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de cette différentielle qui est le monde, le propre agent de la création par la volonté de son père. Et c'est encore ainsi que nous regarderons le géomètre qui fait partie de ce monde, comme «l'intégrale complète ou la cause personnelle de toutes les lois de limitation, et, par elles, de toutes les relations auxquelles il lui plaît de soumettre l'étendue et la quantité. Enfin, de ces lois et de ces relations, une fois posées, il peut tirer des formes qui les expriment infiniment peu, autrement dit, des différentielles dont elles soient les intégrales: et c'est en cela précisément que consiste l'analyse infinitésimale. (p. 5 sq. et 370 sq.)

Nous avons tenu à donner de cette doctrine une exposition qu'il n'eût pas été possible d'abréger davantage, et que beaucoup de lecteurs trouveront bizarre. C'est que nous y voyons en vérité l'effort le plus extraordinaire qui ait jamais été tenté pour introduire sérieusement l'idée de la personnalité et de la liberté dans l'essence du créateur, et dans celle des créatures, sans abandonner la thèse de Dieu comme «infini-absolu.» Leschoses et le créateur lui-même sont posés différentiellement hors du premier auteur, à la manière des œuvres d'un artiste dont la production ne diminue point l'être ni la fécondité; et tous les infinis de quantité disparaissent de l'acte de Dieu et du monde pour n'y subsister qu'en puissance. C'est au point que M. Grandet ne craint pas d'écrire ces mots : «La science de Dieu, ne comprenant et ne pouvant comprendre que les effets de sa puissance, est nécessairement bornée, mais indéfiniment perfectible.» (p. 201). Toutefois ce mérite, éminent à nos yeux, d'une métaphysique, qui, si abstruse soit-elle, détruit la métaphysique et la théologie communes, et nous ramène finalement aux clartés d'un anthropomorphisme de bon aloi, ne saurait nous causer la moindre illusion sur la valeur de ses fondements. On va voir pourquoi.

Revenant aux idées sur lesquelles a roulé tout notre travail, nous pouvons dire que M. Grandet réduit l'idée de substance à celle de puissance, celle-ci à celle de liberté, et résout

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la question de l'infini en niant l'infinité actuelle du monde, et du Verbe, ou monde idéal lui-même. La sagesse de Dieu ne lui est pas coéternelle. Dieu ne voit le monde qu'après qu'il l'a fait on peut ainsi, non autrement, répondre à l'athéisme de Feuerbach, car il est certain que l'existence éternelle d'un monde réel se conçoit aussi bien, mieux même que celle d'un monde idéal antérieur à la création (p. 181, 182). Voilà qui est parfait, nous pensons que ni l'un ni l'autre ne se conçoivent, et nous les abandonnons. Mais M. Grandet veut sans doute conserver une idée quelconque du Dieu absolu qu'il pose, et il veut sauver l'immutabilité de Dieu dans l'acte de création et c'est ce qui est impossible.

Remarquons d'abord que les différentielles créées, qui existent pour elles-mêmes après la création, tellement que certaines possèdent l'attribut fondamental de leur auteur, la liberté, nous présentent sous le jour le plus dur l'incompréhensibilité d'un acte, qu'une éternelle préconception ne renferme pas, et dont l'effet est de faire que la nature libre d'un sujet devienne, quoi? la nature libre d'un sujet autre. Mais ce n'est pas le point sur lequel nous voulons insister. Comme nous ne pouvons nous représenter Dieu, avant la création et sans le Verbe, en aucune manière, l'ayant dépouillé de tout attribut autre qu'une Lumière sans objet, c'est-à-dire sans autre objet que la Lumière in abstracto, nous n'avons en son idée que l'idée de la puissance de voir et de comprendre. Cette puissance est une abstraction que nous pensons, nullement un Dieu vivant, et nous ne serions pas moins avancés en disant que toute chose et le monde ont commencé, et que l'Au-delà du commencement est soustrait à toute connaissance possible. La question de Dieu et de sa personnalité se poserait alors pour la philosophie, mieux pour la religion, sur le terrain des relations déterminées et seules intelligibles. C'est la solution criticiste, et celle de M. Grandet n'en est pas si éloignée au fond qu'on le croirait. Il voudrait, mais il ne peut remonter réellement plus haut que toute création sans employer, pour expliquer l'Éter

nel, un Verbe éternel où toutes les contradictions évitées, et le panthéisme avec elles, seraient de nouveau réunis.

