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J'ofe entreprendre d'éclaircir ce paradoxe, & d'expliquer l'origine du plaifir que nous font les vers & les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent paffer pour être téméraires puifque c'est vouloir rendre compte à chacun de fon approbation & de fes dégoûts; c'est vouloir inftruire les autres de la maniere dont leurs propres fentimens naiffent en eux. Ainfi je ne fçaurois efpérer d'être approuvé, fi je ne parviens point à faire reconnoître au lecteur dans mon livre ce qui fe paffe en lui-même en un mot les mouvemens les plus intimes de fon coeur. On n'hésite guéres à rejetter comme un miroir infidéle le miroir où l'on ne fe reconnoît pas.

Les Ecrivains qui raisonnent fur des matieres, s'il étoit permis de parler ainfi, moins palpables, errent fouvent avec impunité. Pour démêler leurs fautes, il eft néceffaire de réfléchir, & fouvent même de s'inftruire; mais la matiere que j'ofe traiter eft préfente à tout le monde. Chacun a chez lui la regle ou le compas applicable à mes raifonnemens, & chacun en fentira l'erreur, dès qu'ils s'écarteront tant foit

peu

de la vérité.

D'un autre côté, c'eft rendre un fervice important à deux Arts que l'on compte parmi les plus beaux ornemens des fociétés polies, que d'examiner en Philofophe comment il arrive que leurs productions faffent tant d'effet fur les hommes. Un livre qui, pour ainfi dire déployeroit le coeur humain dans l'inf tant où il eft attendri par un poëme ou touché par un tableau, donneroit des vûes très-étendues & des lumieres juftes à nos Artifans fur l'effet général de leurs ouvrages, qu'il femble que la plupart d'entr'eux ayent tant de peine à prévoir. Que les Peintres & les Poëtes me pardonnent de les défigner fouvent par le nom d'Artifan dans le cours de ces Réflexions. La vénération que j'y témoigne pour les Arts qu'ils profes fent, leur fera voir que c'eft uniquement par la crainte de répéter trop fou vent la même chofe, que je ne joins pas toujours au nom d'Artifan le mot d'illuftre, ou quelqu'autre épithète convenab'e. Le deffein de leur être utile, est même un des motifs qui m'engagent à publier ces Réflexions, que je donne comme les représentations d'un fimple sitoyen, qui fait ufage des exemples

tirés des tems paffés, dans le deffein de porter fa République à pourvoir encore mieux aux inconvéniens à venir. S'il m'arrive quelquefois d'y prendre le ton de Légiflateur, c'est par inadvertance, & non point parce que je me figure d'en avoir l'autorité.

SECTION I

De la néceffité d'être occupé pour fuir l'ennui, & de l'attrait que les mouvemens des paffions ont pour les hommes. I Es hommes n'ont aucun plaifir naturel qui ne foit le fruit du-befoin; & c'eft peut-être ce que Platon vouloit donner à concevoir, quand il a dit en fon style allégorique, que l'Amour étoit né du mariage du Befoin avec l'Abondance. Que ceux qui compofent un cours de Philofophie, nous expofent la fageffe des précautions que la Providence a voulu prendre, & quels moyens elle a choifi pour obliger les hommes par l'attrait du plaifir à pourvoir à leur propre confervation; il me fuffit que

cette vérité foit hors de contestation

1

pour en faire la bafe de mes raifonne

mens.

Plus le befoin eft grand, plus le plaifir d'y fatisfaire eft fenfible. Dans les feftins les plus délicieux, où l'on n'apporte qu'un appétit ordinaire, on ne fent pas un plaifir auffi vif que celui qu'on reffent en appaisant une faim véritable avec un repas groffier. L'art fupplée mal à la nature; & tous les rafinemens ne fçauroient apprêter, pour ainfi dire, le plaifir auffi-bien que le be foin.

me

L'ame a fes befoins comme le corps ; & l'un des plus grands befoins de l'homeft celui d'avoir l'efprit occupé. L'ennui qui fuit bien-tôt l'inaction de l'ame, et un mal fi douloureux pour l'homme, qu'il entreprend fouvent les travaux les plus pénibles, afin de s'épargner la peine d'en être tourmenté.

,

Il eft facile de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui femblent demander le moins d'application ne laiffent pas d'occuper l'ame. Hors de ces occafions, elle ne fçauroit être occupée qu'en deux manieres : ou l'ame fe livre aux impreffions que les objets extérieurs font fur elle ; & c'eft

ce qu'on appelle fentir : ou bien elle s'entretient elle-même par des fpéculations fur des matieres, foit utiles, foit curieuses; & c'eft ce qu'on appelle réfléchir & méditer.

L'ame trouve pénible, & même impraticable quelquefois, cette feconde maniere de s'occuper, principalement quand ce n'eft pas un fentiment actuel ou récent qui eft le fujet des réflexions. Il faut alors que l'ame faffe des efforts continuels pour fuivre l'objet de fon attention ; & ces efforts rendus fouvent infructueux pär la difpofition préfente des organes du cerveau, n'aboutiffent qu'à une contention vaine & ftérile. Ou l'imagination trop allumée ne préfente plus diftinctement aucun objet, & une infinité d'idées fans liaifon & fans rapport s'y fuccédent tumultueufement l'une à l'autre : ou l'efprit las d'être tendu fe relâche; & une rêverie morne & languiffante, durant laquelle il ne jouit précisément d'aucun objet, eft l'unique fruit des efforts qu'il a faits pour s'occuper lui-même. Il n'eft perfonne qui n'ait éprouvé l'ennui de cet état,où l'on n'a point la force de penfer à rien ; & la peine de cet autre état, où malgré foi

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