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fond, de l'état où se trouve notre esprit, quand nous jugeons d'une vérité sur ce que le contraire est inconcevable, et tenons cette inconcevabilité pour un bon critère. Violer les lois de la raison pour affirmer qu'une chose est possible, c'est-à-dire s'affranchir des catégories de l'entendement sans l'application desquelles on ne comprend pas même d'expérience possible, c'est assurément ce que fait un philosophe qui ne trouve rien d'absurde à supposer que l'expérience aurait pu nous montrer, contrairement à ce qu'elle nous montre, cinq égal à deux plus deux, ou deux lignes droites circonscrivant un espace. (Examen, p. 83.) Nous croyons donc que si M. Mill, avec la profondeur et l'acuité d'esprit dont il fait preuve, n'hésite pas à soutenir si manifestement la possibilité, sinon l'existence de quantités, car c'est cela, qui ne soient pas des quantités, c'est uniquement parce qu'il n'admet point que nos modes de concevoir, les plus nécessaires en apparence, soient jamais la règle des possibles. Aussi arrive-t-il en dernier argument (1) à nier la valeur des antinomies relativement aux choses en soi ou noumènes : « La loi de l'alternative, quoique vraie de tous les phénomènes, et par conséquent de l'espace et du temps dans leur caractère phénoménal, n'est pas une loi des choses. » La grandeur, la divisibilité peuvent être exclusivement des propriétés de nos sensations, et n'avoir rien d'analogue dans les noumènes. Alors, les alternatives: L'univers est fini ou infini, Il a commencé ou n'a pas commencé, La'divisibilité de la matière se termine ou ne se termine pas, n'exigent aucune décision, parce qu'il faudrait commencer par établir que l'univers ou la matière en eux-mêmes comportent de tels attributs. Ici, M. Mill préfère s'appuyer sur Kant que de recourir à la doctrine de Hegel, suivant qui les contradictoires s'assemblent quelque part, dans l'Absolu. Il traite même fort sévèrement

(1) Cet argument, qui appartenait d'abord au texte de l'Examen, a été ensuite rejeté dans une note finale (du chap. x11). M. Mill ne l'a point retiré, mais seulement abandonné dans l'espèce, comme ne prouvant rien contre Hamilton.

cette manière de voir (Examen, p. 56); mais nous ne savons trop pourquoi, car si l'infini que l'on dit être possible n'a pas un sujet dans l'Absolu, s'il n'en a pas un dans l'univers et la matière comme ils sont (c'est le cas envisagé dans le dernier argument); s'il est uniquement relatif aux phénomènes, savoir, selon M. Mill, à nos modes de penser, il se réduit évidemment à cette possibilité idéale indéfinie que tout le monde avoue, car elle n'implique rien de contradictoire. Mais alors, qu'aurait donc prouvé ce philosophe? Sa thèse de la possibilité de l'infini ne s'explique bien qu'autant qu'on la rattache à la conception infinitaire de l'être, laquelle est le fond invariable de presque toutes les spéculations philosophiques.

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Il n'entre pas dans notre plan d'examiner les opinions de l'école éclectique. Aujourd'hui qu'elle a cessé de vivre, on peut dire qu'elle ne laisse rien dans l'histoire de la philosophie : ni un point de logique ou de métaphysique élucidé ou approfondi, ni la trace d'une pensée forte et sincère, ni le souvenir sans mélange d'un service rendu aux générations qu'elle a élevées, rien, excepté divers travaux d'érudition, empreints d'une philosophie insuffisante, et des réfutations superficielles de certaines doctrines adverses. L'attention que quelques étrangers illustres, Hamilton, Schelling, ont accordée un moment à la phraséologie de Victor Cousin, ne doit nous dissimuler ni le vide que couvrait chez ce professeur homme d'Etat la pompe du langage, ni le dédain qui, grâce à lui, a fini par s'attacher, hors de France, à la philosophie française. Et quant aux travaux de Th. Jouffroy, si tant est qu'il faille en faire honneur à l'éclectisme, nous ne pensons pas que ceux qui en font le plus de cas puissent y signaler quelque chose de plus que des parties estimables, et surtout des sentiments personnels touchants et intéressants.

L'accusation de panthéisme a retenti longtemps contre l'enseignement de l'école éclectique. Mais cela non plus n'est pas une raison qui appelle notre examen. L'éclectisme n'a point eu d'opinion particulière touchant la substance ni touchant la causalité, et comme il a soigneusement évité de systématiser les opinions qu'il adoptait, comme il s'est défié de la logique (une maxime singulière à son usage, et qu'il paraît même avoir inventée), on ne saurait sérieusement lui appliquer augane autre critique que celle qui consisterait à relever des hésitjusqns, des variations, et à tenter de pénétrer, avec peu dei-même es obscurités volontaires ou involontaires.

Au ne d'ont où l'enseignement de la philosophie subit en Francis lege transformation dont nous ne saurions prévoir les suitesrès, jus ne rappellerons l'école qui s'éteint qu'en parlant des abstts les plus récents par lesquels on peut juger de la positnédia que tendent à prendre les philosophes sortis de cette écoleemerlativement aux questions que nous étudions.

