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de leur créateur, l'homme. Ils restent dans le cercle de la vie générale. Si l'homme a besoin d'eux, ils ont besoin de lui; ils l'écoutent, descendent à sa voix..... Ils obéissent à l'hymne; ils viennent amicalement prendre part aux libations du pétillant Sôma » (1).

A la suite de M. Emile Burnouf (2), M. Michelet suppose que les personnifications divines n'étaient, dans l'esprit des rishis, que des figures symboliques, produits libres d'une imagination qui se savait créatrice et ne pouvait se faire d'illusion sur son ouvrage. Nous avons déjà parlé de cette théorie des mythes védiques, qui laisse sans explication possible la profonde sincérité des sentiments qu'inspiraient ces Dieux-symboles, à ceux qui les invoquaient et les chantaient. C'est dans ces sentiments que consiste, à vrai dire, la religion, et jamais elle n'aurait pu naître d'une poésie consciente d'elle-même et de ses fictions. Ainsi la puissance créatrice que s'attribue l'Aryen sur ses Dieux, n'a pas sa source dans l'idée qu'il aurait conservée, tout en les adorant, de leur nature symbolique et de leur origine subjective. D'où vient-elle ?

On n'a pas oublié que la chaleur et la lumière forment l'essence commune des Dévas. Mais la chaleur et la lumière, grâce à l'invention du feu, sont à la disposition de l'homme. « Le mortel a fait l'immortel.... Nous engendrâmes Agni..... Les dix frères (les dix doigts) entremêlés dans la prière, ont inauguré sa naissance, l'ont proclamé notre enfant måle.» Entre les Dévas et l'homme, Agni sert d'intermédiaire; il les appelle auprès de lui, sur le gazon sacré; il monte vers eux sous la forme de flamme et de vapeur, il se confond en eux. << Agni, tu es né Varouna, et tu deviens Mitra. Tu es Indra, fils de la force. >>

L'Aryen ne fait pas de distinction entre le feu qu'il allume, le feu de l'éclair et le feu du soleil; céleste ou terrestre, c'est toujours la même espèce divine; et, par le sacrifice, il en

(1) Bible de l'humanité, p. 45, 36. (2) Essai sur le Véda, p. 113, 114.

est maître. Le sacrifice c'est la génération d'Agni. Ce n'est pas tout Sôma, la liqueur-dieu, est l'aliment, le soutien d'Agni; Soma communique la force à Agni, et par cela même aux Dévas. Or, Soma, principe de la vie divine, père du monde, est fils du sacrificateur. Enfin, cette transformation de Sôma en Agni, d'Agni en Indra, en Mitra, en Varouna, etc., suppose l'action magique, toute-puissante de la prière, de la sainte parole, de l'Hymne-Dieu. Or, qui est en possession de l'hymne? le chantre sacré.

Nulle superstition! dit M. Michelet naïvement; on n'a pas à craindre que des Dieux sur lesquels s'exerce une telle puissance, s'émancipent de leur créateur, l'homme, deviennent des tyrans, veuillent enténébrer l'imagination de terreurs serviles. - On n'a pas à craindre! M. Michelet ne voit pas que ces mots incroyables reçoivent de l'histoire du brahmanisme, le plus éclatant démenti. Le brahmanisme est sorti du polythéisme védique; le Véda, au langage transparent, est son écriture sainte; or, jamais religion n'a plus merveilleusement réussi à enténébrer l'imagination de terreurs serviles. Donc, en voyant l'Aryen tenir ses Dieux dans sa dépendance et, pour ainsi dire in manu, ne nous pressons pas d'applaudir à ce libre et fier culte, si éloigné de l'adoration sémitique. L'Aryen sait qu'il crée ses Dieux, soit, prenez garde ce n'est pas en tant qu'homme, c'est en tant que sacrificateur, en tant que chantre sacré, en tant que prêtre; c'est grâce au feu du sacrifice, à la liqueur du sacrifice, à la prière du sacrifice. Cette puissance, cette souveraineté mystique sur les Dévas, n'a rien à mes yeux de rassurant; j'y aperçois le germe de la plus effrayante tyrannie sacerdotale qui se puisse imaginer. Ah! si l'Hymne-Dieu et la Liqueur-Dieu, et Agni devaient rester indéfiniment aux mains de chaque père de famille, il n'y aurait rien à craindre. Mais la vie sociale agrandie, en poussant à la spécialisation de fonctions, et la divinisation du sacrifice et de la prière, en poussant au développement des rites, amèneront bientôt et nécessairement, la substitution d'un sacerdoce cor

