Page images
PDF
EPUB

incarnations est éminemment panthéiste; celle des apothéoses, éminemment polythéiste. L'une et l'autre nous montrent des hommes-Dieux; mais l'homme-Dieu de l'apothéose est réellement une nouvelle personne divine, distincte de toutes les autres, qui prend place dans le panthéon et vient réclamer sa part des hommages et du culte; dans l'hommeDieu de l'incarnation, il n'y a de nouveau qu'une forme humaine ou animale passagère, c'est-à-dire une apparence. L'apothéose multiplie véritablement les Dieux; l'incarnation n'en multiplie que les apparitions, donnant ainsi au sentiment polythéiste toujours près à fixer l'adoration populaire sur des objets nouveaux, une satisfaction illusoire qui maintient le système théologique immobile, et s'accorde pleinement avec l'esprit du panthéisme.

VII.

Nous devons maintenant parler d'une doctrine plus ancienne que celles de la Trimourti et des Avatars, d'une doctrine qui est primitive et fondamentale dans le brahmanisme, de la loi de la transmigration des âmes. En vertu de cette loi, tout acte de la pensée, de la parole et du corps, selon qu'il est bon ou mauvais, porte un bon ou un mauvais fruit; des actions des hommes résultent ainsi leurs différentes conditions; tous les maux physiques et moraux qui affligent l'humanité ne sont que la conséquence inévitable des péchés commis dans une existence antérieure. Le Manava-Dharma - Sastra spécifie cinquante-deux défauts corporels comme étant des châtiments de cette nature; la distinction des êtres en Dieux, hommes et créatures inférieures, celle des hommes en diverses castes, est fondée sur le même principe. Etre né sur un degré plus ou moins élevé de l'échelle des êtres, n'est pas l'effet du hasard ni d'une fatalité purement physique, ni de la volonté souveraine d'un Dieu tout-puissant, mais la conséquence des mérites qu'on s'est acquis ou des fautes qu'on a commises dans une vie précédente.

En ce point essentiel, le brahmanisme nous présente une religion purement métaphysique et absolument dégagée de ce que le positivisme appelle théologie. Le monde, suivant la doctrine brahmanique, n'est pas mû, gouverné par des volontés ou par une volonté unique; il est soumis dans son mouvement et dans ses changements à une force abstraite; cette force abstraite, c'est le mérite et le démérite; elle tient sous son empire les Dieux comme les hommes. «Rien de semblable ici, dit très-bien M. Taine, aux idées helléniques, mahométanes, chrétiennes ou modernes. Il n'y a point de destin extérieur qui gouverne la vie des êtres; chaque être, par son vice ou sa vertu, se fait à soi-même son propre destin. Il n'y a point de lois naturelles qui enchaînent les événements; les événements ne sont enchaînés que par la loi morale. Il n'y a point de Dieu autocrate qui distribue le bien et le mal par des décrets arbitraires, ni de Dieu juste qui distribue le bien et le mal pour récompenser et pour punir; aucun Dieu ne s'interpose entre la vertu et le bonheur, entre le vice et le malheur, pour les séparer ou pour les unir. Par sa propre nature, le bonheur s'attache à la vertu et le malheur au vice, comme l'ombre au corps. Chaque action vertueuse ou vicieuse est une force de la nature, et les actions vicieuses et vertueuses prises ensemble sont les seules forces de la nature. Chaque œuvre s'attache à son auteur comme un poids ou comme le contraire d'un poids; selon qu'elle est mauvaise ou bonne, elle l'entraîne invinciblement en bas ou l'élève invinciblement en haut dans l'échelle des mondes, et sa place, à chaque renaissance, sa destinée, pendant chaque incarnation, est déterminée tout entière par la proportion de ces deux forces, comme l'inclinaison du fléau d'une balance est déterminée tout entière par la proportion des poids qui sont dans les deux plateaux. » (1)

La loi de transmigration comprend trois théories: une théorie de l'âme, une théorie de la vie future, une théorie du

(1) Nouveaux Essais de critique et d'histoire, p. 358.

II.

ANN. PH.

17

mal. L'âme, telle que les Hindous l'ont comprise, n'est pas le principe de la pensée et de la personnalité : c'est le principe de l'activité et de la vie, lequel est commun aux animaux, aux hommes et aux Dieux, en général à tous les êtres. Aussi l'âme, dans le brahmanisme, n'est-elle pas, comme dans le monothéisme chrétien et dans le spiritualisme cartésien, un principe de distinction, d'individuation; c'est un principe d'identité. Elle ne distingue pas, elle ne sépare pas l'homme de l'animal, ni le Dieu de l'homme; elle exprime au contraire la commune nature, la commune essence de l'animal, de l'homme et du Dieu d'où résulte que la religion, spéculant sur les âmes et leurs destinées, doit naturellement tendre à les embrasser toutes dans une même loi, quelles que soient les différences des corps qu'elles animent et les différences des conditions physiques faites à ces corps.

