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les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempéraments des individus et des peuples. Il compose avec infiniment de sagacité et d'originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les humeurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat. Le climat ne peut influer sur les âmes que s'il influe d'abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie. C'est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature. Il y introduit l'étude des tempéraments à la place de l'analyse des faits spirituels; il met les nerfs à la place des passions de l'âme ; il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment.

leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l'action toute-puissante de causes éternelles. Ce qui arrive est <«<l'effet d'une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle ». Il n'y a pas d'individu qui puisse contrepeser cette force énorme. A quoi bon dès lors s'agiter? Agissons, puisqu'il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu'il ne servirait à rien de les violer. La théorie développée dans ce curieux opuscule a laissé des traces dans l'Esprit des Lois, mais des traces éparses et confuses, recouvertes sans cesse par un système différent, dont le fond est cette idée chère à Montesquieu que de la construction de la machine législative dépend la destinée des peuples, et qu'un rouage ôté ou placé à propos sauve ou perd tout: or qu'y a-t-il de plus contraire au fatalisme politique que la superstition sociologique, la foi aux artifices constitutionnels 1?

Au même moment appartient un intéressant Essai sur

1. La conciliation de cette contradiction est sans doute que l'individu, roi ou ministre, ne peut rien dans le moment présent contre la force des causes historiques et physiques, mais que le législateur, individu ou corps, peut introduire dans le jeu des causes, par

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La théorie des climats, formulée par Fontenelle et Fénelon, reprise et étendue par l'abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières. Elle ne passera dans l'Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l'homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel; il ne s'attache qu'à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et¦ des variations simultanées qu'il a constatées entre les climats et les institutions. Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d'une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l'Esprit des Lois. En effet, elle faisait faire un grand pas à l'explication rationnelle des faits historiques; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d'une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles. Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l'activité scientifique de Montesquieu.

Mais déjà dans les Lettres persanes il se tournait vers l'étude des gouvernements et des constitutions. Il avait fait pour l'Académie de Bordeaux un Dialogue de Sylla et d'Eucrate, où l'on voit d'une part le philosophe politique s'affranchir du moraliste psychologue que l'éducation du collège et des livres avait formé, et d'autre part s'affirmer la puissance de l'homme aux larges vues, créateur d'un ordre politique qui détermine l'histoire. Quand il vint à

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L'ANTRE DE LA JALOUSIE. Figure d'Eisen gravée par Le Mire pour le sixième chapitre du Temple de Cnide (1772). (Bibl. Nat., Imp.) CL. HACHETTE.

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Paris, il ne dut pas seulement aller faire briller son esprit dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin s'il est très douteux qu'il ait jamais été admis au Club de l'Entresol, cette société privée qui finit par donner de l'ombrage au cardinal Fleury et qui dut se dissoudre, il est difficile de croire qu'il n'ait jamais causé avec quelques-uns de ces patriotes éclairés et sérieux qui appelaient de leurs vœux une réforme de la monarchie et croyaient à la possibilité d'un gouvernement rationnel. Travail interne ou influence du dehors, toujours est-il qu'à un certain moment, son point de vue changea. Il crut alors à l'efficacité de l'intervention humaine, individuelle, dans le cours des événements historiques. Il y crut si bien qu'il demanda en 1728 à entrer dans la diplomatie: c'est sans doute qu'il se flattait de pouvoir manier les chaînes infinies des causes et des effets naturels. Il se persuada donc que les institutions artificielles étaient aussi efficaces que les combinaisons naturelles, et qu'une loi bien trouvée pouvait suspendre ou détruire les fatalités historiques. Il arriva

enfin à ce qui est le fond, et le système un peu chimérique, de l'Esprit des Lois.

