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Agni, à Varouna, à Surya, c'est la substitution du dogme aux mythes, c'est le passage du panthéisme naturaliste et objectif au panthéisme idéaliste et subjectif. Comment s'effectua ce passage? Dire que le progrès religieux tend à faire prédominer les forces morales sur les forces physiques, et que la piété exaltée des Aryens Hindous dut facilement et promptement voir dans la prière la force morale par excellence, celle qui est universelle et qui doit tout dominer; invoquer la faculté d'abstraction, déjà puissante, active, féconde chez les rishis, féconde au point de séparer l'idée de prière de son objet et de transformer en divinité l'acte de l'adoration; parler du rapport qu'établit une métaphore naturelle à toutes les langues entre l'idée de lumière et celle de parole: c'est, je pense, se borner à une explication trop générale.

En signalant parmi les caractères les plus remarquables de la religion védique la divinisation du sacrifice, de l'hymne, de la prière, nous avons montré qu'elle se rattache à la notion védique du sacrifice, des besoins auxquels sont assujettis les dévas, et que le sacrifice a pour objet de satisfaire, de la vie qu'ils puisent dans les offrandes et les prières rhythmées. Là est la source de la brillante fortune de Brahma. En plus d'un passage du Véda, on voit que la parole qui glorifie les divinités les fait croître, c'est-à-dire soutient et agrandit leur existence: «O Sôma, dit le chantre, nous te faisons croître par des hymnes, nous qui sommes habiles en discours! » Ailleurs le rishi qui invoque le terrible Roudra lui présente l'offrande de son chant en ces termes : « Pour le père des Maroutas, Roudra, est prononcé cet hymne plus doux que les doux chants, lui portant accroissement!» « Evidemment, dit M. Nève, il y a ici autre chose que l'hommage tout intellectuel rendu aux dieux par les mortels dans des accents d'adoration et de louange. Les Dévas se nourrissent, se rassasient d'hymnes et de cantiques, comme ils le font des largesses du sacrificateur; s'ils envoient la chaleur et l'abondance aux hommes, il est vrai de dire que les invocations des hommes sont l'aliment de

leur grandeur céleste, et l'on pourrait leur appliquer le vers bien connu de Théocrite, selon lequel les hymnes sont les récompenses des immortels eux-mémes (ὕμνοι δὲ καὶ ἀθανάτων γέρας AUTOV)..... Dans la pensée des Aryas, la première force des êtres divins réside dans la prière, brahma, dans la parole qui sort de la bouche du sacrificateur pendant l'acte sacré; le complément de leur force est, d'autre part, dans l'offrande qui soutient la vie organique, dans la nourriture qui accroît l'ampleur des corps, et cette offrande nourricière portera le même nom de brahma, qui répond à la même notion de croissance. » (1). Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ce principe de la vie et de la croissance divines soit devenu la substance commune des dieux et de tous les êtres ? Ajoutons que par l'effet de la civilisation naissante, qui séparait les emplois, les sacrificateurs étaient devenus, sous le nom de brahmanes, un corps sacerdotal; que ces hommes de la prière avaient en main le Dieu nouveau, qu'ils s'élevaient avec lui, que son règne fondait leur règne. Il est permis de croire qu'ils n'ont pas peu contribué à lui subordonner, à lui sacrifier les Dieux fluides et peu consistants des vieux mythes. « Aux anciens rishis, poëtes et sacrificateurs de tribus, dit M. Renouvier, avaient succédé sans révolution, et par le fait de l'hérédité naturelle de la fonction prophétique dans quelques familles, ces brahmanes fameux pour lesquels la religion fut une profession. Les traditions et les cérémonies étaient dans leurs mains; ils les conservaient et ils les transformaient. Or le nom adopté par ces pères du dogme signifiait la prière, le rite, le sacrifice, et s'étendait dans un sens physique à l'idée de production, dans un sens moral à celle d'élévation et de sainteté. Ils durent le préférer à tout autre pour symboliser la notion de l'origine et de l'essence des êtres, et de la révélation divine, et de la religion (2). >>

(1) Essai sur le mythe des Ribhavas, p. 113, 114.

(2) Essais de critique générale. Introduction à la philosophie analytique de l'histoire, p. 394.

IV.

Nous avons remarqué plus haut que, chez les Aryens Hindous, la personnification mythologique, s'arrêtant à sa première phase, ne tarda pas à être absorbée par le panthéisme, auquel elle ne présentait aucune résistance, tandis que chez les Aryens Grecs, elle put rapidement atteindre le terme naturel de son développement, l'anthropomorphisme. Cette différence dans l'histoire religieuse des deux peuples est bien digne d'attention et veut être mise en lumière. Nous n'avons pas besoin de dire qu'elle ne s'accorde ni avec les théories régnantes de déterminisme ethnique, ni avec les systèmes qui prétendent assigner une voie unique et nécessaire à l'évolution mentale de l'humanité (1).

