Page images
PDF
EPUB

de la puissance céleste (1). » Trois hommes, trois frères, dont l'aîné porte le nom de Ribhou, les trois fils de Soudhanvan, ont gagné par leurs actions méritoires la faveur des dieux, et ils ont fini par obtenir d'eux, avec le don divin de l'immortalité, la jouissance des libations présentées par les races des mortels aux maîtres de la vie et de la lumière. Telle est, en deux mots, la légende des Ribhavas. C'étaient des hommes pieux et justes, accomplissant au sein de leur tribu les fonctions du culte, se livrant au travail des mains, exerçant la pratique des arts utiles. Les hymnes nous apprennent qu'ils sont devenus immortels par la sincérité de leurs prières et par leur désir des choses justes. Ils sont glorifiés comme êtres divins à cause de leurs œuvres (Karmaná), c'est-à-dire en raison de l'accomplissement du sacrifice et des cérémonies qui s'y rattachent; car le mot sanscrit que nous traduisons par œuvres ne s'applique qu'à des actes religieux par leur nature et concourant à l'invocation incessante des dévas. La piété leur a donné une force divine qui s'est manifestée en une série d'actes merveilleux. Ils ont rendu la jeunesse à leurs parents déjà épuisés et brisés par l'âge. Ils ont ressuscité une vache. Ils ont produit par la pensée les deux coursiers fauves d'Indra qui viennent au son de la voix s'atteler au timon du char divin. Ils ont forgé pour les Açvinas un char pourvu de trois roues qui marche sans rênes et sans chevaux. Enfin ils ont la gloire d'avoir partagé en quatre parties, en quatre coupes nouvelles, la coupe antique du sacrifice, œuvre du déva Tvaschtri.

Ce dernier fait nous montre dans les Ribhavas des réformateurs du culte. « Qu'avait produit, de temps immémorial, Tvaschtri, l'ouvrier céleste? Une coupe unique suffisant au breuvage sacré que la terre offrait chaque jour aux dévas altérés. Qu'ont fait les Ribhavas que la légende représente agissant par l'ordre des Dieux? Ils ont étendu la pompe et l'importance du sacrifice en partageant la coupe jadis unique en quatre pa

(1) Essai sur le mythe des Ribhavas, p. 155.

1

tères. Cette innovation n'est pas uniquement un changement extérieur dans la disposition des vases ou des ustensiles réservés aux cérémonies; elle est aussi un premier essai tenté par une corporation naissante pour organiser l'accomplissement du sacrifice par les membres d'un sacerdoce régulier qui croîtra en nombre dans la suite des temps (1). »

Ainsi les Ribhavas sont les précurseurs des brahmanes. Leurs hauts faits sont des actes de prêtres, de saints, des miracles; leur grand mérite consiste dans la fidélité aux œuvres, aux observances; leur gloire dans la multiplication des cérémonies, le perfectionnement du culte. En voilà des exploits! Nous sommes loin du héros grec, dompteur des monstres, redresseur des torts, espoir des opprimés. L'Hindou a, comme on le voit, placé dès l'origine son idéal de la vertu dans la dévotion et la piété, et non, comme le Grec, dans la force, le courage et l'action. Or, la piété et la dévotion sont peu favorables au développement des facultés qui font l'homme. Est-ce que la personnalité du prêtre, du sacrificateur, du dévot ne s'absorbe pas nécessairement dans le Dieu qu'il prie, qu'il sert, auquel il s'unit, devant lequel il s'abaisse? Oh! ce n'est pas cette pauvre légende des Ribhavas, avec ses types effacés, qui pouvait amener les dévas à se dépouiller des voiles de la nature et à revêtir des attributs vraiment humains. Loin de là: les Ribhavas seront complétement absorbés par le naturalisme; ils prendront place parmi les lumineux, les dévas. « O Ribhavas, dit le chantre, vous qui êtes dévas, venez vers notre offrande par les routes que parcourent les chars des dévas; venez, afin que vous établissiez le sacrifice dans les moments propices des jours parmi les générations d'hommes issus de Manou. >> Notez ce contraste: en Grèce, Héraclès, dieu solaire, devient le héros national aux douze travaux gigantesques; le mythe astronomique disparaît sous la légende héroïque; dans l'Inde, c'est la légende qui prend les traits du mythe; les

(1) F. Nève. Essai sur le mythe des Ribhavas, p. 277 et suiv.

Ribhavas, réformateurs du culte, organisateurs du sacrifice, deviennent les rayons du soleil (Surya-raçmayas); une de leurs fonctions est de séparer le ciel et la terre; et, en effet, telle est la nature des rayons solaires, qu'ils mesurent dans toute son étendue la distance qui sépare la terre du ciel; ils sont invoqués pour le bienfait de la pluie, parce que le préjugé populaire attribue aux rayons du soleil perçant les nuages, la chute et la distribution des eaux du firmament; rien dans leur rôle céleste plus que dans celui des Maroutas et des Açvinas ne décèle leur réalité humaine et historique.

V.

