémence. J'ai trouvé ce que je cherchais, la Bible de la bonté. Reçois-moi donc, grand poëme !... Que j'y plonge !... C'est la mer de lait (2). »

(1) Bible de l'humanité, p. 62 et suiv.

(2) Ibid., p. 2 et 3.

- ni même

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