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mules exactes, des solutions sûres. Il suffit qu'il tienne
la curiosité en éveil sur de grands problèmes, qu'il entre-
tienne des doutes, des inquiétudes, des désirs. Une idée
abstraitement insuffisante peut déterminer un sentiment
efficace. Et voilà par où l'œuvre de V. Hugo est excel-
lente et supérieure: à défaut d'idées nettes, il a des ten-
dances énergiques, et il agite en nous certaines angoisses
sociales et métaphysiques. Dieu, l'inconnaissable, l'huma-
nité, le mal dans le monde, la misère et le vice, le devoir, le
progrès, l'instruction et la pitié comme moyens du progrès,
voilà quelques idées centrales que Victor Hugo ne définit
pas, ne démontre pas, mais qui sont comme des noyaux
autour desquels s'agrègent toutes ses sensations. Ces idées
il s'en grise.
ne les critique pas,
il
hantent son cerveau :
Elles lui dictent des hymnes admirables de mouvement et
d'ampleur, discours imprécis sans doute, mais visions
improvisées et lucides d'un idéal obsédant : Ibo, les Mages,
Ce que dit la bouche d'ombre. Et cela ne vaut-il pas mieux,
après tout, que d'avoir dit éternellement Sarah la baigneuse
ou le pied nu de Rose? N'est-ce pas en somme de là que la
poésie de Victor Hugo, dans l'égale perfection de la forme,
tire sa plus haute valeur? Et où trouvera-t-on, si ce n'est

VICTOR HUGO ET SES PETITS-ENFANTS. Photographie de Melandri. (Musée

Victor-Hugo.)

chez lui, l'expression littéraire de l'âme confuse et géné-
reuse de la démocratie française dans la seconde moitié
du XIXe siècle? Par sa philosophie sociale, le lyrisme de
Victor Hugo devient largement représentatif.

Il faut nous défaire pour juger ses idées de toutes nos
habitudes d'abstraction et d'analyse. Impropre à la pensée
pure et à la logique idéale, il a philosophé avec sa faculté
dominante, à grands coups d'imagination. Mais par là
même il a moins gâté les idées que s'il avait essayé de les
versifier en philosophe : il a évité la sécheresse de la poésie
raisonnablement didactique. Des doctrines, il ne garde
que quelques mots, les mots essentiels dont chacun en
gros connaît le sens, où chacun peut mettre toute la ri-
chesse de sa pensée personnelle : et à ces mots il associe
des images que la nature lui fournit.

Victor Hugo ne pense que par images : l'idée, ramassée en un seul mot, lui apparaît liée à une forme sensible, qui la manifeste ou la représente, qui par ses affinités propres en détermine les relations, en sorte que les associations d'images dirigent le développement de la pensée.

Une chose vue éveille l'idée qui sommeillait en lui, ou l'idée inquiète se projette dans l'objet qui frappe ses yeux. Dès lors le poète est délivré de l'embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation son idéal ou sa doctrine; il n'a que faire d'analyser ; il n'a qu'à utiliser son admirable mémoire des formes, et ce don qu'il a de les agrandir, déformer ou combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. Ainsi la pensée devient hallucination, le raisonnement description: au lieu d'un philosophe nous avons un visionnaire. Mais, ainsi, les propriétés intellectuelles des idées restent intactes, et les formes que déploie le poète sont éminemment réceptives: le lecteur, selon sa puissance d'esprit, remplit ces symboles, aptes à contenir toute la pensée que le poète n'a pas pensée.

En réalité, Victor Hugo a les gaucheries et les spontanéités de l'humanité primitive: sa raison obscure, troublée de mille problèmes, qu'elle ne peut résoudre ni manier en leur abstraction, les pose en images concrètes: il crée des mythes. Ce que les races lointaines ont fait dans les temps qui précèdent l'histoire, Hugo, au siècle de Comte et de Darwin, le répète avec aisance : le mythe est la forme essentielle de son intelligence. Sa volonté candide de penser ne laisse dans la nature aucun phénomène où il n'aperçoive la transcription sensible de quelque redou table énigme ou d'une auguste vérité: toute sensation tend à devenir symbole, tout symbole à se développer en mythe. N'ayant point un sens psychologique très aigu

ni très exercé, il ne peut voir l'individu : un pauvre qu'il rencontre devient tout de suite le pauvre1. Toute métaphore dans une telle organisation évolue, s'organise, s'étend : l'objet propre ou l'idée première reculent ; et naïvement, spontanément il retrouve, dans ce pâtre pro

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1. Contemplations, t. II, p. 118.

