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stance en ne laissant au monde qu'une existence de représentation infinie, sans aucune réalité soumise aux lois déterminantes de l'entendement, il faut aller jusqu'à enfermer cette représentation dans un sujet qui en a le spectacle. Sans ce panthéisme idéaliste absolu, l'opposition du point de vue de la substance et du point de vue des phénomènes ramène les antinomies, et elles sont insolubles. Enfin, veut-on sacrifier la substance et considérer le monde comme la réalité même : ce parti est le plus commun, le plus facile à prendre : on consent alors à assigner pour loi aux phénomènes réels la composition infinie et l'enchaînement nécessaire éternel, sans s'arrêter à la contradiction intrinsèque; on arrive au panthéisme cosmique sous la forme du matérialisme ou sous toute autre forme voisine. On ne croit pas avoir affaire aux antinomies; cependant on plonge plus que jamais dans la contradiction, en ce qu'on fait entrer dans l'espace, le temps, la matière, cet infini actuel, ce nombre sans nombre d'éléments intégrants dont nous avons parlé longuement.

Revenons à Kant. Il est clair que le père du criticisme admettait encore la substance matérielle aux attributs infinis (il est vrai sans le nom de substance, mais sous la rubrique des phénomènes), et qu'il admettait d'autre part un absolu, hors de la représentation. La confirmation de sa doctrine d'infinité, quant à la matière, se trouve dans un ouvrage trop peu connu en France, où il n'est pas traduit: les Principes métaphysiques de la physique. Ce livre très-remarquable par la méthode et la forme sévère, par la profondeur et la nouveauté d'un grand nombre d'aperçus, a éprouvé le sort commun de la philosophie de l'auteur. Les parties conçues dans un esprit vraiment rationnel et les indications d'hypothèses à formes mathématiques ont été négligées, tandis que Schelling et Hegel en ont parfaitement compris la tendance générale et l'ont louée et mise à profit. La Matière sur laquelle spécule Kant est essentiellement définie par des forces, les unes attractives, les autres répulsives, mais il ne laisse pas de conclure en faveur du

plein, du continu et de la divisibilité infinie, avec une sorte de loi (très-obscure) de condensations et de raréfactions sans vide réel. Il règne dans cette physique, quand on l'approfondit, un caractère idéaliste on peut vraiment dire absolu, et cependant ses affinités sont avec tous les autres systèmes de plein et de solidarité universelle, avec le matérialisme ou panthéisme, par conséquent. Les derniers mots sont criticistes, mais viennent trop tard et vont trop loin, car ils jetteraient l'interdit sur toute philosophie naturelle. Après avoir montré comment l'impossibilité du vide doit être admise et ne saurait pourtant se démontrer en toute rigueur, non plus que celle du plein (1), Kant ajoute « On voit que la doctrine métaphysique des corps s'arrête au vide (2) et par conséquent à l'incompréhensible. Il en est de cela comme de tous les autres efforts de la raison, lorsque remontant aux principes elle recherche les causes premières des choses. La nature le veut ainsi : rien ne peut être compris qui ne soit déterminé sous des conditions

(1) Kant ne passe pas sous silence l'argument qui fait que selon nous l'impossibilité du plein de matière est démontrable. Il se défend d'admettre un infini actuel. La divisibilité à l'infini, dit-il, ne doit pas nous entraîner à admettre l'existence d'un tout infini, actuel, accompli (absolutus), ce qui serait absurde. On peut échapper à cette nécessité en considérant la division comme donnée dans la représentation, et la matière comme pur phénomène. Kaut cite ici en sa faveur l'opinion de Leibniz, qui cependant, nous l'avons vu, n'était pas tant subjectiviste que cela, et recourait à une autre distinction pour se tirer d'affaire. Quoi qu'il en soit, cette manière de justifier le plein de matière revient à alléguer que ce plein n'est pas réel, n'ayant nul objet réel. La matière n'est qu'apparence. On répondra à Kant que la nature phénoménale de la matière à notre égard n'empêche point qu'elle n'admette aussi des phénomènes à son propre égard, ou pour elle-même, et qu'il n'y ait des siéges d'action en des points du monde extérieur. Ces siéges-là doivent être déterminés, et au fond nombrables, nullement des parties de touts infinis, puisque l'infini actuel est absurde. Si rien de pareil n'existe, qu'est-ce qu'une physique qui, depuis le commencement jusqu'à la fin, expose une théorie de forces naturelles qui n'existent point?

(2) S'arrête au vide: ce sens parait nécessaire pour le contexte. M. Willm, qui donne une traduction de ce passage en son Histoire de la philosophie allemande (t. I, p. 329), a compris: aboutit au vide. Mais la doctrine exposée par Kant aboutit au plein, quoique indémontrable à la rigueur selon lui, et absurde, toujours selon lui, si elle avait un objet réel.

données. La raison ne peut ni se tenir à ce qui dépend d'une condition, ni comprendre ce qui ne dépend d'aucune. Il ne lui reste donc, si l'ardeur d'apprendre la pousse, qu'à laisser les objets pour revenir sur elle-même, afin de chercher et de déterminer, au lieu des derniers termes des choses, les dernières limites de sa propre faculté qui lui demeure. » (Kant, Opera trad. Born, Lipsiæ, 1787, t. II.)

