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ne fit en cela que suivre la pensée qui l'avait déjà inspiré dans ses autres ouvrages. La Lettre sur les spectacles fait partie de la croisade que Rousseau entreprit contre la civilisation du dix-huitième siècle ou plutôt contre la civilisation moderne. Il proscrit le théâtre comme il proscrit les arts, la littérature et même le commerce et l'industrie '. Rousseau a peur d'une bonne moitié au moins des mouvements du cœur et de l'esprit humain. Il supprime une partie de l'homme afin de gouverner l'autre plus aisément. Il n'y a pas, disons-le hardiment, il n'y a pas un des reproches faits à l'ascétisme chrétien qui ne s'applique justement à la morale et à la politique de Rousseau. J'ajoute qu'au moins l'ascétisme chrétien, en fermant à l'homme la carrière du côté du monde, lui en ouvre une immense du côté du ciel.

Je sais bien qu'il faut ici tenir compte de l'observation que fait Rousseau, quand il se défend du reproche d'être ennemi des lettres et des arts: il écrit, dit-il, pour les petits États et non pour les grands, pour les petites républiques et non pour les empires. « Dans une grande ville, pleine de gens intrigants, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l'imagination, dépravée par l'oisiveté, la fainéantise, par l'amour du plaisir et par de grands besoins, n'engendre que des monstres et n'inspire que des forfaits; dans une grande ville où les mœurs et l'honneur ne sont rien, parce que chacun, dérobant aisément sa conduite aux yeux du public, ne se montre que par son crédit et n'est estimé que par ses richesses; la police ne saurait trop multiplier les plaisirs permis, ni trop s'appliquer à les rendre agréables, pour ôter aux particuliers la tentation d'en chercher de plus dangereux;... mais, dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés, où les particuliers, toujours sous les yeux du public, sont censeurs nés les uns des autres, et où la police a sur tous une inspection facile, il faut suivre des maximes toutes contraires1. »

1. Voyez ce que j'ai cité de son discours sur l'Économie poli

tique.

Quel que soit le soin qu'ait Rousseau de restreindre lui-même la portée de ses réflexions et d'en modérer l'application pour en excuser la rigueur, cependant il condamne absolument le théâtre. Il ne dit pas en effet, prenez-y bien garde, que les spectacles sont un bien partout, excepté pour les petits États; il dit au contraire que les spectacles sont un mal partout, excepté pour les grands États, et cela parce que les grands États sont eux-mêmes un mal, parce que dans les grandes villes civilisées et corrompues il faut des amusements pour empêcher les crimes, il faut une pâture réglée aux mauvaises passions, de peur qu'elles ne deviennent furieuses. Nous devons donc traiter la question générale des bons et des mauvais effets du théâtre, puisque c'est cette question générale que Rousseau traite dans sa lettre à d'Alembert.

1. Lettre à M. d'Alembert, p. 139, édition Furne.

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Cette question est depuis longtemps controversée, et il est curieux de jeter un coup d'œil rapide sur l'histoire de ce débat, ne fût-ce que pour se convaincre du petit nombre d'arguments qui sont à la disposition de l'esprit humain pour défrayer les discussions de ce monde. L'homme ici-bas joue toujours la même pièce avec des gestes différents.

Depuis Platon, qui, n'osant pas attaquer ouvertement la mythologie, se mit à attaquer Homère, les philosophes de l'antiquité sont peu favorables au théâtre. Cicéron, dans les Tusculanes, se moque de la prétention que la comédie avait déjà de son temps d'être une école de mœurs et d'enseigner l'art de réprimer les passions. La comédie, en effet, par cette prétention maladroite, a souvent donné prise sur elle. Comme elle sentait bien qu'elle pouvait quelquefois passer pour frivole et licencieuse, elle a voulu déconcerter les accusateurs par sa hardiesse, et elle a déclaré qu'elle était l'institutrice des mœurs. C'est là-dessus que Cicéron la reprend : « O l'admirable réformatrice des mœurs que la poésie, qui met au nombre des dieux l'amour, l'auteur des vices et de la licence! Je parle ici de la poésie comique, qui n'existerait pas sans ces vices qu'aiment les hommes

et qui font le sujet principal des comédies1. » Sénèque prétend qu'il n'y a rien de si pernicieux que le théâtre : « C'est là que le plaisir introduit aisément le vice dans l'âme des hommes; on en sort toujours plus cupide, plus ambitieux, plus porté au luxe et au plaisir. » Le père Lebrun, qui dans son Discours sur la comédie cite ce passage de Sénèque contre le théâtre, aurait dû remarquer qu'il s'agit surtout dans cette lettre des jeux du cirque et des combats de gladiateurs. Il y a plus, Sénèque ne conscille pas seulement à Lucilius de fuir les spectacles, il lui conseille d'éviter le monde: «Tu me demandes ce que tu dois surtout éviter; évite le monde. Quant à moi, j'avoue ma faiblesse ; jamais je n'y vais sans revenir moins bon...... Les sociétés nombreuses sont mauvaises*. » Sénèque parle ici du monde comme en pourrait parler un docteur de l'Église. En effet, si nous voulons fuir ce qui excite les passions, il faut fuir le monde aussi bien que le théâtre : l'un ne vaut pas mieux que l'autre pour le chrétien ou pour le philosophe.

Le père Lebrun, dans son Discours sur la comédie, est tellement empressé de recueillir des témoignages contre le théâtre, qu'il en prend même dans Ovide, et j'avoue qu'il serait piquant de voir l'auteur de l'Art d'aimer témoigner contre la comédie et contre la licence des mœurs. Ce témoignage aurait l'air d'une confession. « Ovide, dit le père Lebrun, avoue que les jeux sont une semence de corruption, et il exhorte Auguste à supprimer les théâtres. » Je suis tout embarrassé d'avoir à reprendre un contresens dans le grave auteur. Ovide se plaint qu'Auguste l'ait condamné comme un docteur de libertinage: « Les vers d'amour, dit-il, ne corrompent que ceux qui sont déjà prêts à la corruption. Il n'y a pas de livres innocents pour ceux qui les lisent sans innocence. Tous les livres peuvent nuire; supprimerez-vous les livres ? Les spectacles peuvent corrompre; détruirez-vous les théâtres1? >> Il n'y a certes là aucune exhortation sérieuse à détruire les théâtres.

1. Tusculanes, livre 1v. 2. Sénèque, lettre vu.

3. « Quod tibi vitandum præcipue existimes, quæris? Turbaim. Ego certe confiteor imbecillitatem meam : nunquam mores quos intuli, refero... Inimica est multorum conversatio.

Auguste d'ailleurs, quand même Ovide ou quelque autre poëte plus accrédité qu'Ovide lui aurait conseillé de supprimer les spectacles, n'en aurait rien fait. Le pain et les spectacles étaient les deux grands moyens de gouvernement des empereurs sur le peuple de Rome. Tous ceux qui avant Auguste avaient visé au souverain pouvoir avaient offert des spectacles au peuple. Pompée fit bâtir un cirque en pierre, et les vieux sénateurs l'avaient accusé de corrompre par là les mœurs publiques. Jusque-là en effet, dit Tacite dans ses Annales, il n'y avait que des cirques en bois qu'on construisait pour la circonstance et qu'on détruisait ensuite. « Avec un cirque permanent, le goût du plaisir et de la licence allaient s'introduire à Rome; » mais comme la licence et l'oisi

....

1. Ludi quoque semina præbent nequitiæ : tolli tota theatra jube. - Tristes, liv. 11, épit. 1re, v. 280. 2. Annal., liv. xiv, ch. 20.

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