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es images tragiques de l'Andromede d'Euripide, que l'imitation fit fur eux une impreffion férieuse & de même nature que l'impreffion que la chofe imitée auroit fait elle-même : ils en perdirent le fens pour un tems, comme il pourroit arriver de le perdre à la vûe d'événemens tragiques à l'excès. On cite auffi un bel efprit du dernier fiécle,qui trop ému par les peintures de l'Aftrée, fe crut le fucceffeur de ces Bergers galands, qui n'eurent jamais d'autre patrie que les eftampes & les tapifferies. Son imagination altérée lui fit faire des extravagances semblables à celles que Cervantes fait faire en une folie du même genre, mais d'une autre espéce, à fon Don Quichotte, après avoir fuppofé que la lecture des proueffes de la Chevalerie errante avoit tourné la tête à ce bon Gentilhomme.

Il est bien rare de trouver des hommes qu ayent en même tems le cœur fi fenfible & la tête fi foible; fuppofé qu'il en foit véritablement de tels, leur petit nombre ne mérite pas qu'on faffe une exception à cette regle générale.: que notre ame demeure toujours la maîtrelle de ces émotions fuperficielles

que les vers & les tableaux excitent en elle.

On peut même penfer que le Berger vifionnaire dont je viens de parler,n'auroit jamais pris ni pannetiere ni houlette, fans quelque Bergere qu'il voyoit tous les jours; il eft vrai feulement que fa paffion n'auroit pas produit des effets auffi bizarres, fi, pour me fervir de cette expreffion, elle n'eût été entée fur les chimeres dont la lecture de l'Aftrée avoit rempli fon imagination. Car pour l'avanture d'Abdere, le fait, comme il arrive toujours,eft bien moins merveilleux dans l'auteur original que dans la narration de ceux qui nous le donnent de la troifiéme ou de la feconde main. Lucien raconte feulement (a) que les Abderitains ayant vû la repréfentation de l'Andromede d'Euripide durant les chaleurs les plus ardentes de l'été, plufieurs d'entre eux qui tomberent malades bien-tôt après, récitoient dans le transport de la fièvre des vers de cette tragédie; c'étoit la derniere chofe qui eût fait fur eux une grande impreffion. Lucien ajoute que le froid de l'hyver, dont la propriété eft

(a) Dans la maniere d'écrire l'Hiftoire

d'éteindre les maladies épidémiques allumées par l'intempérie de l'été, fit ceffer la déclamation & la maladie.

SECTION IV.

Du pouvoir que les imitations ont fur nous, & de la facilité avec laquelle le cœur eft

ému.

PERSONNE ne doute que les Poëmes ne puiffent exciter en nous des paffions artificielles; mais il paroîtra peut-être extraordinaire à bien du monde & même à des Peintres de profeffion, d'entendre dire que des tableaux, que des couleurs appliquées fur une toile, puiffent exciter en nous des paffions: cependant cette vérité ne peut furprendre que ceux qui ne font pas d'attention à ce qui fe paffe dans eux-mêmes. Peut-on voir le tableau du Pouffin qui repréfente la mort de Germanicus, fans: être ému de compaffion pour ce Prince & pour fa famille, comme d'indignation contre Tibere? Les Graces de la Gallerie du Luxembourg, & plufieurs autres tableaux. n'auroient pas été défi

gurés, fi leurs poffeffeurs les euffent vus fans émotion; car tous les tableaux ne font pas du genre de ceux dont parle Ariftote, quand il dit : Qu'il eft des tableaux aufi capables de faire rentrer en eux-mêmes les hommes vicieux, que les préceptés de morale donnés par les Philofophes. (a) Les perfonnes délicates fouf frent-elles dans leurs cabinets des tableaux dont les figures font hideuses, comme feroit le tableau de Promethée attaché au rocher, & peint par MichelAnge de Caravage? L'imitation d'un ob jet hideux fait fur elle une impreffion qui approche trop de celle que l'objet même auroit faite. S. Grégoire de Nazianze rapporte l'hiftoire d'une Courtifane, qui dans un lieu où elle n'étoit pas venue pour faire des réflexions férieufes, jetta les yeux par hazard fur le portrait d'un Polémon, Philofophe fameux pour fon changement de vie, lequel tenoit du miracle, & qui rentra en elle-même à la vûe de ce portrait.. Cedrenus raconte qu'un tableau du Jugement dernier contribua beaucoup à la converfion d'un Roi des Bulgares. Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous (a) Polit, lib. 51

fes tems, ont toujours fait ufage des peintures & des ftatues pour leur mieux infpirer les fentimens qu'ils vouloient leur donner, foit en religion, foit en politique.

Ces objets ont toujours fait une gran de impreffion fur les hommes, principalement dans les contrées où communément ils ont le fentiment très-vif, telles que font les Régions de l'Europe les plus voifines du Soleil, & les côtes de Afie & de l'Afrique qui font face à ces Régions. Qu'on fe fouvienne de la défenfe que les tables de la Loi font aux Juifs de peindre & de tailler des figures. humaines : elles faifoient trop d'impreffion fur un peuple enclin par fon carac tere à fe paffionner pour tous les objets capables de l'émouvoir.

Dans quelques pays Proteftans, où, fous prétexte de Réforme,les ftatues & les tableaux ont été bannis des Eglifes, le Gouvernement ne laiffe pas de mettre en œuvre le pouvoir que la Peinture a naturellement fur les hommes pour contribuer à tenir le peuple dans le refpect des Loix. On voit au-deffus des placards où ces Loix font écrites, des tableaux repréfentans le fupplice auquel

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