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toute action, de toute histoire, de toute société. Il n'est pas vrai, et heureusement, que tous les dogmes, tous les cultes de l'antiquité, se ramènent à ce credo de l'humanité en la vie infinie, et l'on n'en peut faire sortir ni l'anthropomorphisme grec, ni le monothéisme judaïque, ni le dualisme iranien. Être en soi! Infini! Absolu! Comme ces mots vides de sens ont enivré et affolé l'esprit humain! L'Inde a, pour son malheur, fixé sur ces fantômes ses yeux à peine ouverts; elle n'a pu, dans la suite, les en détacher, s'arracher au charme funeste de cette contemplation. Sa raison, qu'aucune expérience n'avait encore fortifiée, devait y succomber. Heureuse la Grèce d'avoir échappé, dans sa vigoureuse et féconde jeunesse, au délire mystique et métaphysique, d'avoir donné à ses Dieux son imagination plutôt que sa raison et son cœur; d'avoir su fonder cette grande chose qui s'appelle la cité avant de s'enquérir de l'origine du monde!

Le grand danger de l'esprit cosmogonique est de tourner, pour ainsi dire, en arrière, vers le passé, les préoccupations intellectuelles, au lieu de les diriger en avant vers le but naturel de l'action toujours placé dans l'avenir. Né de la vie contemplative, l'esprit cosmogonique en développe nécessairement les habitudes. Notons qu'en se fixant sur le passé, la spéculation ne manque pas d'y rencontrer l'idée contradictoire et par là même accablante, oppressive, de l'infini actuel, tandis que l'avenir lui ouvre les consolantes et fortifiantes perspectives de l'indéfini. Sous ce rapport, on peut remarquer une différence essentielle entre la solution monothéiste et la solution panthéiste du problème de l'origine des choses. Le dogme de la création a l'avantage de poser un point d'arrêt à la régression et de jeter comme un voile mystérieux sur l'in-fini, en le plaçant hors de la nature, hors des prises de l'imagination. Il se hâte en quelque sorte de fermer le passé à une contemplation stérile; le dogme de l'émanation y enfonce indéfiniment toutes les puissances de l'esprit. La raison de cette différence est facile à saisir le dogme de la création rapporte

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l'origine du monde à une liberté, à une volonté libre; or, il se comprend qu'une volonté libre commence d'agir; le dogme de l'émanation rapporte l'origine du monde à une nature, à une loi fatale; or il se comprend également qu'une loi fatale s'exerce d'une manière uniforme, invariable, et éloigne l'esprit de toute idée de commencement.

Que voit-on dans la cosmogonie de Manou? Que la fatalité domine le monde; que l'activité divine doit être considérée comme une sorte de mouvement circulaire, par conséquent sans commencement ni terme, où la création et la destruction se succèdent l'une à l'autre, comme le jour et la nuit. C'est la nécessité qui fait émaner du sein de Brahma la nature tout entière; c'est la même nécessité qui fait rentrer toutes les émanations dans la substance divine. Créations et destructions sont représentées par la veille et le sommeil de Brahma, c'està-dire par des faits d'ordre fatal. Créations et destructions forment des périodes enchaînées les unes aux autres, dont la durée est fatale, dont le terme est fatalement marqué. «Quand la durée de la dissolution fut à son terme, dit le Manava-Dharma-Sastra, Brahma développa la nature. »

Une seconde idée ressort du texte indien, celle de la marche des émanations divines du plus parfait vers le moins parfait. De l'essence de l'être infini nous voyons d'abord sortir l'esprit; de l'esprit, le moi; brillantes et pures émanations. Brahma met ensuite au jour les forces primitives et générales de la nature spirituelle et matérielle. De ces forces naissent les éléments doués d'un degré toujours décroissant de subtilité; viennent ensuite les êtres individuels, les Dieux, les génies, les astres, les hommes, les animaux, et en dernier lieu les êtres immobiles, plantes et minéraux. L'espèce humaine est divisée en quatre castes qui sont des émanations de moins en moins parfaites de Brahma. Ainsi la création est soumise à la loi d'une dégradation croissante; Brahma en se développant tombe, de chute en chute, dans les formes les plus infimes de la nature. Ainsi les deux problèmes de l'origine du monde et

de l'origine du mal reçoivent une seule et même solution; le monde est tout à la fois divin et mauvais, par essence: divin parce qu'il est consubstantiel à Brahma, parce qu'il sort de Brahma comme le ruisseau de la source, comme les étincelles du feu, comme la toile de l'araignée, comme l'arbre de la semence; mauvais, parce qu'il résulte de la division, de l'abaissement, de l'amoindrissement progressif de Brahma, parce que le mal est inhérent au fini, à la limite, à la pluralité, à l'individualité, à la matière.