On sait la définition, juste autant que vaste, que Montesquieu a donnée de la loi. Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ainsi les lois d'un peuple ne sont ni le produit logique de la raison pure, ni l'institution arbitraire d'un législateur: elles sont le résultat d'une foule de conditions physiques, météorologiques, sociales, historiques. De là, la variété infinie, le chaos contradictoire des lois aux différents siècles, chez les différents peuples. Chaque peuple a ses lois qui lui conviennent. Tout ce début date de la période scientifique que nous avons reconnue tout à l'heure. Montesquieu pouvait à ce commencement attacher une suite d'études positives où chaque ordre de causes naturelles aurait été mis en rapport avec les lois des diverses nations. Il a préféré procéder par la voie de l'analyse cartésienne, et enchaîner par des déductions les vérités qu'il avait trouvées.

Embrassant d'une vue l'histoire universelle, il réduit. toutes les formes de gouvernement à trois : république, monarchie, despotisme. Il assigne à chaque gouvernement son principe, qui le fait durer tant que lui-même dure : la vertu, principe de la république ; l'honneur, principe de la monarchie; la crainte, principe du despotisme. Dès lors, en possession des définitions nécessaires, Montesquieu va faire une construction d'une hardiesse singulière : il va monter pièce à pièce ces trois grandes machines politiques, république, monarchie, despotisme, chacune en son type idéal ; il va montrer comment toutes les lois particulières sont en rapport avec le principe fondamental de la constitution, faisant sortir le bonheur et le malheur, le progrès et la ruine des États du plus ou moins de cohésion et de concordance de toutes les institutions, exposant comment, par le manque ou la disconvenance de telle pièce, tel peuple s'est détruit, comment, par l'invention ou le remaniement de telle disposition législative, tel autre se serait arrêté sur la pente de décadence.

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Ce n'est pas qu'au milieu de tous ces calculs de mécanique constitutionnelle, le physicien ne reparaisse souvent; lisez au livre XI l'admirable résumé de la constitution anglaise : Montesquieu l'engendre tout entière par le jeu des causes physiques et historiques. Cependant, dans l'ensemble de l'ouvrage, domine le dogmatisme du théoricien politique qui pense lier les événements par des chartes. Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l'humanité vivante, contient en puissance une infinité d'énergies, qu'elle n'est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu'elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu'enfin c'est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. Pour Montesquieu, la loi n'est pas par elle-même une forme vide : c'est un ressort, qui, dès qu'il est placé, produit la sorte et la quantité de travail que le constructeur vouiait obtenir.

Il fait abstraction de l'homme, et le traite comme une matière inerte et passive: si bien dans son idée, un que, système de lois bien conçu ne peut manquer de mener n'importe quel peuple, en quelque sorte sans qu'il s'en mêle, à son maximum de puissance et de prospérité. Dès le début de son livre, avant la naissance des sociétés, il essaie de se représenter l'homme de la nature. Ce n'est plus le loup déchaîné de Hobbes et de Bossuet : c'est un sauvage doux et timide, un être neutre, quantité négligeable dans les calculs sociologiques. Aussi le néglige-t-il tout à fait par la suite, et rien ne donne plus à son ouvrage le caractère d'un système abstrait, qu'aucune réalité vivante ne soutient.