Quand on compare l'évolution religieuse de l'Inde à celle de la Grèce, on est frappé d'un autre contraste. On voit l'esprit cosmogonique prendre de bonne heure, chez les Hindous, un remarquable essor, tandis qu'il ne commence à se montrer, chez les Grecs, qu'après la constitution et la floraison de l'anthropomorphisme, et dans les spéculations d'une philosophie pleinement indépendante des croyances religieuses. L'esprit cosmogonique est naturellement unitaire il devait éloigner l'Inde védique du polythéisme anthropomorphique, et la conduire rapidement au monothéisme ou au panthéisme, à la doctrine de la création ou à celle de l'émanation.

:

La question de l'origine du monde et de la cause première est déjà posée dans le Rig-Véda : D'où est sorti cet univers? Pourquoi la création a-t-elle commencé? D'où vient-elle? Où va-t-elle? Qui a fait la lumière? Qui a fait la nuit? Elle passionne et tourmente l'Hindou méditatif qui s'efforce de la résoudre. Le voilà dès l'origine et sans retour égaré dans l'infini. Ecoutez cet hymne curieux :

«< Il n'y avait ni être, ni néant, ni éther, ni cette tente du ciel. Qu'est-ce qui aurait enveloppé ce qui n'existait pas ? Où se cachait ce qui est caché? Etait-ce dans les flots? Etait-ce dans l'abîme?

» Il n'y avait ni mort, ni immortalité; rien ne séparait la nuit obscure du jour lumineux; le Tout, indivisé, respirait seul; en lui rien ne respirait. C'est là tout ce qui était.

» Les ténèbres le couvraient, semblables à un Océan que rien n'éclaire : ainsi le Tout était profondément caché dans le commencement. Enveloppé en lui-même, il naquit, grandit par la vertu de sa propre chaleur.

» L'Amour, le premier, pénétra le Tout, l'Amour, ce premier germe de l'ardeur intellectuelle : méditant dans leur esprit, de sages rishis sentirent cet antique lien qui rattache l'être au néant.

» Ce rayon que lēs rishis virent partout était-il dans l'abîme, était-il sur les hauteurs? La semence fut jetée, des forces naquirent; la nature gisait ici-bas, là-haut était l'acte et la volonté.

>> Qui donc le sait? Qui donc l'a jamais proclamé le point d'où jaillit la vaste création? Les Dieux vinrent plus tard qu'elle. Qui donc peut savoir d'où elle vient?

» Lui seul, de qui elle vint, la vaste création, soit qu'il la créât lui-même, soit qu'il ne la fit point, lui qui regarde du haut du ciel, lui le sait en vérité ; ou lui-même ne le saurait-il pas? >>

Cette unité primitive qui consiste dans la confusion, l'indivision et l'enveloppement du Tout, et qui devient le monde par la naissance, le développement et la division, nous offre une cosmogonie évidemment panthéiste, et l'on ne s'explique pas, disons-le en passant, comment M. Emile Burnouf a pu y découvrir << une théorie qui se rapproche beaucoup du système de la création. » (1)

Dans un autre hymne qui est désigné sous le nom spécial de Pourousha-Saktȧ (hymne de Pourousha), la création nous est représentée comme le résultat d'un vaste sacrifice dans lequel Pourousha, le principe masculin suprême, est la victime dont l'immolation donne naissance au monde.

(1) Essai sur le Véda, p. 422.

« Il a des milliers de têtes, Pourousha, des milliers d'yeux, des milliers de pieds; en même temps qu'il pénètre entièrement la terre, il occupe dans le corps de l'homme une cavité haute de dix doigts qu'il dépasse encore.

>> Pourousha est tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce qui sera; il est aussi le dispensateur de l'immortalité; car c'est lui qui, par la nourriture que prennent les créatures, sort de l'état de causé pour se développer dans le monde.

>> Voilà sa grandeur! Mais Pourousha est encore bien audessus. La totalité des créatures n'est que la quatrième partie de son être; les trois autres parties sont immortelles dans le ciel.

>> S'élevant en haut avec ces trois parties, Pourousha s'est placé en dehors du monde; la quatrième partie est restée icibas pour naître et mourir tour à tour. Puis, s'étant multiplié sous des formes diverses, il a pénétré ce qui vit de nourriture, comme ce qui ne vit pas de nourriture.

>> De là naquit Viradj, et de Viradj, Adhipourousha; à peine né, celui-ci augmenta de volume pour créer ensuite la terre et tous les corps.

>> Quand les dévas, faisant de Pourousha l'offrande, accomplirent le sacrifice, le printemps fut le beurre clarifié, l'été fut le bois, et l'automne fut l'oblation.

>> Ils l'immolèrent sur le tapis d'herbes sacrées, ce Pourousha né avant la création, qu'ils avaient pris pour victime; c'est avec lui que les dévas célébrèrent le sacrifice.

>> De ce sacrifice, où celui qui est le monde devint l'offrande, fut produit le lait caillé et le beurre; il donna naissance aux bêtes des forêts et des villages.

» De ce sacrifice, où celui qui est le monde devint l'offrande, naquirent les hymnes nommés Ritch, les chants

(1) Ce morceau, qu'Eugène Burnouf a traduit dans sa belle préface du Bhagavata-Pourana, se trouve répété avec de légères variantes dans deux Védas, le Rig et le Yadjour. Il paraît appartenir à une époque postérieure à celle des hymnes védiques, parmi lesquels il a pris place.

« PreviousContinue »