Libutestion de la Substance est la première. Il ne faut pas noushattendre à la voir traiter dans ses profondeurs. Ni les difficultés et contradictions de l'idée de l'infini, inhérente poulant à l'idée de la substance, ni les antinomies en général, n'ont pu obtenir de nos professeurs de philosophie autre chose qu'un examen superficiel ou des défaites banales. D'une part, l'instruction mathématique leur manque ordinairement trop pour qu'ils aient le goût d'approfondir la philosophie de la quantité. Le mot infini n'a souvent dans leur langage qu'un sens vague, où l'idée de perfection ne se distingue même pas de celle d'extension (1). D'une autre part, ils craignent à la fois la spéculation et la critique, restent

(1) M. P. Janet introduit la distinction dont nous parlons (La Crise philosophique, p. 160 sq.), mais c'est en faisant passer dans la notion du parfait des éléments autres que de qualité, puis en admettant l'infini de quantité comme quelque chose d'évident et d'incontesté. La distinction s'évanouit, et le problème reste confus. On peut voir aussi (p. 75 sq.), de quelle manière insuffisante est discutée la notion de continuité par le même auteur.

volontiers dans les lieux communs, et ne contentent qu'euxmêmes. Ils n'éprouvent guère que le besoin de se fixer sur le caractère de l'idée la plus générale de substance, principalement de substance spirituelle. Une école qui tient au titre de spiritualiste (gardons-nous de dire idéaliste) ne peut éviter de s'expliquer sur ce point.

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Il y a d'abord une partie relativement facile de réfutations et de polémiques, où l'on fait valoir de bons arguments, encore qu'on n'ait par devers soi nulle doctrine a'de fondie. M. Caro et M. P. Janet ont opposé parfois de la conce"aisons aux systèmes matérialistes ou panthéistes c de prens, à Moleschott, à Büchner, au positivisme, et à M qu'il nous semble. Ils se montrent singulièrement quand il s'agit d'éclairer leurs propres thèses spirit théistes, de se défendre de l'unité de substance, a intelligible la notion métaphysique de Dieu, de conse sens à la création, de déterminer la méthode et lens d fixes de la connaissance, de n'admettre précisément 1 pet rationalisme cartésien, ni l'idéalisme, ni le criticisme, nie mI eur pirisme, et toutefois d'avoir réponse aux objections q Or viennent de ces différents côtés. Ils peuvent parfois att, uer avec succès, mais leur propre résistance est difficilement autre chose qu'une manière de se dérober dans les généralités. Ce qui distingue les deux auteurs que nous avons cités, c'est qu'ils sentent vivement leurs desiderata, avouent les lacunes de leur école, et réclament de ses adhérents de nouvelles études propres à la relever. Pourtant, croyons-nous, l'unique défaut de la philosophie qu'ils enseignent n'est pas d'être étrangère aux sciences, à l'esprit scientifique dont les nouveaux développements les pressent de tous côtés; on peut aussi lui reprocher une certaine mollesse dans la manière d'aborder des questions de tous les temps, l'affaiblissement des formes logiques, l'absence de précision dans les définitions et dans les analyses, et le manque de pénétration, ou nous ne savons quel relâchement intellectuel, dans l'inter

prétation des œuvres de quelques grands maîtres modernes en philosophie Leibniz, Berkeley, Hume et Kant. (V. P. Janet, Le Matérialisme contemporain, La Crise philosophique.)

M. P. Janet a tenté d'indiquer pour son compte en quel sens pourrait s'opérer dans l'école une évolution qui aurait à la fois le mérite de fixer la signification de la substance, et de préparer des vues plus larges et plus conciliantes à l'égard du criticisme. Ce philosophe a même un instant poussé la conciliation, un instant seulement, à propos de la notion de l'être, jusqu'à écrire que le sujet de la pensée est un être qui << lui-même n'est encore qu'un phénomène, mais un phénomène d'ordre supérieur, puisqu'il est le lien et le centre de tous les autres phénomènes qui composent notre vie. » Peu après, M. Janet ne laisse pas de maintenir l'être au sens de substance, et de vouloir que le sujet pensant se saisisse immédiatement jusque dans cet étre où il plonge. Tout le changement, par rapport aux anciennes doctrines, porte sur l'attribut par lequel il s'agit de se saisir. Descartes définissait la substance par la pensée. Maine de Biran, ce penseur longtemps estimé et négligé, a proposé, au lieu de la pensée, la volonté, et M. Janet croit que ce nouveau point de vue remis en lumière, tout en laissant dans l'inconnu le noumène ou l'âme en son absolu (car on accorde l'inconnaissabilité du noumène), aurait le mérite de faire atteindre à ses adhérents l'activité en elle-même, et de leur permettre un établissement ontologique à l'abri du matérialisme et du panthéisme. Nous ne comprenons pas comment cette espèce de sousnoumène, savoir la volonté autrement que comme phénomène, pourrait être plus clair et plus connu que le noumène lui-même ; et s'il n'est toujours question que de phénomènes, nous ne voyons pas qu'il nous soit donné d'atteindre ainsi l'activité en elle-même.

M. Janet reproche à l'école spiritualiste, avant Maine de Biran, d'avoir considéré l'âme du dehors, à la manière des objets, non du dedans. Cette remarque ne nous semble pas

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