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l'infini ou de l'incompréhensible. Tout s'équilibre, et l'on sent partout une volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties 1.

Même sûreté dans le maniement de la langue. Victor Hugo a l'un des plus riches vocabulaires dont poète ait usé. Aucun mot technique ne l'effraie. Il aime les mots étranges, inconnus, pour les effets d'harmonie qu'on en peut tirer. Il sent le mot comme son, d'abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la sensation auditive qu'ils procurent. De là ces énumérations écrasantes dont il nous étourdit : sa vanité, de plus, s'y délecte dans une apparence de science qui produit l'impression d'un monstrueux pédantisme.

Toutes les valeurs, toutes les associations, toutes les combinaisons des mots lui sont connus. Il a la phrase tantôt plastique et nettement élégante, tantôt robustement sentencieuse et ramassée. Mais sa forme originale, c'est la métaphore continue. Seulement la métaphore chez lui n'est pas un procédé d'écrivain laborieux, c'est, comme je l'ai dit, l'allure spontanée de la pensée. Aussi, dès qu'il est maître du moins de son talent, la métaphore n'est-elle jamais banale chez lui: toujours rafraîchie à sa source, renouvelée par une sensation directe, elle peut être bizarre, ridicule, elle est toujours vraie et naturelle.

S'étant fait une loi rigoureuse de la propriété, de la particularité des termes, possédant le plus riche vocabulaire d'expressions locales et pittoresques, Victor Hugo fait une dépense curieuse des adjectifs emphatiques, à sens indéterminé étrange, horrible, effrayant, sombre, etc. Il les mêle aux mots techniques: c'est un moyen d'agrandir la réalité, de développer des images finies en symboles fantastiques. Il exécute cette opération avec une incontestable sûreté de main.

Je signalerai encore un autre procédé qui s'étale dans les trois recueils donnés après 1850: c'est l'emploi du substantif en apposition : la marmite budget, le bœuf peuple, le pâtre promontoire, etc. Ordinairement respectueux de la langue, Victor Hugo s'est obstiné pourtant dans cette tentative c'est qu'elle répond à la constitution intime de son génie. Cette construction supprime le signe de comparaison, elle établit l'équivalence, l'identité des deux objets dont l'un va prendre la place de l'autre dans l'imagination et la phrase du poète. Cette opération verbale est le principe même de la création mythique.

Enfin, la puissance d'invention rythmique de V. Hugo apparaîtra aussi dans les trois recueils: on y verra comment les mots sonores se groupent en vers expressifs, avec quelle science la distribution des coupes dans le vers, l'ordonnance des strophes ou des parties dans la pièce règlent le mouvement, selon la nature du sentiment ou de

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1. Contemplations, t. II, p. 117, e Mendiant. Chansons des rues et des bois, le Semeur; Art d'être grand-père, Mise en liberté.

2. Théodore de Banville (1823-1891), Cariatides (1842); Stalactites (1846): Odelettes (1857): Odes funambulesques (1857); les Exilés (1867); Gringoire (en prose, 1866); Socrate et sa femme (1885), comédies; Petit traité de poésie française (1872); Mes souveni31

BANVILLE. Portrait par Dehodencq. (Collection Rochegrosse.) CL. JE SAIS TOUR.

la pensée, avec quelle justesse se fait presque toujours l'adaptation d'une certaine structure métrique au caractère du sujet. Il faudrait trop d'exemples pour mettre en lumière cette partie du génie de V. Hugo, et je ne puis ici que l'indiquer. On devra étudier la première Légende des siècles presque vers par vers, pour comprendre la délicatesse, la puissance et la variété des effets que le poète fait rendre à toutes les formes de vers, et particulièrement à l'alexandrin: c'est là qu'on devra chercher, en leur perfection, les types variés du vers romantique.

Derrière le ma

LA POÉSIE PARNASSIENNE. gnifique déploiement de Victor Hugo, la poésie se transforme et suit le mouvement général de la littérature.

