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que celle de la substance, seulement particularisée et posée en termes non moins clairs. Il ne s'agit pas de soutenir des théories sur la nature de la volonté ou sur la nature du jugement, considérés comme des facultés abstraites d'abord, à la manière des métaphysiciens, ensuite réalisés avec les propriétés qui se tirent de l'abstraction, en sorte que la liberté ou la nécessité résultent des prémisses au gré du spéculateur. Ces jeux de la psychologie soi-disant rationnelle ou soi-disant empirique n'ont plus de valeur à nos yeux. Mais nous nous demandons s'il appartient oui ou non à l'homme, pris dans l'intégrité de sa nature, de commencer réellement des séries de phénomènes. Objectivement, le point de fait à décider est celui-ci : les futurs quelconques sont-ils tous et entièrement prédéterminés, quand ils dépendent des résolutions humaines; pour parler encore plus clairement, tout ce qui est et arrive a-t-il été certainement futur; ou y a-t-il des futurs multiples réellement ambigus avant l'événement, arrive-t-il des choses qui avant d'être n'étaient pas devant être ? Ici point de cavillation possible, point de définitions équivoques ni dérisoires de la liberté ou de la nécessité. Il faut prononcer sur la liberté en fait. L'expérience, la conscience intellectuelle, souvent invoquée et bien vainement, n'ont point de réponse certaine à la question. Mais il y a des motifs moraux de croire, des motifs de l'ordre le plus élevé et le plus pressant. Ils sont en faveur de la liberté. La faiblesse des démonstrations prétendues de la nécessité universelle les laisse valoir dans toute leur force. Enfin, la solution rationnelle donnée aux questions de la substance et de l'infini les confirme, car les trois questions que nous venons de poser sont étroitement liées. Nous espérons même qu'un résultat de ce travail sera d'établir qu'elles n'en forment à bien dire qu'une seule et ne donnent lieu qu'à deux doctrines opposées, tant en elles-mêmes que dans l'histoire de la philosophie vue de haut et convenablement systématisée.

II

Les trois questions dans la philosophie de l'antiquité.

Le nombre et le génie des philosophes qui ont soutenu les opinions suivantes sont tellement considérables que, n'étaient deux ou trois exceptions (et celle que nous offrira la logique d'Aristote est la seule absolument nette), on serait en présence de l'autorité de la chose unanimement jugée.

Il existe une substance ou matière du monde, dont les aspects, modes ou transformations comprennent tous les phénomènes sensibles et renferment aussi les éléments de la sensation et de la pensée.

Cette substance est un infini, car ses parties forment un continu et un plein et sont inépuisables en fait comme dans le concept ; et de même qu'elle se divise en descendant l'échelle des composés, elle se multiplie en la montant, et s'éte: dans un espace sans bornes et déploie ses produits à travers une durée sans commencement.

Tout est solidaire, tout s'enchaîne et se lie indissolublement dans la substance du plein: les propriétés dépendent de leurs sujets d'inhérence et les effets de leurs causes préalablement acquises, et toutes choses, y compris les pensées et actes des hommes, y viennent en leurs temps, selon ce qu'exigent à chaque moment la propriété et l'effet de ce qui est déjà réalisé.

Renonce-t-on au grand tout continu, préfère-t-on des substances individuelles, on en suppose une infinité dont les combinaisons forment des mondes infinis; la solidarité s'établit par les chocs et les entrelacements des atomes, aussi bien que tantôt par la division et circulation sans fin de la matière, et la loi de la nécessité s'accommode des vides après avoir réclamé des pleins. L'infinité, l'éternité et l'indissolubilité des manifestations des êtres continuent de se poser.

Veut-on s'expliquer l'univers par quelque autre multiplicité fondamentale, arrangée en dualisme, par exemple, on con

serve la substance et l'infini pour l'un des principes, on spécule sur ce qui en soi, dit-on, n'est point connaissable, et parfois même sur ce qu'on déclare être purement passif, et même pur néant; on en tire les mêmes conséquences que tiraient ceux qui voyaient là tout l'être. L'autre principe, l'intelligible ou l'ordonnateur, est à son tour un sujet de lois qui, non moins que les précédentes, impliquent la nécessité de tout ce qui est et de tout ce qui se fait.

Change-t-on enfin le théâtre de la spéculation, considèret-on les idées et leurs enchaînements au lieu des modes de liaison des corps, va-t-on jusqu'à définir la substance par quelque chose de purement subjectif, on n'abandonne pour cela ni les infinis ni la continuité, et la nécessité se retrouve toujours dans les produits de chaque nature donnée et dans les agencements successifs des diverses modifications psychiques.

Ce serait un travail intéressant que de présenter en langage moderne les systèmes des plus anciens philosophes, et nous pouvons indiquer les résultats qu'on obtiendrait. Il ne s'agit pas de leur prêter des connaissances positives dont ils manquaient pour appuyer leurs tendances, mais tantôt de préciser les termes de leurs vocabulaires, et tantôt de les généraliser, de manière à être mieux compris et à faire ressortir les grands traits communs de leurs opinions et des nôtres. On voit aussitôt quel accord a régné entre les penseurs des temps les plus éloignés pour établir l'idée du développement nécessaire des choses.