poratif au sacerdoce universel. Ce Dieu dont la dépendance vous réjouit, c'est au prêtre qu'il sera subordonné, non à l'homme, et à ce Dieu dépendant, l'homme ne pourra avoir recours contre le prêtre! Ah! vous accueillez joyeusement ce Dieu qui ne peut s'oublier, s'émanciper, devenir un tyran; mais c'est de la domination du prêtre, non du Dieu qu'il fallait se préoccuper. Le catholicisme qui possède aussi un Dieu-Sôma, ne vous a-t-il donc pas appris combien sont redoutables à la liberté et à la dignité humaine, les religions qui confèrent au prêtre le pouvoir magique de créer le Dieu ?

LE BRAHMANISME.

III.

« Dans la période des hymnes védiques, dit M. Max Müller, la langue, la poésie, la religion ont un charme que ne possède aucune autre époque de la littérature indienne; elle est alors spontanée, indépendante et sincère (1). » Mais ce temps du libre et fécond enthousiasme est forcément borné; ce joyeux matin de la vie morale et religieuse s'en va sans qu'on en puisse ressaisir les impressions; la source de l'inspiration se tarit; on classe les hymnes dans un ordre systématique; on en fait des extraits pour le rituel et pour le culte, mais on n'en crée plus ; une froide réflexion s'y applique pour les commenter; ils deviennent, entre les mains du sacerdoce, un recueil et comme un arsenal de formules sacrées, magiques; on les apprend par cœur; on les répète avec une fidélité scrupuleuse et servile; à force d'en diviniser les moindres syllabes on ne voit plus ce qu'ils ont d'humain, on cesse de les sentir. A cette poésie charmante, à cette luxuriante mythologie succèdent des œuvres de liturgie et de métaphysique,

(1) A history of ancient sanscrit literature, p. 526.

Brahmanas et Oupanishads (1); au polythéisme védique succède le panthéisme brahmanique avec ses dogmes qui enchaî

