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l'intervalle étant deux réalités objectives, le philosophe a toujours là deux infinis à manier et deux divisibilités dont il ne borne l'une qu'arbitrairement. Ne la borne-t-il point, alors il faut que les atomes soient infinis en nombre et en petitesse, et que les composés se forment d'une infinité actuelle d'éléments avec une infinité de vides. Dans tous les cas, l'infini que l'atomiste croirait à tort éviter dans la division des essences, il l'embrasse volontiers en les multipliant; il ne se contente pas à moins d'une infinité de composés, puis d'une infinité de mondes. Et la nécessité éternelle accompagne l'infinité : les phénomènes se sont ajoutés et s'ajoutent les uns aux autres sans commencement ni fin, selon le dire formel de Démocrite, et ils s'enchaînent en telle sorte que, des précédents aux suivants, il y ait toujours une cause ou raison nécessaire, et que le hasard ne soit rien qu'un nom donné à notre igno

rance.

On voit combien s'accordent sur le point capital les penseurs dont les doctrines sont ordinairement jugées les plus disparates entre elles. Cela va se continuer jusqu'au bout. Mais remontons encore à une autre tête de série. Si une école eût dû échapper au penchant commun, c'est la pythagoricienne, car elle prenait le Nombre pour principe des choses et de la connaissance des choses, le nombre, c'est-à-dire la mesure, la détermination et la loi, c'est ainsi qu'elle l'entendait ; et elle ne se contentait pas, disons-le en passant, des rêveries sur les symboles numériques qui furent si souvent reprises depuis et imitées encore de nos jours par Auguste Comte, mais elle créait les mathématiques appliquées: astronomie, acoustique, mécanique. Quant à la philosophie, cette école envisageait la perfection dans la détermination achevée et l'entière finitude. Elle était donc exempte, aussi bien que les éléates, de ces énormités de spéculation auxquelles nous a plus tard habitués la théologie du christianisme avec ses attributs infinis de Dieu. Mais elle ne laissait pas moins une part du monde à l'Infini : la part sacrifiée mais nécessaire, la moitié.

C'était toujours le dualisme des éléates, mais sans séparation, au contraire avec action et pénétration de plus en plus avancée du principe fini, déterminé, lumineux, bienfaisant, intelligible, divin, à travers la masse infinie, confuse, obscure, peccante, inconnaissable et en un mot matérielle. Parlant en demi-symboles qui nous semblent encore assez clairs, les pythagoriciens se représentaient, disaient-ils, au commencement l'Unité ou le Fini en regard de l'immensité infinie de la matière. Puis l'Unité respirait, des vides ou intervalles s'établissaient pour former les êtres et leur apporter le nombre et la mesure. Les âmes ou monades et parcelles divines entraient en rapports mutuels; les corps de même: pour les recevoir, l'espace et le temps se divisaient et se comptaient. L'ouvrier divin limitait, déterminait, modelait l'infini continuellement résistant; le mal allait sans cesse en décroissant, et le monde était un progrès constant de la non-détermination ou non-existence vers la réalité du moteur ou de ses lois créatrices. Quelle que soit la primitive donnée d'une doctrine de ce genre, anthropomorphique et religieuse très-probablement, quelque caractère de finité que porte une cosmologie hypothétique et qui ne se sou-tiendra pas (celle de Philolaos), on comprend sans peine que le système en se développant change de nature. Bientôt l'idée d'un commencement de l'univers devient fictive et toute de langage, l'action du créateur se trouve être éternelle, le progrès est infini, régressivement comme progressivement, le temps et l'espace sont étendus sans limite, ainsi que la matière et les nombres ou lois qui la modifient. Les qualités infinies, l'inconnaissable avoué se transportent donc du passif à l'actif, de la matière à Dieu; la distinction réelle des deux principes n'est pas même tenable, mais nous ne tardons pas à passer du système dualiste à l'idée plus vulgaire de l'âme du monde et des créations immanentes. Nous perdons tout le bénéfice du principe de perfection par détermination que nous avions d'abord posé. Aussi les philosophes qui se sont inspirés du pythagorisme à diverses époques et jusqu'à nous, citons

Giordano Bruno et Jean Reynaud, ont été d'ardents partisans du monde infini actuel, du Dieu infini et de la projection éternelle, éternellement continuée de la substance divine.

Parlons à présent de la nécessité. Il serait difficile qu'elle ne fit pas suite à l'infinité. Encore ici pourtant les pythagoriciens professaient une doctrine qui devait naturellement, ce semble, les incliner à admettre la liberté des âmes et, en cela du moins, un degré de dérogation possible au cours universel des choses. Ils croyaient aux transmigrations, c'est-à-dire à une certaine succession des habitats de l'âme propres à la punir ou à la récompenser selon ses mérites, selon ses choix de vie, selon ses libres déterminations, par conséquent. Mais cela n'empêche point que ces philosophes n'admissent et une certaine harmonie et une certaine fatalité dans lesquelles il nous est difficile, à nous instruits par la suite de l'histoire des idées, de ne pas reconnaître une providence dont le bien et le mal sont à la fois les instruments certains et nécessaires. Seulement, et tandis que jusqu'ici nous rencontrions dans les doctrines la nécessité pure, il faut maintenant nous accoutumer à y rencontrer la nécessité avec la liberté, qui est son contraire ou l'apparence de son contraire. Attendons-nous à de curieux spectacles en ce genre.

