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de la paffion que l'objet y auroit excitée. Mais comme l'impreffion que l'imitation fait n'eft pas auffi profonde que l'impreffion que l'objet même auroit faite; comme l'impreffion faite par l'imitation n'eft pas férieufe, d'autant qu'elle ne va point jusqu'à la raison pour laquelle il n'y a point d'illufion dans ces fenfations, ainfi que nous l'expliquerons tantôt plus au long; enfin comme T'impreffion faite par l'imitation n'affecte vivement que l'ame fenfitive, elle s'efface bien-tôt. Cette impreffion superficielle faite par une imitation, difparoît fans avoir des fuites durables. comme en auroit une impreffion faite par l'objet même que le Peintre ou le Poëte a imité.

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On conçoit facilement la raifon de la différence qui fe trouve entre l'impreffion faite par l'objet même, & l'impref fion faite par l'imitation. L'imitation la plus parfaite n'a qu'un être artificiel elle n'a qu'une vie empruntée, au lieu que Ta force & l'activité de la nature fe trouvent dans l'objet imité. C'eft en vertu du pouvoir qu'il tient de la nature même que l'objet réel agit fur nous. Namque iis, qua in exemplum affumimus

Jubeft natura & vera vis: contrà omnis imitatio ficta eft, dit Quintilien. (a)

Voilà d'où procéde le plaifir que la Poëfie & la Peinture font à tous les hom mes. Voilà pourquoi nous regardons avec contentement des peintures dont le mérite confifte à mettre fous nos yeux des avantures fi funeftes, qu'elles nous auroient fait horreur fi nous les avions vêtes véritablement ; car, comme le dit Ariftote dans fa poëtique: (b) Des monftres & des hommes morts ou mourants que nous n'oferions regarder, ou que nous ne verrions qu'avec horreur, nous les voyons avec plaifir imités dans les ouvrages des Peintres. Mieux ils font imités, plus nous les regardons avidement. Il en eft de même des imitations que fait la Poëfie.

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Le plaifir qu'on fent à voir les imitations que les Peintres & les Poëtes fçavent faire des objets qui auroient excité en nous des paffions dont la réalité nous auroit été à charge, eft un plaifir pur. Il n'est pas fuivi des inconvéniens dont les émotions férieufes qui auroient été caufées par l'objet même, feroient accompagnées.

(a) Inftit, lib. xo. cap. 2.
(6) Chap.

Des exemples éclairciront encore mieux que des raifonnemens une opinion que je puis craindre de n'expofer jamais affez diftin&tement. Le maffacre des Innocens a dû laiffer des idées bien funeftes dans l'imagination de ceux qui virent réellement les foldats effrénés égorger les enfans dans le fein des meres fanglantes. Le tableau de le Brun où nous voyons l'imitation de cet événement tragique, nous émeut & nous attendrit, mais il ne laiffe point dans notre efprit aucune idée importune : ce tableau excite notre compaffion, fans nous affliger réellement. Une mort telle que la mort de Phédre: une jeune Princeffe expirante avec des convulfions affreufes, en s'accufant elle-même des crimes atroces dont elle s'eft punie par le poifon, feroit un objet à fuir. Nous ferions plufieurs jours avant que de pou

voir nous diftraire des idées noires & funeftes qu'un pareil spectacle ne manqueroit pas d'empreindre dans notre imagination. La tragédie de Racine qui nous préfente l'imitation de cet événement, nous émeut & nous touche fans laiffer en nous la femence d'une trifteffe durable. Nous jouiffons de notre émo

tion, fans être allarmés par la crainte qu'elle dure trop long-tems. C'eft, fans nous attrifter réellement, que la piéce de Racine fait couler des larmes de nos yeux: l'affliction n'eft, pour ainfi dire, que fur la fuperficie de notre cœur, & nous fentons bien que nos pleurs fini ront avec la représentation de la fiction ingénieufe qui les fait couler.

Nous écoutons donc avec plaifir les hommes les plus malheureux, quand ils nous entretiennent de leurs infortunes

par le moyen du pinceau d'un Peintre, ou dans les vers d'un Poëte; mais, comme le remarque Diogene Laerce, nous ne les écouterions qu'avec répugnance s'ils déploroient eux-mêmes leurs malheurs devant nous. Itaque eos qui lamentationes imitantur libenter, qui autem verè lamentantur, hos fine voluptate audimus, dit la Verfion latine. (a) Le Peintre & le Poëte ne nous affligent qu'au tant que nous le voulons, ils ne nous font aimer leurs Héros & leurs Héroïnes qu'autant qu'il nous plaît: au lieu que nous ne ferions pas les maîtres de la mesure de nos fentimens ; nous ne ferions pas les maîtres de leur vivacité (a) in Arifti po.

comme de leur durée, fi nous avions été frappés par les objets mêmes que ces nobles Artifans ont imités.

Il eft vrai que les jeunes gens qui s'adonnent à la lecture des Romans dont l'attrait confifte dans des imitations poëtiques, font fujets à être tourmentés par des afflictions & par des défirs très-réels; mais ces maux ne font pas les fuites néceffaires de l'émotion artificielle caufée par le portrait de Cyrus & de Mandane. Cette émotion artificielle n'en eft que l'occafion; elle fomente dans le cœur d'une jeune perfonne qui lit les Romans avec trop de goût, les principes des paffions naturelles qui font déja en elle, & la dispofe ainfi à concevoir plus aifément des fentimens paffionnés & férieux pour ceux qui font à portée de lui en infpirer: ce n'eft point Cyrus ou Mandane qui font le fujet de fes agitations.

On dit bien encore qu'on a vû des hommes fe livrer de fi bonne foi aux impreffions des imitations de la Poëfie, que la raifon ne pouvoit plus reprendre fes droits fur leur imagination égarée. On fçait l'avanture des habitans d'Abdere, qui furent tellement frappés par

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