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Armide, vous m'allez quitter (a); & lorfqu'il ne lui réplique, après qu'elle lui a dit le motif important qui l'oblige à s'éloigner de lui, que les mêmes paroles qu'il lui avoit déja dites, Armide, vous m'allez quitter, Renaud me paroît alors un homme livré tout entier à l'amour. L'amour ne fçauroit mieux fe faire fentir que par cette répétition: c'eft la marque de l'yvreffe de la pasfion, que de n'entendre pas les raifons qu'on lui oppofe. Mais un moment après Renaud devient un amant précieux & un amoureux affecté, lorfqu'il répond à fa maîtreffe qui lui dit, Voyez en quel lieu je vous laiffe, par ce fade compliment, Puis-je rien voir que vos appas.

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C'eft en qualité d'Hiftorien que je rapporte ici ce que nos voifins difent de nous, Si je fréquente les Nations étrangeres pour apprendre leurs fentimens c'eft fans renoncer aux fentimens de la mienne. Je puis dire comme Seneque : (b) Soleo fæpe in aliena caftra tranfire, non tanquam transfuga, fed tanquam explorator. C'est à nos Poëtes d'examiner jufqu'à quel point ils doivent dé

(a) Opera d'Armide, Act. §, (b) Epift. fec.

Scen. prem

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férer aux critiques de nos voifins. Je crois avoir traité affez au long les deux queftions, s'il eft à propos de mettre de l'amour dans les Tragédies, & fi nos Poëtes ne lui donnent pas une trop grande part dans l'intrigue de leurs piéces. Auffi ne me refte-t'il plus que deux mots à dire fur ce fujet.

SECTION XX.

De quelques maximes qu'il faut obferver en traitant des Sujets tragiques.

IL importe beaucoup aux Poëtes tragiques de nous faire admirer des perfonnages dont il faut que les malheurs nous coûtent des larmes, afin que la Tragédie réuffiffe. Or les foibleffes de l'amour déparent beaucoup de caracteres héroïques qui nous infpireroient de la vénération, s'ils n'étoient point avilis par ces foibleffes.

La même raison qui doit obliger les Poëtes à ne pas laiffer prendre à l'amour un trop grand empire fur leurs Héros, doit les engager auffi à choisir leurs

Héros dans des tems éloignés d'une certaine distance du nôtre. Major è lon→ ginquo reverentia, dit Tacite; il eft plus facile de nous inspirer de la vénération pour des hommes qui ne nous font connus que par ce qu'on lit d'eux dans l'hiftoire, que pour ceux qui ont vêcu dans des tems fi peu éloignés du nôtre, qu'u ne tradition encore récente nous inf truit exactement des particularités de leur vie. Nous fçavons des détails fur les petiteffes des grands hommes que nous avons vus, ou que nos contemporains ont pû voir, qui rapprochent fi bien ces grands hommes des hommes ordinaires , que nous ne fçau rions avoir pour eux la même vénération avec laquelle nous fommes en habitude de regarder les grands hommes de Rome & ceux de la Grece. Audita vifis laudamus libentius (a). Cet apophtegme eft encore plus véritable en parlant des hommes, qu'en parlant des ouvrages de l'art ou des merveilles de la nature.

Il n'eft point d'homme qui foit admirable, s'il n'eft vu d'une certaine diftance. Dès qu'on peut voir les hom

(a) Paters. lib. 2.

mes d'affez près pour difcerner leurs petites vanités & leurs petites jaloufies comme pour démêler les inégalités de leur efprit, l'admiration ceffe. Si nous fçavions l'hiftoire domestique de Céfar & d'Alexandre avec autant de détail que nous fçavons celle des grands hommes de notre fiécle, les noms du Grec & du Romain ne nous infpireroient plus la même vénération qu'ils nous infpirent. Je foufcris volontiers au livre qui a dit: Que les plus grands ennemis de la gloire des Héros, étoient leurs valets de chambre. Les Héros gagnent toujours à n'être connus que par le récit des Hiftoriens: la plupart fe plaisent à rapporter ces traits naïfs & ces petits faits anecdotes qui font encore admirer davantage les hommes illuftres; mais ils taifent volontiers tout ce qui feroit un effet contraire. Voilà pour les Hiftoriens ordinaires. Quant à ceux qui veulent dire - du mal, ils font bien quelquefois les hommes plus méchans que peut-être ils n'ont été; mais il est très-rare que ces Hiftoriens faffent les hommes plus petits. Un Hiftorien met fes talens en évi dence, il peut même faire parade de fa

probité, en racontant les actions d'un grand fcélérat; mais il fe dégrade luimême, & il devient un Ecrivain infi pide, s'il fait de fes Acteurs des hommes trop ordinaires. Le Poëte tragique, dira-t'on, peut fupprimer toutes les petiteffes capables d'avilir fes Héros. J'en tombe d'accord; mais l'Auditeur s'en fouvient, il les redit lorfque le Héros a vécu dans un tems fi voifin du fien que la tradition l'a inftruit de ces peti teffes.

D'ailleurs Melpomene fe plaît à parer fes victimes de couronnes & de fceptres; & les Maifons Souveraines font aujourd'hui tellement enlacées les unes avec les autres par les mariages, qu'on ne fçauroit faire monter préfentement fur la fcène tragique un Prince qui ait regné depuis cent ans dans un état voifin, fans que le Souverain du Pays où la piece feroit repréfentée, s'y trou vât intéreffé comme parent. L'inconvénient s'explique affez de lui-même. Ainfi j'approuve les Auteurs qui, lorfqu'ils ont pris pour fujet quelqu'événement arrivé en Europe depuis un fiécle, ont mafqué leurs perfonnages fous le nom des anciens Romains ou de Princes

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