Le temps des exaltations passionnées est si bien fini que le plus impénitent des romantiques n'a pas plus de sentiment que les autres. Ame égale, sans fièvre et sans orages, esprit moyen, sans idées ni besoin de penser, Théodore de Banville jongle sereinement avec les rythmes. C'est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion, couleur, comique, tout naît de l'allure des mètres et du jeu des rimes. Chez ce fervent, le romantisme aboutit à la plus étincelante et stérile fantaisie 3. Gautier mettait encore

-Éditions: Lemerre, pet. in-12, 9 vol. Poésies complètes, Charpentier, 3 vol. in-18, 18781879; Mes souvenirs, Charpentier, 1832.- A consulter: Fuchs, Théodore de Banville, 1912.

3. Après tout, un poète n'est pas obligé de penser ; et Banville est un vrai artiste, dont la place est importante dans l'histoire de la technique du vers : c'est quelque chose.

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UNE PAGE AUTOGRAPHE DES MANUSCRITS DE BANVILLE. Ces manuscrits sont conservés à la Bibliothèque Nationale. CL. HACHETTE.

dans ses vers des sujets de tableaux ; Banville n'y met rien, que des souplesses étonnantes de versification. Ce délicieux acrobate finit le romantisme. Après lui, rien : rien du moins que le délire d'invention verbale de Jean Richepin, dont les prodigieux effets de vocabulaire et de métrique, dans le néant brutal du sens, représentent le dernier état du pur romantisme.

1. Cela est très sensible chez Victor de La prade, philosophe autant que poète, tour à tour platonicien spiritualiste, naturaliste mystique, idéaliste chrétien, et partout subordonnant l'émotion à la pensée. Psyche (1841). Odes et poemes (1843). Poèmes évangéliques (1852), Symphonies (1855), Idylles heroiques (1857), Voix du silence (1865), Pernette (1868), Poèmes civiques (1873), le Livre d'un père (1876). Entre 1830 et 1840, la tendance à échapper au lyrisme personnel s'était marquee par les épopées symboliques, Ahasverus, Jocelyn, la Chute d'un ange : la métaphysique servit de transition entre l'égoïsme passionnel et le naturalisme. Le moi se masque au moins s'il n'est pas supprimé, dans la forme épique.

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2. Charles Baudelaire (1821-1867), traducteur d'Edgar Poe. Éditions les Fleurs du mal, 1857 et 1861; éd. Fasquelle, 1917. Œuvres omplètes, 7 vol., 1868-1870. Œuvres posthumes et Correspondance inédite, publ. p. E. Crépet, 1887. Lettres, 1906; Euvres posthumes,

Vers 1850, la poésie est devenue moins personnelle, elle s'est imprégnée d'esprit scientifique ; elle veut rendre les conceptions générales de l'intelligence, plutôt que les accidents sentimentaux de la vie individuelle. La direction de l'inspiration échappe au cœur, est reprise par l'esprit qui fait effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet 1. Au reste, le maître lui-même rend témoignage du changement des temps par les recueils qu'il envoie de son exil. Sa poésie, bien personnelle, enveloppe une poésie impersonnelle que d'autres dégageront. Bientôt aussi reparaîtra Vigny dans les saisissants symboles de ses œuvres posthumes (1864), qui enseignent à effacer le moi et la particularité de l'expérience intime.

peu

Mais, à cette date, la détermination nouvelle de la poésie est achevée. Il faut, pour la surprendre en pleine transformation, nous arrêter à Baudelaire 2. Je ne lui reprocherai pas d'avoir produit ce peut être d'un sage autant que d'un stérile. Un petit volume peut contenir toute une âme, tout un esprit ; et loué soit qui se concentre, au lieu de se diluer. Le talent de Baudelaire est assez étroit et en même temps assez complexe. Il représente à merveille ce que j'ai déjà appelé le bas romantisme, prétentieusement brutal, macabre, immoral, artificiel, pour ahurir le bon bourgeois. Dans cet étalage de choses répugnantes, dans cette volonté d'être et paraître « malsain », dans ce « cainisme et ce « satanisme », je sens beaucoup de « pose » et la contorsion d'un esprit sec qui force l'inspiration. La sensibilité est nulle chez Baudelaire : sauf une exception. L'intelligence est plus forte, médiocre encore : sauf une exception. La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire. Baudelaire n'est pas peintre, et ses tableaux parisiens sont de la peinture inutile. Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et l'odorat 3.