(1) La critique s'est efforcée d'assigner des dates relatives aux divers ouvrages qui forment la littérature hindoue. Elle a tout d'abord clairement établi que les Védas sont antérieurs à tout le reste de cette littérature. Elle a montré ensuite que des quatre Védas le Rig est le plus ancien, et l'Atharvan le plus récent; que les trois derniers Védas, le Yadjour, le Saman et l'Atharvan sont disposés en vue du sacrifice et du culte, tandis que le Rig-Véda auquel ils ont presque tout emprunté, n'est au fond qu'un recueil de poẻsies, dont on a fait plus tard un usage liturgique, mais qui existait bien longtemps avant que le culte fût organisé; qu'au-dessous des Védas qui occupent le sommet de l'échelle chronologique viennent se placer successivement les commentaires liturgiques et philosophiques dont ils ont été l'objet; puis le code de Manou, les poëmes géants, le Mahabharata et le Ramayana, et enfin les Pouranas. M. Max Müller divise l'histoire de la littérature sanscrite en ancienne et moderne. L'ancienne littérature sanscrite comprend, avec les hymnes védiques, les divers ouvrages qui s'y rattachent et qui sont au texte sacré du Véda ce que les écrits des Pères sont à la Bible et à l'Évangile ce sont les Brahmanas, les Oupanishads et les Soutras. M. Max Müller exclut avec raison du cycle védique les poëmes épiques, les lois de Manou et les Pouranas, qui sont des œuvres postérieures et par la forme et par le fond des idées. Dans la littérature védique, il distingue quatre périodes: 1° celle où furent composés les chants du Véda ou période des Tchhandas; 2o celle où ces chants furent recueillis, classés et disposés comme ils le sont aujourd'hui, ou période des Mantras; 3o celle des Brahmanas et des Oupanishads qui est en même temps celle de l'organisation définitive du brahmanisme; 4° celle des Soutras, qui paraît coïncider avec l'apparition du bouddhisme. Les Soutras sont remarquables par leur extrême concision; ce sont des abrégés, des recueils de notes destinées à réveiller et à soutenir la mémoire; ils ne font pas partie de la révélation divine (çrouti), mais simplement de la tradition humaine (smriti). Le but spécial des Brahmanas est d'enseigner la manière d'accomplir le sacrifice. Ce sont, dit M. Max Müller, les Dicta theologica des diverses associations brahmaniques sur les détails officiels du culte. Bien que l'orthodoxie les ait introduits et incorporés dans l'Écriture sainte, et qu'ils soient considérés comme divins et révélés au même titre que les hymnes védiques, ils sont bien plus récents que ces derniers; on le reconnaît facilement à leur objet et aux formes mêmes de leur style. L'importance du sacrifice dans la religion brahmanique explique la haute valeur qu'ils ont acquise. Mais si la dévotion hindoue les place sur la même ligne que les hymnes, la science européenne est loin de confirmer ce jugement; elle voit dans les hymnes la floraison brillante d'une poétique et naïve mythologie; dans les Brahmanas, le produit ennuyeux et extravagant d'une superstition développée, organisée, compliquée et desséchée par le travail de la réflexion. Les Oupanishads contiennent la partie philosophique de la littérature védique. L'origine du monde, la nature de Brahma, les rapports de l'homme avec Brahma et avec le monde, tels sont les sujets traités ordinairement dans les Oupanishads.

nent l'intelligence, et ses institutions qui enchaînent la vie. « D'abord on voit, dit M. Taine, les Dieux nombreux et flottants se rassembler sous trois Dieux souverains: Varouna dans le ciel, Indra dans l'air, et Agni sur la terre; puis derrière eux apparaît « la grande âme » qui opère par eux, anime toute chose et qui est le soleil. Bientôt la profonde faculté métaphysique, développée par le spectacle de la nature tropicale incessamment renouvelée et coulante, écarte ce soleil sensible, démêle la puissance idéale derrière les formes changeantes, déclare « qu'au commencement il n'y avait que » l'ètre indéterminé, pur, sans forme, que tout était confondu » en lui, qu'il reposait dans le vide, et que ce monde a été » produit par la force de sa pensée. » Quel est-il, cet être? Un sourd travail d'élaboration philosophique et sacerdotale a fini par le retirer de la nature sensible pour le mettre aux mains des prêtres. Parmi les Dieux anciens était aussi le Feu allumé par les brahmanes, qui s'était accrédité avec eux, mais qui tout auguste qu'il était, restait trop palpable pour devenir l'être universel et pur. Insensiblement un de ses noms, Brahmanaspati, c'est-à-dire le Seigneur de la prière, devient un Dieu distinct et plus abstrait, chaque jour plus important et plus absorbant; de celui-ci se détache un autre Brahma, la Prière, plus abstrait encore, et qui devient l'être primordial, sans forme, d'où tout découle, et qui contient tout. Voilà la Prière qui s'est confondue avec le principe des mondes, avec le Dieu suprême; c'est que le sacrifice, la parole sacrée, et la prière, pour ces cerveaux exaltés, ne sont pas une simple sollicitation, mais une force contraignante et souveraine. Dès l'origine, ils ont cru que par elle ils imposent aux Dieux l'obéissance; leur conception est si intense qu'elle leur a paru irrésistible; c'est pour cela qu'ils ont divinisé le mortier, les bâtons et tous les moments du sacrifice; et les voilà qui, par degrés, arrivent à mettre dans la pensée tendue la force à laquelle est soumis tout l'univers (1). » Arrêtons-nous un

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(1) Nouveaux Essais de critique et d'histoire, p. 325 et suiv.

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