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Il faut remarquer que les cosmogonies judaïque et persane assignent un ordre absolument inverse à la succession des créations. Ce n'est pas la dégradation croissante, c'est le progrés que nous y constatons. D'abord apparaissent les êtres inanimés, puis les végétaux et les animaux et enfin l'homme. Des productions du monde, dit le Boundehescht, la première que fit Ormuzd fut le ciel; la seconde, l'eau ; la troisième, la terre; la quatrième, les arbres; la cinquième, les animaux; la sixième, l'homme. » L'histoire de la création est partagée par la Genėse en six jours. La lumière est créée le premier jour; le firmament, le second jour; le troisième, Elohim élève les continents au-dessus des eaux et produit les végétaux; le quatrième, il fait paraitre le soleil, la lune et les étoiles; le cinquième, les animaux aquatiques et les oiseaux; le sixième, les reptiles, les quadrupèdes et enfin l'homme, son dernier et plus parfait ouvrage, l'homme qu'il fait à son image, et après la formation duquel il rentre dans son repos. Ce contraste frappant, auquel on n'a peut-être pas donné jusqu'ici toute l'attention qu'il mérite, tient à la nature essentiellement opposée des dogmes de la création et de l'émanation. Il est naturel que dans une religion monothéiste, le divin travailleur commence la série de ses ouvrages par ceux qui doivent servir de base, de condition et de moyen aux autres; qu'il la termine par celui qui est le but de sa création tout entière, et auquel il entend subordonner tout le reste. Il est naturel également que, dans une religion panthéiste où l'Etre abstrait, indéterminé, la

Substance divine, objet du culte et de l'adoration, représente la perfection suprême, les émanations de cette substance soient d'autant plus parfaites qu'elles se rattachent plus directement à leur source, d'autant moins pures qu'elles s'en éloignent davantage. Rappelons que dans la philosophie religieuse qui fut élaborée par l'école néo-platonicienne, et qui, sans le christianisme, eût certainement amené la transformation panthéiste du polythéisme grec, on retrouve le dogme de l'émanation avec les mêmes caractères que dans l'Inde. Plotin fait sortir l'Intelligence de l'Un, et de l'Intelligence, l'Ame universelle, qu'il nous montre assise au sommet du monde sensible, produisant et formant, dans un ordre hiérarchique, les corps célestes d'abord, puis les corps des animaux, puis les corps des plantes, puis les corps plus grossiers, et arrivant par un dernier effort de sa puissance affaiblie à la plus épaisse matière, comme la lumière, dans ses dernières lueurs, se perd dans l'ombre.

VI.

Le principe de l'émanation a d'autres conséquences non moins importantes. Si le monde n'est autre chose que le développement de Brahma, n'est autre chose que Brahma coulant, s'épandant, sortant de lui-même; si la vie divine circule dans toutes les veines de ce grand corps, tous les membres de ce grand corps vivant peuvent être tenus pour des êtres divins; l'imagination et la passion religieuses se trouvent fondées à multiplier les objets de l'adoration, et voilà le polythéisme ramené par l'unitarisme panthéiste avec une valeur spéculative et des titres philosophiques. C'est ce polythéisme dérivé, qui, confondu avec le polythéisme primitif, soit naturaliste, soit anthropomorphique, sous la commune et vague dénomination de paganisme, a longtemps fait méconnaître le principe de l'unité divine dans les religions panthéistes de l'Orient. La véritable nature de ces religions n'a d'ailleurs pas moins échappé à la philosophie positiviste qu'à la philosophie chré

tienne de l'histoire. Auguste Comte, l'inventeur des lois de la sociologie dynamique, n'en a pas eu une idée plus exacte que l'auteur du Discours sur l'histoire universelle (1). Ce qui les caractérise, c'est de prétendre accorder l'unité avec la pluralité, l'unité de l'Etre infini avec la pluralité des déterminations, des forces et des formes de cet Etre. Elles n'y réussissent pas, on le comprend, sans faire violence à la logique, et sans affaiblir la personnification divine, qui, ne pouvant, comme l'exige le système, s'appliquer en même temps, avec la même énergie, à l'Unité primitive, et à ses Modes divers, perd nécessairement de sa précision et de sa netteté et tend à devenir purement symbolique. Ces religions n'ont rien de l'exclusivisme, de l'intolérance monothéiste, tous les Dieux imaginables trouvant facilement place dans l'ample sein de leur unité divine; elles s'étendent par voie de fusion, de syncrétisme, non par voie de conquête; leur théologie ou plutôt leur métaphysique unitaire est prête à s'allier avec tous les cultes polythéistes; et ceux-ci, de leur côté, acceptent volontiers une alliance où leurs Dieux idéalisés reçoivent un sens plus élevé et plus conforme aux exigences de la réflexion et du sentiment religieux. On voit ici l'affinité qui existe entre le panthéisme et le polythéisme: le panthéisme n'a pas de peine à s'approprier les éléments divers du polythéisme, à les faire entrer, en les coordonnant et en les interprétant, dans son système théologique; le polythéisme, et c'est là peut-être ce qu'il y a de plus grave à lui reprocher, est fatalement con

(1) Je note qu'Auguste Comte réunissait en bloc, sous le nom de polythéisme conservateur, toutes les religions sacerdotales de l'antiquité, sans s'occuper des différences qui les séparent et dans leurs origines et dans leurs développements; qu'il faisait de ce polythéisme conservateur la première période du régime polythéique, réservant la seconde période au polythéisme grec. Or, s'il est quelque chose d'établi en histoire religieuse, c'est que le polythéisme grec, quand il succomba devant l'invasion d'un dogme étranger, était en voie de transformation panthéiste, c'est-à-dire commençait à prendre les caractères généraux de ce polythéisme conservateur que la série positiviste lui donne pour antécédent nécessaire.

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