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son fondateur et de ses premiers apôtres, et dont les destinées paraissent loin d'être accomplies.

I.

Vers 1843, un jeune homme d'une vingtaine d'années environ, originaire de Shyraz, suivait à Kerbéla les leçons d'un mystique renommé, Cheik - Hadji - Seid - Kazem. Il était fils d'un négociant et s'appelait Mirza-Aly-Mohammed. Comme sa famille prétendait descendre du Prophète, il prenait ou on lui donnait le titre de séid. Avide de connaître les diverses sectes, si nombreuses en Orient, il se lia, à ce qu'on assure, avec les représentants de plusieurs d'entre elles. Sa curiosité religieuse ne se renferma pas dans les limites de l'islamisme. Il lut l'Évangile dans les traductions persanes des missionnaires protestants. Il eut des rapports avec les rabbins de Shyraz, et put se faire une idée non-seulement du judaïsme orthodoxe, mais encore des principes de la kabbale. Enfin, il est probable qu'il ne resta pas étranger aux doctrines du parsisme.

Seid-Aly-Mohammed ne tarda pas à attirer l'attention. Il commença par faire profession de l'islamisme le plus rigide, ne parlant qu'avec exaltation de Mahomet, d'Aly et des douze imans, édifiant par ses actions et par ses discours tous ceux qui approchaient de sa personne. Il se décida même à faire le pèlerinage de la Mecque. Après avoir visité le tombeau du Prophète, il voulut voir la mosquée de Koufa où Aly, l'apôtre de la Perse, reçut la mort des mains d'un fanatique. De retour à Shyraz, il écrivit la relation de son voyage et un commentaire sur une des sourates du Koran. Dans ces écrits, communiqués mystérieusement à un petit nombre de personnes, il inaugurait sa mission de réformateur. « On remarquait avec étonnement, dit M. de Gobineau, qu'il découvrait dans le Koran des sens nouveaux, et qu'il en tirait des doctrines et des enseignements complétement inattendus. » En même temps, il com

mença contre les prètres musulmans, les moullas, une guerre assez semblable à celle que Çakya-Mouni faisait aux brahmanes, à celle que Jésus-Christ faisait aux pharisiens. Il montrait que leurs actions et leurs maximes étaient en contradiction avec le Livre saint; que la loi divine était surtout violée et méconnue par ceux qui étaient chargés de l'expliquer et de la défendre. Les moullas, comme on le pense bien, ne gardèrent point le silence; ils lui opposèrent ce qu'ils comptaient parmi eux de savants docteurs, de dialecticiens exercés. Il n'était bruit dans Shyraz et dans le pays environnant que de ces luttes théologiques, où la victoire, dans l'opinion de la foule, restait toujours au novateur.

Mirza-Aly-Mohammed se vit bientôt à la tête d'une secte dont les adhérents ne cessaient de croître en nombre. Un jour, il leur annonça solennellement qu'il était le Bȧb, c'est-à-dire la Porte, la porte de la vérité, la porte du salut (1). Plus tard, il prit un second titre, encore plus élevé, celui de Nokteh (Point), par lequel il indiquait qu'il n'était pas seulement la porte par laquelle on entre dans la vraie foi, mais en une certaine mesure, l'objet même de cette foi, le principe de la vérité, c'est-à-dire une émanation divine. Ses disciples adoptèrent le nom de Babys.

Le rapide succès de la nouvelle doctrine et l'ardent prosélytisme dont se montraient animés ceux qui la professaient, jetèrent l'alarme dans le clergé musulman qui, criant au sacrilége et à l'apostasie, appela le bras séculier au secours de l'islam menacé. Le Bâb écrivit, de son côté, à Téhéran, pour signaler la corruption du clergé, et justifier, par la nécessité d'une réforme, la mission qu'il s'était donnée. Le gouvernement persan, dont le zèle religieux était médiocre, s'arrêta à un mode d'intervention qui rappelle la conduite tenue par l'empereur Constantin lors de la fameuse querelle d'Alexandre

(1) C'est dans le même sens que Jésus, selon le quatrième Évangile, a dit qu'il était la voie et la vie.

et d'Arius il imposa silence aux deux parties, et, pour les empêcher de se disputer, envoya l'ordre au gouverneur de Shyraz de confiner sévèrement le Bâb dans sa maison. MirzaAly-Mohammed dut se taire; mais il avait trouvé dans MoullaHoussein, surnommé Boushrévieh, du lieu de sa naissance, un apôtre énergique et passionné. C'était un homme auquel ses adversaires reconnaissaient eux-mêmes de grandes qualités, une capacité rare et un indomptable courage. Il fut le premier missionnaire de la religion nouvelle. Il la prêcha avec un immense succès dans le Khorassan, son pays natal, ainsi que dans l'Irack, à Ispahan, la ville savante, et enfin à Kashan. Il se rendit ensuite à Téhéran, et y opéra des conversions dans les diverses classes de la société. M. de Gobineau nous apprend que le roi Mohammed-Shah, et son premier ministre, HadjiMirza-Aghassy, ne dédaignèrent pas de l'entendre; mais il excita leur curiosité plutôt que leur sympathie; on commença par lui interdire la prédication publique; puis il reçut l'ordre de quitter la capitale, où sa présence seule agitait les esprits.