L'idée unique de Baudelaire est l'idée de la mort; le sentiment unique de Baudelaire est le sentiment de la mort. Il y pense partout et toujours, il la voit partout, il la désire toujours; et par là il sort du romantisme. Son dégoût d'être ne paraît pas un produit de mésaventures biographiques : il se présente comme une conception géné. rale, supérieure à l'esprit qui se l'applique. Obsédé et assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être chrétien, nous rappelle le christianisme angoissé du xve siècle : par une propriété de son tempérament, la mort qui est sa pensée, la mort qui est son désir, c'est la mort visible en la pourriture du corps, la mort perçue sur le cadavre par l'odorat et le toucher. Une originale mixture d'idéalisme ardent et de fétide sensualité se fait en cette poésie.

L'artiste est puissant. Laborieux, raffiné, parfois pro

1908. A consulter: P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine; Brunetière, La Statue de Baudelaire (Revue des Deux Mondes, 1er sept. 1892); C. Mauclair, Baudelaire,

1917.

3. Cf. ses « chats définis par le contact et le parfum. Et toutes les notations d'odeurs. 4. La poésie de M. Baudelaire est moins l'épanchement d'un sentiment individuel

Cependant voici un qu'une ferme conception de son esprit. (Barbey d'Aurevilly.) —, aveu de l'auteur (Lettres, p. 522): Faut-il vous dire, à vous qui ne l'avez pas plus dev ne que les autres, que dans ce livre atroce, j'ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute me religion (travestie), toute ma haine? Il est vrai que j'écrirai le contraire, que je jurerai me grands dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un

arracheur de dents. >

saïque, souvent prétentieux, il vise à la perfection, et il y atteint plus d'une fois. Il aime les formes sobres, pleines, solides, le vers large, signifiant, résonnant 1. Sa forme préférée est le poème symbolique, court et concentré ; parfois, de la plus banale idée, il fait un poème saisissant par la nouveauté hardie du symbole 2.

Par sa bizarrerie voulue et provocante, mais aussi par sa facture magistrale, Baudelaire a exercé une influence considérable : ne lui reprochons pas les sots imitateurs qu'il a faits; c'est le sort de tous les maîtres.

Nous saisissons encore l'évolution du romantisme chez Louis Bouilhet 3 : vestiges de passion orageuse, exotisme effréné dans l'orientalisme et la chinoiserie, fantaisie capricieuse des rythmes, voilà le romantisme; mais essai de restitution érudite de la vie romaine, effort pour saisir la vie contemporaine en sa réalité pittoresque, et surtout sérieuse tentative pour traduire en poésie les hypothèses de la science, voilà les directions nouvelles vers l'art objectif et impersonnel. Le petit volume de Bouilhet est un témoin curieux des impulsions incohérentes auxquelles obéissaient entre 1850 et 1860 les talents secondaires qui n'avaient pas la force de s'affranchir et de s'orienter une bonne fois. Venons aux maîtres en qui s'exprime le besoin nouveau des esprits. Dès 1853, Leconte de Lisle 4 a trouvé sa voie dans les Poèmes antiques que suivront les Poèmes barbares (1862). Ce poète est un érudit; il traduit Homère, Eschyle, Sophocle, Horace, et il est intéressant de constater ce retour à l'antiquité grecque qui coïncide avec l'effort pour objectiver le sentiment lyrique. Il demande à l'érudition la matière de sa poésie : ses poèmes sont une histoire des religions. Il raconte toutes les formes qu'ont prises dans l'humanité le rêve d'un idéal, la conception de la vie universelle, de ses causes et de ses fins : légendes indiennes, helléniques, bibliques, polynésiennes, scandinaves, celtiques, germaniques, chrétiennes, tous les dieux et toutes les croyances défilent devant nous et se caractérisent avec une étonnante précision 5.

