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VIII.

On doit remarquer qu'à toutes les époques et dans tous les lieux où elle se produit la doctrine de la préexistence et de la transmigration des âmes se présente aux esprits qui la professent avec les conséquences que nous venons d'exposer. «L'éternelle justice, dit Plotin, fait esclaves ceux qui ont été maîtres dans une vie antérieure, s'ils ont abusé de leur pouvoir. Elle rend pauvres ceux qui ont mal employé leurs richesses; de même ceux qui ont tué, sont tués à leur tour; celui qui commet l'homicide agit injustement, mais celui qui est victime souffre justement. Ainsi il y a harmonie entre la disposition de l'homme qui est maltraité, et la disposition de celui qui le maltraite comme il le méritait. Ce n'est pas par hasard qu'un homme devient esclave, est fait prisonnier ou est déshonoré. Il a commis lui-même les violences qu'il subit : celui qui a tué sa mère sera tué par son fils; celui qui a violé une femme, deviendra femme pour être à son tour victime d'un viol » (1).

Il est clair que si de pareilles idées avaient prévalu, jamais l'esclavage n'aurait été aboli. Comment songer à abolir comme injuste une institution par laquelle se manifeste l'éternelle justice? Pourquoi la conscience murmurerait-elle contre ce mode divin de pénalité? Que le maître n'abuse pas de son pouvoir à la bonne heure! mais ne touchez pas à ce pouvoir; il est sacré; c'est la juste récompense de ses mérites. Ne vous indignez pas du sort de l'esclave; ce sort est mérité; c'est le juste châtiment de ses fautes. Cherchez le règne de Dieu et sa justice! a dit Jésus; cette grande parole ne peut avoir de sens pour qui croit à la préexistence des âmes. Dans ce système, en effet, le règne de Dieu est de tous les temps; la justice divine gouverne le monde aujourd'hui, comme elle l'a gouverné hier, comme elle le gouvernera demain ; et c'est elle qui

(1) Plotin, Ennéades, trad. de Bouillet.

Troisième Ennéade, liv. XI.

y produit la diversité et l'inégalité des conditions; l'homme donc ne saurait être appelé à chercher, à réaliser ce qui existe; il ne peut prendre le rôle de justicier sans une manifeste usurpation. Je demande si, pour imposer silence aux revendications, pour prolonger la durée des iniquités sociales, pour pervertir la conscience, on pouvait jamais rien imaginer de plus efficace que la préexistence des âmes. Celui qui commet l'homicide, nous dit Plotin, agit injustement, mais celui qui est victime souffre justement. Voilà le persécuteur et le persécuté, l'oppresseur et l'opprimé, mis sur la même ligne! Si le premier est coupable, le second l'est également. Il y a dans les relations humaines des injustices commises, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'injustices subies. Le dogme de la préexistence prétend laisser au criminel le sentiment de sa culpabilité, tout en ravissant à la victime le sentiment de son innocence. Mais qui ne voit que l'idée sérieusement embrassée du crime hypothétique dont le crime réel, observable, procure l'expiation est de nature à diminuer singulièrement l'odieux de ce dernier dans la conscience de celui qui l'a commis et dans la conscience de ceux qui l'ont vu commettre? Qui ne voit que supprimée, quant à celui qui la subit, l'injustice se réduit, en quelque sorte, dans celui qui en est l'auteur, à une simple intention, et perd ainsi toute consistance, toute réalité objective? Qui ne voit que le remords ne saurait être bien vif, chez qui peut se considérer comme ayant été l'instrument de la justice divine ?

On sait que la doctrine de la préexistence a reparu de nos jours, et que nombre d'esprits religieux, de ceux qui sont détachés du christianisme, la font volontiers entrer dans leurs spéculations et leurs rêves. Jean Reynaud se plaît à y voir la base précieuse de la hiérarchie des sociétés ; il comprend fort bien le secours qu'elle apporte à l'esprit de conservation; il l'oppose formellement à l'esprit de révolution, à l'utopie des égalitaires. «Ne voyez-vous pas, dit-il aux défenseurs de la tradition judaïque et chrétienne, que, si l'utopie des égalitaires se propage

et devient de jour en jour plus menaçante, c'est précisément parce que votre croyance après lui avoir donné origine l'alimente toujours? Si nous ne sommes dans l'univers, comme vous le prétendez, que d'hier seulement, nous n'avons donc pas plus mérité ou démérité les uns que les autres, et nous sommes tous au même titre fils d'Adam, Donc, par droit de naissance, nous sommes tous absolument égaux, et par là même que nous portons tous également la charge du péché commun, nous devons tous jouir également du bénéfice des compensations que Dieu, dans son arrêt, a bien voulu laisser icibas à notre race. Partageons donc les biens de la terre, comme nous en partageons les misères, puisqu'en vertu de la loi qui nous a tous compris en un seul, nous ne faisons réellement tous ensemble qu'un seul. N'est-ce point là ce qui sort logiquement de chez vous? Tandis que, selon nous, ceux qui sont sans appui sur cette terre, ont bien le droit, en vertu de la loi divine de charité, de demander, comme l'orphelin, aide et soulagement, mais non pas celui d'exiger, comme sous l'empire de votre mythe, partage et parité; et aussi, nous séparant des égalitaires non moins que des indifférents, nous contentons-nous d'animer la politique avec cette belle formule, amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus pauvre » (1).