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PORTRAIT DE VICTOR HUGO A LA FIN DE SA VIE. D'après le crayon de Bastien Lepage. (Musée Victor-Hugo.) CL HACHETTE,

montoire qui garde les moutons sinistres de la mer 1, la forme d'imagination qui, sur les côtes tourmentées de la Sicile, avait animé l'informe Polyphème et la blanche Galatée.

Cette faculté fait que Victor Hugo, le plus lyrique des romantiques, est aussi le plus objectif 2. Par ces aspirations au progrès, par ces revendications sociales, par ces élans de bonté, de pitié, de foi ou de colère démocratiques, sa poésie prend un autre objet que le moi. Elle exprime les émotions d'un homme, mais des émotions d'ordre universel. Cela donne à son œuvre un air de grandeur et de noblesse qu'il serait injuste de méconnaître.

Il y a bien des violences, et des plus grossières, dans les Châtiments: mais comme le sujet efface ou atténue les petitesses de l'auteur ! On croit entendre les clameurs d'un Isaïe ou d'un Ezechiel: protestation du droit contre la force, affirmation de la justice contre la violence, espérance superbe de la conscience qui, blessée du présent, s'assure de l'éternité. Les plus belles pièces sont les plus impersonnelles, les plus largement symboliques 3.

La Légende des siècles traduit dans une forme objective et mythique la même conception humanitaire et démocratique dont les deux derniers livres des Contemplations, par leurs fougueuses apocalypses, donnaient l'expression lyrique.

On a parlé d'épopée à propos de la Légende des siècles : il faut s'entendre. Ces épopées n'ont rien de commun avec l'Iliade ou l'Énéide: il faudrait les comparer plutôt à la Divine Comédie; la forme épique enveloppe une âme ly

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rique. Une idée philosophique et sociale soutient chaque poème : ici affirmation de Dieu ou de la justice, là dévotion au peuple, haine du roi et du prêtre. Le recueil, complété par deux publications postérieures, forme comme une revue de l'histoire de l'humanité, saisie en ses principales (ou soi-disant telles) époques; c'est une suite de larges tableaux ou de drames pathétiques, où s'expriment les croyances morales du poète. Toutes ces épopées symboliques, non historiques, sont réellement des mythes, où les formes de la réalité, imaginée ou vue, ancienne ou contemporaine, s'ordonnent en visions grandioses et fantastiques. La précision pittoresque de certaines descriptions ne doit pas nous faire illusion : la plus simple, la plus vraie, la plus réaliste, est toujours une « légende morale » 4, le sujet apparent n'étant que l'équivalent concret du sujet fondamental.

Victor Hugo, évidemment, a manqué de mesure, comme il a manqué d'esprit : visant toujours au grand, il a pris l'énorme pour le sublime, et il a été extravagant avec sérénité. Mais, hormis ce vice essentiel de son tempérament, il a été l'artiste le plus conscient, le plus sûr de lui. Il n'a pas toujours voulu sainement : il a toujours fait ce qu'il a voulu; son exécution n'a jamais trahi sa conception.

Cette maîtrise se marque bien dans la composition de ses poèmes. Regardons les Châtiments: évidemment la table des matières est un trompe-l'œil. En donnant des titres à ses sept livres, comme il les donne, le poète veut nous faire croire à un ordre intelligible, qui s'évanouit dès qu'on feuillette le recueil. Il n'y a pas là de critique méthodique du programme politique et social de l'Empire: et c'est tant mieux. Mais laissons les formules qu'il attache comme des étiquettes sur chaque paquet de satires. La composition poétique est admirable. Le mélange des formes lyriques et narratives, des apostrophes directes et des symboles objectifs, la variété des tons et des rythmes préviennent le dégoût ou la fatigue du lecteur : avec quel art, parmi tant d'invectives virulentes, développe-t-il le vaste poème de l'Expiation! avec quel art jette-t-il, au milieu des tableaux de meurtre, de persécution et de servitude, comme de larges taches de nature, claires dans cette ombre, et gaies dans cette horreur ! Comme il nous repose adroitement du Deux-Décembre tant de fois maudit par la vision sereine de Jersey, par la vision grandiose du

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