Venons aux infinis, maintenant. « La négation différentielle de l'être est l'unique fondement de la possibilité de l'univers, et même du Verbe.... L'Être absolu ne pouvait se manifester objectivement, qu'auparavant il ne se fût fait un dehors intérieur, en se niant différentiellement au dedans. A ce point de vue, la philosophie de Hegel est irréprochable.... » (p. 138.) Mais les différentielles de la création, tout en étant des négations à l'égard de Dieu, et qui ne diminuent point son être, sont en elles-mêmes des affirmations, car M. Grandet n'entend certainement pas faire du monde, et même du Verbe, des illusions ou purs néants. Ces affirmations différentielles ne se peuvent concevoir que par corrélation à leurs intégrales. Où sont ces intégrales? Elles sont, comme dans le calcul infinitésimal, en dehors des termes de la progression; d'un côté, dans le « principe générateur, » de l'autre, dans l'objectivation, mais seulement indéfinie, des termes. Voyons donc le principe générateur: « Immuable en soi » il se développe différentiellement en une série au dehors « dont le premier terme, le Fils, contient la puissance de tous les autres >> (p. 364, 365). A cela, nous dirons en premier lieu, que l'immuable en soi, comme tel, et l'infini en soi n'étant nullement conçus, mais devant se réduire à une simple puissance, on l'a vu tout à l'heure, le Dieu développé, le Verbe développé surtout, est le Dieu réel; et ce Dieu n'est point immuable, puisqu'il se développe. Ne répondons pas que les différentielles ne sont rien. Rien par rapport à la puissance, que nous comprenons infinie sans contradiction, mais qui n'est elle-même rien d'actuel, cela se peut; mais tout, par rapport à l'acte et à l'être, il faut en convenir. Le Dieu vivant n'est donc pas immuable, l'immuable n'est pas le Dieu vivant. La création est un changement, ou pour mieux dire un devenir absolu. En second lieu, la notion d'intégrale, si elle a un objet réel, au moins dans la pensée divine, nous ramène la contradiction de

l'infini actuel ; et M. Grandet, parlant de l'éternité, nous paraît en effet retomber dans ce gouffre, que tout son ouvrage vise d'ailleurs à combler. Si l'intégrale n'a point d'objet réel, les différentielles disparaissent avec leurs sommes, ou restent de simples fictions, dont le sens est celui-ci : le monde est un développement, terminé en arrière, indéfini en avant, d'une puissance pure dont l'acte a commencé, et que la foi envisage comme une personne. Or, la personne n'est intelligible qu'au moment quelconque où elle a commencé d'agir. En admettant cette interprétation, nous serions d'accord avec M. Grandet sur la question de philosophie, la question de foi étant réservée pour un autre domaine.

Avec M. Ch. Secrétan, la métaphysique n'est point embarrassée de symboles mathématiques. Aussi ne trouverons-nous chez lui ni la création de nihilo, il la juge contradictoire; ni la tentation d'expliquer comment la créature sort de Dieu, et demeure en Dieu, sans le diminuer ni lui appartenir. Mais la contradiction nous reste sous une autre forme; car, d'un côté, il nous faut dire que l'univers, en son fondement qui est la volonté selon M. Secrétan, est distinct de Dieu, et même séparé. «Comment une volonté peut-elle se séparer de son sujet? Ceci est le mystère de la création, » répondrons-nous.' Soit, mais d'un autre côté, nous voulons accorder au panthéisme que la « volonté divine est l'essence de la créature, » cette proposition n'étant pas différente de cette autre: «la créature n'est que par la volonté divine. » (La philosophie de la liberté, 2o éd., t. I, p. 395, 396.) Or, des deux formules rapprochées, on conclut évidemment que la volonté divine est l'essence d'une volonté séparée de la volonté divine. Quel sens intelligible pouvons-nous donner à ces paroles, qui ne soit une contradiction? L'identité d'essence et la séparation s'excluent déjà, par le fait de la signification la plus ordinaire du mot volonté, car une volonté n'est point une autre volonté. Que sera-ce donc si nous entendons par volonté, dans le cas

de l'homme, une volonté libre, et si nous admettons que Dieu peut borner sa puissance et sa prescience, en constituant hors de lui des créatures! (Ibid., p. 405.) Il est bien entendu que l'identité d'essence a ici le sens d'unité, et non pas seulement de similitude de nature.

M. Secrétan est doué des plus éminentes qualités d'un philosophe. Il connaît à fond l'histoire de la philosophie, et la partie historique de l'ouvrage que nous venons de citer est une des œuvres les plus remarquables que nous connaissions en ce genre. Ses vues sont étendues et pénétrantes. La réfutation qu'il a donnée du positivisme (Préface du même livre) est, à notre avis, d'une force irrésistible. La monographie de Leibniz, déjà anciennement publiée, celle de V. Cousin, toute récente (1), sont d'un penseur pour qui les systèmes n'ont point de mystères, qui sonde le fort et le faible de chacun, et va droit à ses conclusions propres et indépendantes. Ajoutons que ses vues sur la méthode sont souvent entièrement conformes aux nôtres, et que la pensée mère en laquelle tous ses travaux se résument a toutes nos sympathies, car ce n'est que la substitution des idées de volonté et de liberté à l'ancienne idée de substance. Mais les ouvrages de M. Secrétan sont, dans leurs parties essentielles, empreints de sentiments chrétiens et mêlés de thèses de doctrine trop spécialement chrétienne. Nous sommes loin de vouloir tirer parti contre lui de tendances qui ne tombent point sous notre appréciation en ce qu'elles ont de proprement religieux; mais nous croyons pouvoir lui adresser le reproche d'avoir introduit dans la phi

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(1) La Philosophie de Leibnitz, fragment d'un cours d'histoire de la mé-taphysique donné à Lausanne, 1840. La Philosophie de V. Cousin (Paris, Durand, 1868). - Citons encore des ouvrages remarquables dont nous ne pouvons rendre compte: Recherches de la Méthode (Neuchâtel, 1857). — La Raison et le Christianisme (Lausanne, 1863). L'ouvrage des Recherches renferme un appendice très-intéressant: c'est la réunion de plusieurs articles de controverse entre M. E. Scherer, M. Colani et plusieurs pasteurs de l'Église réformée, sur le libre-arbitre et les questions philosophiques et théo-logiques attenantes.

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