Le poète n'est pas, comme on l'a dit, un impassible. C'est un désespéré. Il regarde la vie avec une tristesse qui naît d'un absolu, d'un incurable pessimisme. Tout est illusion, écoulement sans fin de phénomènes; rien ne s'arrête, rien n'est, pas même Dieu. Il n'y a que la mort. En cer

1.

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois.

2. L'Albatros. On saisit le procédé dans les Phares.

3. Louis Bouilhet (1822-1869). Mélanis, conte romain, paru en 1851; Festons et Astragales, 1859; Dernières chansons avec préface par G. Flaubert, 1872; Euvres (poésies), Lemerre, pet. in-12.

4. Leconte de Lisle (1820-1894), né à la Réunion, s'arrêta un moment dans le Fouriérisme. Poèmes antiques (1853); Poèmes barbares (1859); Poèmes tragiques (1884): Derniers poèmes (1895); Premières poésies et lettres intimes (1902).-Edition: Lemerre, in-8, et pet. in-12. A consulter: P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine; Brunetière, Erol. de la poésie lyrique, 13° leçon; F. Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, s. d.; Marius Ary Leblond, Leconte de Lisle, 1906; Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle, 1907: Elsenberg, Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909; J. Dornis, Leconte de Lisle, 1909. Estève, Leconte de Lisle, 1922.

5. A côté de Leconte de Lisle, comme son ami, et son introducteur au pantheisme. à l'antichristianisme, à l'hellénisme, il faut signaler cet original et parfois délicieux Louis Ménard, trop philosophe pour un poète et trop poète pour un philosophe, érudit plus que ne le sont à l'ordinaire les poètes et les philosophes, esprit un peu encombré de sa richesse, et ployant sous son originalité : il ne sut pas créer la forme souveraine qui l'eût mis au premier rang dont sa fine intelligence était digne.-Edition: les Rêveries d'un païen mystique, 1870, réimp. p. Massis, 1909.-A consulter: Ph. Berthelot, Louis Ménard et son œuvre, 1902.

6. Midi. Le Sommeil du Condor. Les Eléphants, etc.

tains endroits, un accent personnel se laisse sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous découvrent l'âme douloureuse du poète. Mais ces élans de sensibilité sont aussitôt comprimés qu'aperçus.

Au lieu de crier en pur lyrique ses incertitudes ou ses angoisses, Leconte de Lisle a préféré les dérober derrière les incertitudes et les angoisses de toute l'humanité, dont son mal est le mal. De là, ce défilé des dieux et des religions qui sont les formes par où l'humanité tente toujours de tromper son ignorance et d'éterniser sa brièveté; mais ces formes elles-mêmes passent, portant témoignage de l'universel écoulement et de l'éternelle illusion, démasquant le néant dans leur mélancolique succession.

Comme Vigny, et par un effet analogue du pessimisme, Leconte de Lisle aime les fugitives apparences de l'être. Il regarde, il saisit la vie universelle en tous ses accidents. De chaque phénomène, il fixe la particulière beauté; et ainsi le poète des religions se double d'un peintre de paysages et d'animaux. Les descriptions de Leconte de Lisle sont puissamment objectives, d'une intensité de couleurs, d'une énergie de reliefs 6 à quoi rien dans la poésie contemporaine ne saurait se comparer. La personnalité du poète ne s'affirme plus que par l'élection de la forme : une forme belle et large, impeccable et précise, aveuglante parfois à force d'éclat, dure aussi à force de fermeté. Cette poésie, en sa continue perfection, a des reflets, un grain, une solidité de marbre. Victor Hugo était absent: Leconte de Lisle, après ses

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