Les ingénieuses constructions de Montesquieu sont fondées sur deux sophismes généraux, que voici : tout ce qui est devait être ; et, tout ce qui est pouvait ne pas être. Il y a sophisme à dire que ce qui est devait être, quand on prétend expliquer ce qui est : car c'est dire que l'on a trouvé la somme des causes égale à la somme des effets. Or il est impossible d'affirmer que les causes définies et connues sont les véritables causes, nécessaires et suffisantes, des effets, plutôt qu'un inconnu, qu'on néglige; et, par suite, on se trompe quand on dit que, ces causes étant données, ces effets devaient suivre ; car ils pouvaient ne pas suivre, si le résidu inaperçu, inexpliqué, n'y avait été joint. On se trompe bien plus dangereusement quand on dit que, ces causes étant de nouveau données, les mêmes effets suivront car ils suivront ou ne suivront pas, selon qu'à ces causes sera joint ou non le même inconnu. Il y a sophisme aussi à dire qu'une loi, un acte humain aurait nécessairement, dans des circonstances données, changé le cours des choses. C'est possible ; cela n'est pas sûr. Il est impossible, dans l'infinie complexité des choses humaines qu'une infinité de forces concourent à produire, quand les causes physiques et les causes morales se perdent dans les obscures profondeurs de notre organisme et de notre conscience, quand on ne démêle encore- et au temps de Montesquieu on était loin d'être aussi avancé que nous sommes - quand on ne démêle que les plus superficielles réactions et les plus grossiers enchaînements de phénomènes, il est impossible de déterminer ce qu'il aurait fallu ôter ou retrancher d'énergie humaine ou de travail législatif pour détourner ou barrer le cours des événements. Montesquieu ne s'embarrasse pas de cette double difficulté. Son imagination pèse et mesure ce qui ne peut se peser ni se mesurer.

Il met la méthode expérimentale au service de ses idées préconçues, et généralise témérairement, excessivement tous les faits que ses recherches ont mis en évidence. Il a une ample information: il a lu, il a voyagé ; depuis les anciens Grecs jusqu'aux Suisses de son temps, depuis les sages Chinois jusqu'aux plus grossiers sauvages, tous les peuples fournissent des documents à son enquête. Et d'abord on saisit deux défauts à cette méthode d'infor

1. Il n'importe que cet exemple soit tiré des Considérations : c'est toujours la même méthode.

mation. Pas plus que dans les Considérations, il ne fait la critique de ses sources: il utilise tout ce qui est imprimé, comme d'égale valeur. Ensuite il met tous les faits au même plan; il raisonne indifféremment sur une coutume de Bornéo et sur les lois anglaises, sur un règlement de Berne et sur une institution de Rome. Il prend tous les cas particuliers comme équivalents et également significatifs. C'est ainsi qu'il égalera Berne à Rome, et verra dans ce canton suisse une menace pour les libertés de l'Europe, parce que Berne se trouve répéter Rome dans une particularité de son organisation militaire 1.

Pour parler du gouvernement républicain, Montesquieu a étudié Rome, les cités grecques; il a sous les yeux les cantons suisses, Venise, Raguse. La conquête du monde a tué la république à Rome : Montesquieu prononcera que la forme républicaine est incompatible avec la vaste étendue du territoire. Il ne soupçonne pas la possibilité d'une démocratie de trente-cinq ou de soixante millions d'hommes. Pour définir le despotisme, il a la Turquie, et sur la Turquie des relations de voyageurs plus ou moins complètes ou exactes. Le sérail et la bastonnade, voilà les

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DÉFENSE

DE

L'ESPRIT DES LOIX,

A laquelle on a jene quelques
ECLAIRCISSEMENS.

Le prix eft de trente fols broché,
perill des Montesquion).

A GENEVE,
Chez BARRILLOT & FILS.

M. DC C. L.

DÉFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS. Titre de l'édition de 1750. Cet ouvrage est une réponse aux critiques de Fontaine de La Roche, qui parurent dans les numéros des 9 et 16 octobre des Nouvelles ecclésiastiques (voir ci-dessus page 98). (Bibl. Nat., Imp.) CL. HACHETTE

caractères saillants de la société turque, telle qu'il l'aperçoit. Il ne voit que la crainte qui puisse être le ressort du despotisme faute d'avoir eu l'occasion d'étudier la Russie, il ne s'est pas avisé qu'on pouvait aussi bien lui donner l'amour pour principe, et même plus logiquement, si le despotisme est une forme de gouvernement essentiellement patronale, patriarcale, image agrandie de la famille. Montesquieu, par un usage imprudent de l'induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation; il en résulte qu'il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d'accidents et de localisations. Il eût mieux fait de présenter chaque observation dans sa particularité, et de n'affirmer ce qu'il voyait en Turquie que de la Turquie, ce qu'il remarquait à Rome

que

de Rome. Mais il a voulu à toute force trouver des lois et des types. « Montesquieu, dit Albert Sorel, peint la République et la Monarchie comme Molière a peint l'Avare et le Misanthrope. » Il y trouve des avantages: d'abord il utilisait ainsi l'histoire selon son goût et selon le goût de ses contemporains. Il offrait des vérités générales, par là toutes préparées pour l'application et la pratique. On