Il y a deux philosophes chez Kant, le criticiste qui n'a pas encore une vue suffisamment claire de ce qui vit et de ce qui meurt en philosophie spéculative; le dogmatiste qui reste attaché à des positions perdues par son propre fait. Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que le dogme métaphysique se rencontre jusque dans la Critique de la raison pure, œuvre de démolition, et que la grande nouveauté, le criticisme affirmateur, la morale prenant le pas sur toutes les doctrines, la vraie critique enfin appartient à d'autres ouvrages (1). Ceci explique le paradoxe où nous conduit l'examen de la pensée propre de Kant touchant les questions qui sont l'objet de notre étude. Nous sommes forcés de laisser le fécond réformateur dans la foule des philosophes partisans de la substance, de l'infini et de la nécessité. Nous ne comprenons ainsi que trop bien comment ses trois grands disciples et d'autres encore après ceux-là ont été diversement panthéistes, toujours panthéistes. Mais quel changement, lorsque nous laissons la lettre de Kant, embarrassée, confuse, inextricable en tant de points, et que prenant l'esprit nous nous confions à la logique! Nous trouvons alors la substance bannie sous toutes les formes, l'infini déclaré contradictoire avec les lois de l'entendement, la méthode rationnelle fondée, avec la grande et juste part faite aux données de l'ex

(1) M. Ch. Secrétan, dans une belle et profonde exposition, a très-bien éclairci l'existence de la double tendance et du double enseignement dans les ouvrages de Kant. La vraie doctrine de ce philosophe sur la liberté a cédé aussi à sa pénétration. (V. La Philosophie de la liberté, t. I, 9e et 10° leçons.) Les conclusions de M. Secrétan ne sont pas en tout différentes des nôtres, car s'il continue à tenir pour la métaphysique, il admet du moins la prééminence de la morale, et c'est le point essentiel.

périence réelle et aux conditions de l'expérience possible, la science, la connaissance même réduites aux lois des phénomènes de tous les genres, et la morale, appuyée sur son principe pratique d'obligation, appelée à diriger les affirmations transcendantes que règle et délimite la critique de la raison.

XI.

Les Écoles contemporaines. Les Savants. Le Positivisme.

On connaît trop bien l'esprit général des doctrines des successeurs de Kant en Allemagne pour que nous jugions nécessaire de montrer qu'elles ont toutes été substantialistes et nécessitaires. Fichte lui-même, le plus proche disciple du maître, part du subjectivisme absolu et de la liberté du moi pour arriver enfin à ce panthéisme retourné que nous avons défini plus haut d'après Jacobi. Schelling imagine un système d'identité universelle, une chute de l'absolu, un déroulement de modes à l'infini, qui condamnent les choses du temps et de la liberté à n'être qu'un spectacle d'illusions au sein de l'immobile éternité. Plus tard il veut retirer les négations en conservant les affirmations essentielles, et ne peut que s'essayer à reproduire un de ces assemblages de contradictions confuses où certains théologiens excellent et que devraient leur laisser les philosophes. Hegel donne à tous les modes possibles le nom d'idées, mais à la terminologie, aux classifications près, ne dogmatise au fond que comme ont dogmatisé G. Bruno et Spinoza. Son génie, qui paraît dans une multitude de vues ingénieuses et profondes semées dans ses ouvrages, s'épuise tout entier pour la construction d'un édifice artificiel énorme. Herbart apporte à l'étude des antinomies plus de force et de pénétration que jamais, et ne pose pas moins des conclusions où les contradictions qu'il connaît si bien restent enveloppées. Il invente une sorte de psychologie réaliste extrêmement originale, et ne tire pas d'autre parti de son étude des représentations que

de composer une mécanique des idées qui luttent entre elles pour occuper la conscience les plus fortes prenant naturellement le dessus. Krause substitue à tous les panthéismes connus avant lui le panenthéisme, qu'il dit être propre à assurer aux êtres réels un principe d'individuation, mais ne fait pas mieux voir que ses devanciers comment les attributs de Dieu en qui tout est sont conciliables avec ceux de la personne libre. Enfin Schopenhauer paraît à l'expiration de cette grande école pour laquelle il ne témoigne que mépris, et comme par une ironie profonde, il jette à l'Allemagne étonnée une philosophie indoue, audacieuse et puissante, mais qui ne contraste pas autant qu'il le croit avec le fonds commun de la pensée germanique.

Nous ne pouvons continuer jusqu'à nos contemporains allemands cette revue d'ailleurs trop rapide. Il faut nous borner aux écoles qui nous sont familières, et nous contenter de reconnaître l'état de la pensée autour de nous, touchant les questions qui nous occupent ici. Avant d'aborder les philosophes proprement dits, voyons la direction prise, nous ne dirons pas par les sciences et les méthodes scientifiques, car elle est irréprochable et nous n'aurions pas d'objection à formuler, mais par les esprits des savants, quand de nécessité ou de volonté il leur arrive de se rendre compte de leurs tendances en philosophie. Ces tendances sont déterministes et substantialistes en général, ou lorsque des motifs d'ordre extra-scientifique ne les détournent pas. Mais c'est par un abus, non par un usage correct de la méthode, qu'elles sont telles.

Que les savants soient déterministes dans l'enceinte des sciences, rien de plus légitime, car-l'objet d'une science a toujours des conditions qui le déterminent rigoureusement et dont l'étude constitue cette science même. L'abus commence au moment où l'induction des causalités sort de la sphère de l'objet défini, et cela le plus souvent pour aller d'un bond jusqu'à l'absolu. Par exemple, Laplace envisage le hasard, dont il veut étudier les lois (Essai philosophique sur le calcul des pro

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