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De l'abus du Gouvernement, & de fa pente à dégénérer.

COMME

OMME la volonté particuliere agit fans ceffe contre la volonté générale, ainfi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Sonveraineté. Plus cet effort augmente, plus la conftitution s'altére, & comme I n'y a point ici d'autre volonté de corps qui réfiftant à celle du Prince faffe équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité focial. C'est-là le vice inhérent & inévitable qui dès la naiffance du corps politique, tend fans relâche à le détruire, de même que la vieilleffe & la mort détruisent enfin le corps de l'homme.,

Il y a deux voies générales par lesquelles un gouvernement degenere; fçavoir, quand il fe refferre, ou quand l'État fe diffout.

Le Gouvernement fe refferre, quand il passe du grand nombre au petit, c'est-à-dire

de la Démocratie à l'Aristocratie, & de l'Ariftocratie à la Royauté. C'eft-là fon inclinaison naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre au grand, on pourroit dire qu'il fe

* La formation lente & le progrès de la République de Venife dans fes langues, offre un exemple notable de cette fucceffion; & il eft bien étonnant que depuis plus de douze cens ans les Vénitiens femblent n'en être encore qu'au fecond terme, lequel commença au Serrar di Configlio, en 1198. Quand aux anciens Ducs qu'on leur reproche, quoiqu'on puiffe dire le Squirinio della liberta Veneto, il eft prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souverains.

On ne manquera pas de m'objecter la République Romaine qui fuivit, dira-t'on, un pro grès tout contraire, paffant de la Monarchie à I'Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Démocratie. Je fuis bien éloigné d'en penfer ainfi.

Le premier établiffement de Romulus fut un Gouvernement mixte qui degenera promptement en Defpotifine. Par des caufes particulieres l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint liâge d'homme. Lexpulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naiffance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'aboliffant pas le patriciat. Carde cette maniere l'Ariftocratie hereditaire, qui eft le pire des adminiftrations légitimes, reftant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouyernement toujours incertaine & flotante ne

relâche, mais ce progrès inverse eft impof fible.

En effet, jamais le gouvernement ne chan

fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à F'établiffement des Tribuns; alors feulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie: en effet, le peuple alors n'étoit pas feulement Souverain, mais auffi magiftrat & juge ; le Sénat n'étoit qu'un tribunal en fousordre pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les confuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux abfolus à la guerre, n'étoient à Rome que les Préfidents du peuple.

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Dès lors on vit auffi le Gouvernement prendre fa pente naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratie. Le Patriciat s'aboliffant comme de lui-même, l'Ariftocratie n'étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle eft à Venife & à Genes, mais dans le corps du Sénat compofé de Patriciens & de Plébéiens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puiffance active: [ car les mots ne font rien aux chofes ], & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une Ariftocratie.

De l'abus de l'Ariftocratie nâquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, JulesCefar, Augufte devinrent dans le fait de véritables Monarques, & enfin fous le Defpotifine de Tibere l'Etat fut diffout. L'Hiftoire Romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confirme.

ge de forme que quand fon reffort ufé le laiffe trop affoiblir pour pouvoir conferver la fienne. Or, s'il fe relâchoit encore en s'étendant, fa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il fubfifteroit encore moins. Il faut donc remonter & ferrer le reffort à mesure qu'il céde, autrement l'État qu'il soutient, tomberoit en ruine.

Le cas de la diffolution de l'État peut ar

river de deux manieres.

Premierement quand le Prince n'adminif tre plus l'État felon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors, il fe fait un changement remarquable, c'eft que, non pas le Gouvernement, mais l'État fe reflerre; je veux dire que le grand État fe diffout, & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé feulement des membres du Gouvernement, & qui n'eft plus rien au reste du peuple que fon maître & fon tyran. De forte qu'à l'inftant que le Gouvernement ufurpe la Souveraineté, le pacte social est rompu, & tous les fimples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, font forcés, mais non pas obligés d'obéir.

Le même cas arrive auffi quand les mem bres du Gouvernement ufurpent féparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps; ce qui n'eft pas une moindre infraction des loix, & produit encore un plus grand defordre. Alors, on a, pour ainfi dire, autant de Princes que de Magistrats, & l'État, non moins divifé que le Gouver nement, périt ou change de forme.

Quand l'État fe diffout, l'abus du Gouvernement, quel qu'il foit, prend le nom commun d'Anarchie. En diftinguant, la Démocratie dégénere en Ochlocrarie, l'Aristocratie en Olygarchie; j'ajoûterois que la Royauté dégénere en Tyrannie; mais ce der nier mot eft équivoque & demande explication.

Dans le fens vulgaire un Tyran eft un Roi qui gouverne avec violence & fans égard à la justice & aux loix. Dans le fens précis un Tyran eft un particulier qui s'arroge l'autorité royale fans y avoir droit. C'eft ainfi que les Grecs entendoient ce mot de Tyran: ils le donnoient indifféremment aux bons & aux mauvais Princes dont l'autorité n'étoit

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