1. Le salut serait dans la séparation des pouvoirs : c'est par là qu'on donnerait un contrepoids à l'autorité royale. Dans les Parlements, on trouverait le pouvoir judiciaire ; de

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n'aime pas alors l'histoire pour elle-même; et il n'est personne, dans ces études, qui ne recherche les remèdes des maux dont souffre la monarchie française. Par les généralisations aussi, Montesquieu donnait du piquant à son ouvrage : il se ménageait la liberté des allusions, la possibilité de faire entrer dans ses types autant d'accidents caractéristiques qu'il fallait pour faire deviner l'individu qui en avait fourni le modèle; il échappait aux sévérités du pouvoir, et donnait au lecteur le plaisir d'entendre à demi-mot.

Car il y avait dans la doctrine de l'Esprit des Lois de quoi inquiéter toutes les puissances. Au point de vue politique, Montesquieu se montre fort admirateur de la constitution anglaise, où il voit un chef-d'œuvre d'agencement. Il expose comment toutes les lois de l'Angleterre ont pour objet la protection de la liberté politique des sujets, et comment cette liberté est assurée par le mécanisme de trois pouvoirs qui se complètent, se contiennent, s'équilibrent et marchent ensemble, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il rêverait quelque chose, non de pareil, mais d'équivalent en France. Il veut la liberté pour la France comme il la voyait en Angleterre. Mais pas dans la même forme d'institutions. Montesquieu n'a pas voulu établir la constitution anglaise chez nous. Il a voulu restaurer en France contre le despotisme royal, et pour le rendre impossible, les pouvoirs intermédiaires qui n'existaient plus en Angleterre, et que la royauté, chez nous, depuis Louis XI, s'acharnait à détruire. La liberté française, selon lui, était morte sous Louis XI. Pour la faire renaître, il fallait ressusciter toutes les puissances féodales qui tenaient le roi en échec : noblesse, clergé, Parlements, corps de ville, etc. C'est dans le passé de la France, non à l'étranger, que Montesquieu cherchait le remède aux abus. Son livre serait rétrograde, comme Helvétius a cru qu'il l'était, sans l'idéal très moderne de liberté, de tolérance, et de raison qu'il propose avec une si généreuse passion.

Quiconque voudra pénétrer le vrai sens, non pas le sens qu'a pour nous, mais le sens qu'avait pour Montesquieu l'Esprit des Lois, devra étudier de très près les deux derniers livres. On en tient peu de compte à l'ordinaire, parce qu'ils sont historiques, et parce qu'ils ont été ajoutés au dernier moment par l'auteur. Mais parce qu'ils sont historiques, ils font voir comment la doctrine de Montesquieu s'assouplit et s'adapte à la complexité de la réalité; et parce qu'ils traitent de la France, ils laissent voir quel jugement il porte sur nos institutions et notre développement national. S'il a tant tardé à les ajouter, ce n'est pas qu'il les crût en dehors du plan de son livre. C'est qu'il avait peur de ne pouvoir dire sa pensée sans imprudence sur de telles matières.

Il ne se trompait pas sur les dispositions de la cour. Ses vues n'étaient pas pour être agréées de ceux qui exerçaient le pouvoir au nom du roi. Le despotisme de Louis XV

la réunion des trois ordres, on dégagerait le pouvoir législatif : la royauté serait réduite à

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l'exécutif.

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