L'école ionienne admet une matière vivante, inséparable de la force, une substance fluidiforme, essentiellement liquide aux yeux de l'un, plutôt gazeuse suivant d'autres, qui, sans commencement ni fin, infinie de quantité, subit des suites de transformations qualitatives, établit par son identité des communications et actions mutuelles qu'on ne saurait autrement comprendre, et forme en se modifiant perpétuellement un plein successif, interminable et nécessaire de phénomènes. Un autre philosophe de la même école, Anaximandre, trouve le

vrai nom de la substance: il l'appelle l'Infini, c'est-à-dire le composé à la fois indéterminé et sans bornes qui est capable de réaliser par l'effet de simples séparations tous les contraires, et de faire naître et mourir en son éternel mouvement une infinité de mondes avec la même nécessité. Un autre encore, Héraclite, que Hegel s'est fait gloire de rappeler, prend la chaleur, fluide impondérable, pour sujet et agent universel de la vie et de la pensée. La chaleur produit et détruit toutes les formes; la contradiction et l'accord s'engendrent réciproquement au sein de cette unique substance qui s'oppose à ellemême pour se modifier, connaît ses propres modifications, enveloppe et développe successivement ses propriétés, et dont toute individualité doit reconnaître et embrasser la loi, au lieu de faire d'inutiles efforts pour se retenir et se distinguer un moment dans le devenir perpétuel des choses.

Enfin le dernier philosophe de cette série dite des empiriques (on voit pourtant que l'expérience ne les conduisait guère), Anaxagore, imagina de séparer le moteur du mobile et la pensée de son objet dans le monde. L'esprit pur fit son apparition, mais ce fut pour doubler le problème, doubler la substance et doubler l'infini. D'un côté tout est dans tout, et l'on a le chaos des germes spécifiques de la nature, infinis en nombre, infinis de petitesse, formant le plein, sans qu'on puisse assigner ni maxima ni minima aux grandeurs. De l'autre côté est l'esprit qui meut et qui pense, qui discerne les espèces, les classe, les ordonne et préside au développement de l'univers. Il sait tout et fait tout, ce qui est, ce qui fut et ce qui sera. L'infini de la connaissance se surajoute à l'infini des choses et le surpasse. La nécessité de tout ce qui est ou devient, se trouve être ainsi une nécessité intellectuelle et morale, attachée à la nature de l'esprit, mais c'est toujours la nécessité. Elle ne tarde même pas à devenir matérielle, attendu que les causes doivent prendre une forme physique en s'établissant dans l'univers.

Si les philosophes naturalistes ou physiciens, comme on les

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nomme encore, se montrent dès l'abord des métaphysiciens consommés, que vont faire les premiers des métaphysiciens proprement dits? La même chose en d'autres termes. Le flux perpétuel des phénomènes, l'instabilité de l'être ne frappe pas moins les penseurs de l'école d'Élée que ceux de l'école d'Ionie. Leurs conclusions, en apparence contraires, sont identiques. Nous ne parlons pas du mérite de leurs analyses critiques, quand ils inventent les immortels arguments à l'aide desquels on prouve la relativité de la connaissance humaine. Mais que pensent-ils du monde? ils l'opposent à l'être, qui suivant eux doit avoir l'unité absolue et l'immutabilité pour attributs, et comme cet être-là est ou est réel, il reste que le monde n'est pas, est une illusion. La réalité telle qu'ils l'entendent n'étant qu'une abstraction pure et qu'on ne cherche pas encore à combiner avec l'idée contraire pour expliquer les choses, la réalité telle que nous l'entendons est divisée, emportée, anéantie par l'infinie multiplicité, l'infinie divisibilité et la perpétuelle nécessité d'enchaînement et d'entraînement de tout ce qui paraît. Les éléates ne construisent pas moins la théorie du monde ou des mondes infinis, engendrés dans la substance étendue et divisible. L'Un pur, déterminé, parfait, sans génération ni changement, identique à soi et à sa propre pensée, est un concept étranger aux phénomènes, dans lequel on ne parviendrait jamais à faire envisager aux hommes un véritable idéal : ils le posent et ils l'abandonnent. Le Multiple infini, nécessaire est insaisissable, inintelligible: ils le rejettent et le reprennent aussitôt. Puis cette école elle-même a sa branche matérialiste; des idées toutes nouvelles, d'un grand avenir, font leur entrée dans la science spéculative, mais le fond des systèmes ne varie pas. Leucippe et Démocrite imaginent des atomes solides, figurés, impénétrables, dont les chocs et les assemblages composent les diversités de la matière. A la vérité, l'espace n'est pas un plein de corps, les corps ont leurs parties entrecoupées de vides; mais le plein de l'atome et le vide de

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