Quelle sera cette loi? D'abord, il n'y a aucune raison de limiter dans le temps, soit du côté de l'avenir, soit du côté du passé, l'existence de l'âme considérée comme principe impersonnel d'activité. A la personne il faut bien assigner un commencement, parce que la personnalité est inséparable de la conscience et de la mémoire, parce que la personnalité est un phénomène que nous voyons naître et se développer. Mais cette force qui s'appelle l'âme n'a pas besoin pour exister de se connaître elle-même; abstraite des phénomènes par la raison, elle échappe à l'expérience et à la conscience; comme elle ne présente aucun caractère phénoménal, relatif, temporaire, la raison qui l'a conçue doit nécessairement la supposer permanente; permanente, elle préexiste et survit à chacun des phénomènes successifs par lesquels elle se manifeste. Ainsi s'établit une exacte similitude entre l'avenir de l'âme et son passé, la série des êtres en qui elle passe et qu'elle anime tour à tour formant une ligne que l'esprit voit se prolonger indéfiniment dans ses deux directions. L'idée de la préexistence de l'âme nous conduit à modeler la vie future sur la vie présente et nous éloigne du dualisme chrétien temps et éternité, épreuve

et fins dernières. L'existence de l'âme, vue dans son ensemble, au lieu de nous offrir deux termes corrélatifs et antithétiques, nous apparaît composée d'une infinité d'existences semblables, liées les unes aux autres comme les anneaux d'une chaîne. Plus de distinction, comme dans la mythologie védique, et en général dans les mythologies aryennes, entre le royaume des morts (des mânes) et le royaume des vivants. Plus de barrière entre ces deux royaumes. Il n'y a plus qu'un empire unique dont toutes les parties sont en communication continuelle et naturelle; il n'y a plus qu'un seul théâtre pour toutes les vies successives.

La théorie brahmanique de l'âme a suffi pour suggérer l'idée des existences successives. Deux autres théories, celle des sanctions futures et celle du mal, vont déterminer les conditions de ces existences et la loi qui les différencie. Il est à remarquer que, dans la période védique, l'idée de vie future dérive uniquement de mobiles passionnels, surtout altruistes, par exemple de la piété filiale, de l'amour et de la vénération pour les ancêtres. L'Aryen hindou associait dans son culte ses morts chéris aux Dévas; il ne songeait nullement à inventer pour eux des récompenses et des peines. « Je ne vois rien dans les hymnes védiques, dit M. Renouvier, qui indique la supposition d'un lieu de supplices pour les méchants. C'est un signe de la singulière moralité des tribus qui les ont composés ; car les cieux et les enfers se font à l'image de la terre, et l'homme ne les peint pas sans modèles. » (1) C'est, dirons-nous, un signe d'innocence plutôt que de moralité proprement dite. Les préoccupations qui se manifestent dans les hymnes les plus anciens sont purement utilitaires et à peu près étrangères au sentiment moral. Plus tard, la conscience, éveillée, dégagée des passions affectives comme des passions égoïstes, y mêla les idées de pureté et de souillure, de perfection et de péché, de bien et de mal moral, de mérite et de démérite, de repen

(1) Essais de critique générale. Quatrième Essai, p. 382.

tir et d'expiation. Plus tard encore, la réflexion établit un rapport, un lien entre ces idées et la condition des morts; et la vie future revêtit un caractère justicier qu'elle n'avait pas eu à l'origine.

Ce caractère justicier de la vie future devait nécessairement se déterminer d'après la conception des existences successives. La vie future n'étant pas, selon la doctrine brahmanique, métaphysiquement différente de la vie présente, il fallait chercher dans la vie présente les éléments d'un système cosmique de rémunérations et de peines. Ces éléments, on les trouva dans la hiérarchie naturelle des êtres, et dans la hiérarchie sociale, identifiée par là même avec la hiérarchie naturelle des êtres; et pour récompenser les mérites et punir les démérites d'une existence, on la fit suivre d'une existence supérieure ou inférieure, d'une existence de brahmane ou de çoudra, de Dieu ou d'animal. Un tel système de sanctions ne pouvait manquer d'être appliqué indistinctement et sans exception à toutes les existences successives de l'âme, par cette raison facile à comprendre que chacune de ces existences était conçue comme une vie future relativement à celle qui l'avait précédée. Il en résulta logiquement que la vie présente devint, elle aussi, justicière, et au même titre que toutes celles dont elle devait être suivie; que toutes conditions heureuses ou malheureuses y prirent le caractère de sanctions rémunératoires ou pénales; que le mal physique s'y transforma en châtiment mérité, au lieu d'être considéré comme le fondement et le gage d'un avenir réparateur (1).

On vient de voir la filiation naturelle des idées qui ont constitué le dogme de la transmigration. L'analyse de ce dogme met en lumière le lien qui l'unit au panthéisme. Le panthéisme,

(1) Nous devons remarquer que le brahmanisme ne s'est pas contenté des sanctions que lui offraient les diverses conditions de la vie terrestre. Il s'est plu, lui aussi, à rêver un autre lieu de supplices et un autre lieu de récompenses que la terre, c'est-à-dire un paradis et un enfer, mais un paradis et un enfer qui ne constituaient pas des fins dernières, et qui laissaient ouverte la perspective des renaissances.

« PreviousContinue »