Cependant le zèle apostolique de Housseïn-Boushrévieh avait trouvé deux imitateurs. L'un était un dévot personnage à qui la vénération publique avait accordé jusqu'à ce moment les honneurs d'un saint. Il se nommait Hadjy-Mohammed-Aly Balfouroushy. L'autre était une femme, Zerryn Tadj (la Couronne d'or), qui, à cause de sa beauté incomparable, reçut le surnom de Gourret-Oul-Ayn, c'est-à-dire la Consolation des yeux. Mais la beauté n'était que la moindre de ses qualités, elle y joignait la science, l'éloquence, tous les dons de l'imagination, toutes les séductions de l'enthousiasme et une vertu sur laquelle ne s'est jamais élevé le moindre doute. Cette femme est assurément, comme le fait remarquer M. de Gobineau, une des apparitions les plus extraordinaires et les plus intéressantes de ce mouvement religieux; il faut ajouter qu'en y prenant une part active, malgré les préjugés qui en Orient condamnent la femme à la réclusion, elle en manifestait clairement la portée sociale. Gourret-Oul-Ayn n'a jamais vu Aly

Mohammed; elle s'est contentée d'entrer avec lui en correspondance, et c'est par ses lettres qu'elle a été conquise à sa doctrine. Ni les supplications, ni les menaces de sa famille ne purent la retenir. Elle s'arracha à tout ce qui lui était cher, « non pour prendre le voile, à l'exemple des héroïnes de la piété chrétienne, dit spirituellement M. Franck, mais pour jeter le sien, symbole d'un avilissement séculaire, et pour aller prêcher la foi libératrice dans les rues et sur les places publiques, d'abord de Kaswyn, sa ville natale, ensuite des villes voisines (1). »

Les trois apôtres se partagèrent la conquête spirituelle de la Perse. Les provinces du sud furent adjugées à Housseïn Boushréwieh; à Balfouroushy, celles du nord; Gourret-QulAyn devait s'emparer de l'ouest. Jusqu'alors le babysme n'avait employé d'autre moyen de propagation que la parole. Les circonstances lui mirent les armes à la main.

En quittant Téhéran, Moulla-Housseïn s'était dirigé vers le Khorussan. Il le trouva en pleine insurrection; il crut devoir s'armer pour sa défense personnelle, et en même temps appela à lui tous les babys des environs. Une collision semblait inévitable, quand arriva la nouvelle d'un événement inattendu. Le Shah Mohammed venait de mourir (5 septembre 1848). La Perse allait être livrée à l'anarchie jusqu'à ce que son successeur eût été reconnu. Les troubles d'un interrègne offraient à la nouvelle religion des chances favorables; elle pouvait en profiter pour s'assurer le droit de vivre. Moulla-Housseïn le comprit et arrêta aussitôt un plan de conduite.

La petite troupe qu'il avait recrutée dans le Khorassan fit sa jonction avec celle que Balfouroushy avait réunie dans le Mazendéran, et là, grâce à de nombreuses recrues que leur envoyait chaque jour une population déjà gagnée en partie à leurs croyances, les deux apôtres se virent bientôt à la tête

(1) Notons ce rapprochement entre l'histoire du babysme et la légende du Bouddha: l'épouse de Çakya-Mouni, Gopa, s'affranchit, elle aussi, de l'usage du voile, et en cela, dit la légende, se montre digne de son époux.

d'une petite armée avec laquelle ils se promettaient nonseulement de réduire leurs ennemis à l'impuissance, mais d'amener le triomphe social du babysme. Une religion qui repousse l'ascétisme (et c'était le cas de la religion du Bab, comme on le verra plus loin), ne saurait hésiter à prendre les armes, s'il en est besoin, pour se défendre contre un pouvoir persécuteur. Une religion prosélytique qui prend les armes pour défendre sa liberté, ne saurait se borner à la guerre défensive; elle est conduite à joindre la propagande de la force à celle de la persuasion. La société qu'elle forme est tout à la fois une secte et un parti, et naturellement les moyens et le but de la secte, le but et les moyens du parti, concourent, s'unissent, finissent par se confondre. A des consciences qui ne sont pas assez détachées du droit et du monde pour préférer le martyre à la résistance, la lutte armée ne tarde pas à se présenter comme un mode expéditif de prosélytisme, en même temps que le prosélytisme apparaît comme un moyen de recrutement et de succès militaire. Malheureusement une religion qui se développe dans de telles conditions, abaisse nécessairement son idéal. Ce fut, on le sait, la fatalité du mahométisme.

Nous ne suivrons pas M. de Gobineau, dans le brillant et dramatique récit qu'il a fait de l'insurrection babye. Nous dirons seulement que les babys déployèrent le courage le plus héroïque, et que, malgré l'écrasante supériorité numérique des troupes royales, ils tinrent sur un point ou sur un autre, jusqu'en 1850.

Le Bâb approuva-t-il cette levée de boucliers? On l'ignore. Il ne semble pas qu'il ait été consulté; probablement même, il ne fut informé que plus tard du mouvement, et l'on n'a jamais pu, dit M. de Gobineau, produire de preuves qu'il eût encouragé ses disciples dans leur ligne de conduite. On ne voit pas non plus, il est vrai, qu'il les ait blâmés, ni désavoués. Si nous ouvrons le livre où se trouve exposée sa doctrine, nous remarquons qu'il y défend l'usage des armes et l'emploi de la force; mais cette interdiction paraît s'appliquer uniquement

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