Le naturalisme fut le point de départ religieux de la Grèce comme de l'Inde. La science du langage et la mythologie comparée ont montré que les divinités pélasgiques et helléniques sont primitivement, de même que celles de l'ancienne Arye, des personnifications des phénomènes naturels. De même que Indra chez les Hindous, Zeus (Zɛúc), ou Jupiter, comme l'ont appelé les peuples d'Italie, est la force intelligente et active qui réside dans le firmament, route et demeure éternelle des corps lumineux; pouvoir caché aux hommes, il est le maître de l'air resplendissant, et à ce titre il préside à tous les mouvements du ciel, au jeu des éléments qui composent l'univers. En un mot, il est le ciel divinisé. Les linguistes n'ont pas eu de peine à reconnaître que le mot grec Zɛús est identique au sanscrit dyaus, ciel, et que le mot latin Jupiter est une contraction de ce nom monosyllabique Zɛu et de la forme antique pitar, du mot pater. Bacchus, Dionysos, Atóvucos (dont le

(1) La différence du développement religieux chez les Aryens Hindous et chez les Aryens Perses suggère la même réflexion. Rien ne montre mieux le rôle que la liberté humaine sollicitée par les diverses influences des milieux a joué dans les grandes créations religieuses.

nom rappelle le ciel lumineux par sa première syllabe dto), paraît avoir été confondu souvent avec Jupiter dans la première place du naturalisme hellénique. Le plus ancien Hercule a certainement été conçu comme une puissance physique. Sous le nom de paxλns, que l'on a depuis longtemps voulu interpréter dans le sens de gloire de l'air (pas, xλeos), il a été identifié avec le soleil, avec la force supérieure et active qui pénètre les ténèbres, qui gouverne le ciel et qui féconde la terre. M. Nève n'hésite pas à comparer ces trois dieux grecs, Zeus, Dionysos et Héraclès, aux trois grands dieux védiques Indra, Agni et Savitri (1).

Nous n'insisterons pas davantage sur l'incontestable parenté des so grecs et des dévas indiens. Ce qui est remarquable, c'est que la Grèce ait oublié à ce point le sens primitivement naturaliste de ses mythes, que la science moderne a été obligée de le découvrir. « La plupart des termes créés au moment du premier épanouissement de la poésie primitive, dit à ce sujet M. Max Müller, furent basés sur des métaphores hardies. Ces métaphores ayant été oubliées et la signification de racines s'étant obscurcie et altérée, beaucoup de mots perdirent non-seulement leur sens poétique, mais encore leur sens radical; ils devinrent de simples noms transmis dans la conversation d'une famille, compris peut-être par le grand-père, familiers au père, mais étrangers au fils et mal compris par le petit-fils. La signification radicale d'un mot s'oubliait de la sorte; ce qui était à l'origine un appellatif dégénérait en un simple son et devenait un nom propre. Ainsi Zeus, qui fut à l'origine un nom du ciel, comme le sanscrit dyaus, devint graduellement un nom propre qui ne trahit son sens primitivement appellatif que dans quelques expressions proverbiales, Zeug vet, sub Jove frigido. Après que la véritable signification étymologique d'un mot eut été oubliée, il arriva souvent que, par une sorte d'instinct étymologique qui existe même dans

(1) Essai sur le mythe des Ribhyavas, p. 371 et suiv.

les langues modernes, un sens nouveau s'y attacha; ainsi Auxnyevns, le fils de la lumière, Apollon, devint le fils de la Lycie; de Anos, le brillant, vint le mythe de la naissance d'Apollon à Délos (1). » M. Max Müller ne cherche pas d'explication à cet oubli de la signification étymologique des noms divins; et c'est à cet oubli qu'il rapporte l'origine de la mythologie grecque, et en général de toute mythologie. « Avant de devenir mythologiques, dit-il un peu plus loin, il était nécessaire que certains noms perdissent leur sens radical. Ainsi, ce qui dans une langue était mythologique était souvent naturel et intelligible dans une autre (2). »

Nous n'admettons pas, quant à nous, que les noms aient eu besoin, pour devenir mythologiques, de perdre leur sens radical. Ils pouvaient être divins en même temps qu'appellatifs, lorsque les Dieux n'étaient que les phénomènes mêmes doués par l'imagination de personnalité. L'oubli du sens radical, étymologique, correspond non à la naissance, mais à une transformation des conceptions mythologiques; il s'explique par cette transformation. C'est quand les Dieux prirent, dans l'esprit grec, la forme humaine, et cessèrent de se confondre avec les forces naturelles, que les noms par lesquels ils avaient jusqu'alors été désignés perdirent leur sens appellatif, devinrent des noms vraiment personnels, des noms propres. Quant au nom générique 0ɛos, il n'éveillait sans doute à l'origine, comme dans l'Inde le mot déva, d'autre idée que celle de lumière; cette idée de lumière convenait parfaitement comme attribut aux Dieux du naturalisme, mais elle ne pouvait s'appliquer à des Dieux faits à l'image de l'homme et devenus les auteurs ou les modérateurs des forces naturelles; elle dut s'affaiblir et s'effacer, à mesure que l'anthropomorphisme s'emparait des esprits, y suscitait des idées nouvelles, une, entre autres, qui frappa vivement les Grecs, l'idée d'ordre. Les OE cessèrent d'être les lumineux, les resplendissants; ils devinrent

(1) Essai de mythologie comparée, p. 54, 55.

(2) Ibid., p. 57.

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