Il faut dire du grand poète et penseur Empédocle à peu près ce que nous disons des pythagoriciens. Il se rattachait à l'école des physiciens par la théorie des quatre éléments matériels dont la fortune a duré jusqu'à l'avénement de la chimie, à la veille de notre siècle. Il leur attribuait des qualités spéciales et les assemblait pour former un plein, un continu divisible sans fin, un infini. Ce tout passait alternativement de l'état d'indistinction et de repos à celui de séparation et de mouvement, c'est-à-dire de vie. Au lieu de l'Esprit d'Anaxagore ou du Nombre pythagorique, il prenait deux moteurs respectivement contraires, deux passions, l'Attraction et la Répulsion, qu'il nommait poétiquement l'Amour et la Haine, la Concorde et la Discorde. De là, par des effets de composi

tion et de décomposition, il déduisait les naissances et morts successives des êtres plus ou moins animés sortis de la division de l'unité première, et finalement une loi d'évolution circulaire perpétuelle, qui réalisait l'immutabilité grâce à la répétition sans commencement ni fin des mouvements de génération et de destruction cosmiques. Les âmes et les Dieux entraient pour leur part dans ces longues séries du devenir infiniment répété, tombaient et se relevaient en des suites d'immigration. L'ensemble des chutes et retours de la vie et de ses phénomènes obéissaient sans aucun doute à une loi de nécessité générale. Il est impossible de dire aujourd'hui si la spontanéité et le hasard (car Empédocle faisait un certain usage de ces mots) impliquaient pour lui quelque liberté réelle attribuée aux déterminations des âmes. Il est plus facile de croire qu'une spéculation qui embrassait toutes les formes possibles de l'univers et leurs variations de zéro à zéro, ou de l'infini à l'infini, ne laissait pas échapper au fond la moindre parcelle des phénomènes. La logique le voulut toujours ainsi.

Pour continuer cette revue que le lecteur ne trouvera peutêtre pas trop fatigante, car elle n'a jamais été faite du point de vue où nous nous plaçons, il faut arriver aux philosophes qui retournèrent le sens de la spéculation et, au lieu de regarder ́ en dehors, se mirent à regarder en dedans de la connaissance. Tout le monde sait le fameux passage de Cicéron : « Je crois et il est bien avéré que Socrate le premier retira la philosophie du domaine de l'inconnu et des profondeurs que la nature nous dérobe, objet commun des recherches de tous ses prédécesseurs, pour la ramener à la vie toute simple, étudier les vertus et les vices, en un mot le bien et le mal. Il pensait que les choses du ciel ou sont trop loin de notre connaissance, ou, même en les supposant connues, ne nous enseignent rien pour bien vivre. » Cicéron pense à la morale; il eût été plus complet et non moins vrai, en ajoutant à la morale la logique, la théorie des définitions générales et de l'induction et ce que

nous appelons aujourd'hui la critique de la connaissance. Cela signifie, toujours dans le langage moderne, que Socrate passa de l'objectif au subjectif et de la recherche vaine d'une synthèse du monde à l'analyse de l'homme et de ses facultés d'invention et de démonstration. Il est donc clair que la substance et les infinis disparaissent du même coup du théâtre de la philosophie. Ce ne sera pas, toutefois, pour longtemps. En est-il de mème, au moins, de la nécessité? Ne fût-ce que durant le cours d'une vie d'homme, va-t-on voir l'éblouissement de la causalité tomber, la loi d'enchaînement des phénomènes trouver sa limite dans l'étude de l'arbitre humain? Ce serait une grande erreur de le croire. Comme physicien, sans doute, Socrate ignore les causes nécessaires, il n'en veut rien savoir, ou plutôt, parlant des dieux et de la providence d'une manière anthropomorphique, il aime à les remplacer par des causes finales, par des volontés. Mais comme moraliste, ou dans l'ordre de sa science à lui, de celle qu'il entend fonder, il établit et croit démontrer une espèce de nécessité à laquelle nul philosophe encore n'a songé. Le premier des psychologues est aussi le premier des déterministes.

Nulle différence, selon Socrate, entre la connaissance du bien et la pratique du bien; les vertus sont des sciences; on est juste ou tempérant quand on sait ce que c'est que justice ou tempérance, absolument comme on est maçon en sachant bâtir; « il serait absurde que, la science étant là, quelque autre chose survînt pour maîtriser l'homme qui sait, et le rendre esclave. Celui qui connaît le meilleur le fait; s'il ne le fait pas, c'est qu'il l'ignore. » Ces propositions sont les mêmes aut fond que l'analyse des déterministes a continué d'appuyer si longtemps après, lorsque Leibniz, Collins et tant d'autres ont prétendu que les impressions, jugements et déterminations quelconques de l'esprit humain s'enchaînent indissolublement en un seul ordre possible. On part d'un fait indubitable en effet, savoir que toute détermination mentale se produit en présence d'une vérité ou d'un bien affirmés tels; on suit d'ail

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