En désintéressant la conscience et l'activité humaine de la recherche et de la réalisation de la justice, Jean Reynaud s'efforce de repousser au moins l'indifférence, de sauver au moins la charité. Mais quelle place peut-il rester à la charité dans un monde où les conditions sont infailliblement appropriées par la nature aux mérites et aux démérites, où le malheur est réputé incompatible avec l'innocence, et considéré toujours, quelles qu'en soient l'origine et l'injustice apparentes, comme la suite du crime? L'auteur de Terre et Ciel a senti la force de l'objection. Il faut voir comment il s'ingénie à y répondre.

(1) Jean Reynaud, Terre et Ciel, 4e édit., p. 262, 263.

« J'en viens, dit-il, à ce qu'il y a de plus fort: c'est l'imperfection de la charité. Les natures peu sensibles ne demandent que des prétextes pour colorer à leurs propres yeux leur inhumanité et se dispenser de tout effort en faveur d'autrui : si donc l'orphelin a mérité sa misère, l'aveugle-né son infirmité, les mains, à leur rencontre, ne vont-elles pas se retirer au lieu de se tendre? L'égoïste passera devant eux et trouvera dans son acquiescement au jugement qui pèse sur eux l'excuse de son indifférence. Mais ne suffit-il pas pour l'honneur de nos principes que nous soyons parfaitement autorisés à lui rejeter son excuse? Même en suivant les principes chrétiens, n'arrive-t-il pas à s'alléguer un argument tout semblable? S'il voit son prochain dans la peine, c'est, à ses yeux, soit une épreuve, à laquelle il a plu à Dieu de soumettre cette créature, soit une conséquence de la condamnation générale que s'est attirée notre race, et il poursuit sa route en respectant le mystère de cet arrêt d'en haut. Mais, pour agir et se dévouer, l'homme véritablement charitable ne va pas s'enquérir d'explications et de systèmes; il marche à la souffrance, par enthousiasme, comme le soldat marche au feu; il suffit qu'il aperçoive le malheureux se débattant contre le mal, bien plus, sans le voir, sans l'entendre, qu'il le soupçonne dans ses alentours, pour qu'aussitôt sans réflexion, sans théorie, sans calcul, il s'élance vers lui, avec la même spontanéité que nous déployons envers nous-mêmes, quand nous nous sentons gênés, ou blessés dans un de nos membres. Et du reste, sa charité estelle plus embarrassée, dans la doctrine de la préexistence, pour se faire justifier au tribunal de la raison que pour y faire condamner le paradoxe que voudrait lui opposer l'égoïsme ? N'estil pas évident que la punition se compose, aussi bien que l'épreuve, de deux termes, l'un qui comprend la souffrance, l'autre qui comprend le soulagement, et que c'est précisément sur nous que roule le second? Oui, l'orphelin a mérité sa misère, mais une misère entourée de cœurs compatissants; et c'est pourquoi Dieu, dans son juste arrêt, a voulu qu'il vînt

prendre place dans notre sein et non pas au milieu d'un désert ou d'une société de barbares. Si la loi particulière qui pèse sur lui implique le tourment, la loi plus élevée encore, puisqu'elle est plus générale, qui pèse sur nous, implique l'assistance. Dieu, en nous éclairant, fait de nous ses coopérateurs dans l'administration des destinées, et il nous y laisse la plus belle part, car s'il garde pour lui le ministère de justice, c'est à nous qu'il remet le ministère de grâce. Que fera donc devant le malheureux, sous les rayons du dogme de la préexistence, l'homme sincèrement humain? A l'aspect de cette misère, il s'élèvera vers Dieu pour le remercier, car il comprendra que si un affligé se présente sur son chemin, c'est que celui qui le punit a résolu dans sa clémence d'adoucir la peine, et il bénira la Providence d'avoir daigné le choisir, non pour être, comme au fumier de Job, le témoin de ses mystères, mais pour être comme Jésus devant la femme adultère, l'agent de sa miséricorde. Il ne se verra plus seulement comme le prochain qui aide, il se verra comme l'ange qui relève; loin de sentir son zèle se ralentir, en plongeant ainsi dans les ombres du passé, il ne se trouvera que plus stimulé, puisque c'est par cette connaissance même que se révèle à lui toute la sublimité de la mission qui lui incombe » (1).

Pour répondre à cette argumentation visiblement embarrassée, il suffit de rappeler ce passage des Etudes de la nature : «C'est le sentiment de l'innocence qui est le premier mobile de la pitié; voilà pourquoi nous sommes plus touchés des malheurs d'un enfant que de ceux d'un vieillard. Ce n'est pas, comme l'ont dit quelques philosophes, parce que l'enfant a moins de ressources et d'espérances, car il en a plus que le vieillard, qui est souvent infirme et qui s'avance vers la mort, tandis que l'enfant entre dans la vie : mais l'enfant n'a jamais offensé; il est innocent... Ainsi le sentiment de l'innocence développe dans le cœur de l'homme un caractère divin, qui est

(1) Terre et Ciel, p. 258 et suiv.

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