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l'histoire, et surtout l'archéologie; volontiers il présente ses nouvelles comme des propos d'archéologue qui évoque quelque souvenir de ses voyages. Aussi son œuvre estelle, extérieurement, moins objective que celle de Stendhal il parle de lui, des objets qui l'intéressent, des recherches pour lesquelles il s'est mis en route. Il mêle des réflexions, des dissertations d'archéologue à ses récits; il nous rappelle ainsi de temps à autre, de peur que nous ne l'ignorions, que ce n'est pas son affaire de faire un roman, et qu'il ne s'est mis à conter que par accident, pour nous faire plaisir. La même coquetterie se fait paraître par d'autres procédés; ainsi quand, dans la Chronique de Charles IX, il laisse au lecteur le soin de choisir le dénouement qui lui plaira: grossier défaut, mais défaut voulu.

Cependant, il ne faut pas s'arrêter aux accessoires ni à la surface de l'œuvre. En réalité, le roman de Mérimée est essentiellement objectif : il se répand autour de son sujet, mais le récit lui-même est impersonnel. Lisez ses chefsd'œuvre les parties principales de la Chronique de Charles IX, Colomba, Tamango, Matteo Falcone, le corps du récit de Carmen, etc.; Mérimée s'efface; ce n'est plus qu'un scrupuleux artiste qui s'efforce à faire sortir le caractère du modèle naturel. Personne ne s'est, en notre temps, plus rapproché que lui du réalisme classique.

D'abord il compose, très solidement, très soigneusement dans la moindre nouvelle, il pose ses caractères, il établit son action initiale, et tout se déduit, s'enchaîne ; le progrès est continu, et les proportions exactement gardées. Puis, il est sobre, il ne s'étale pas. Il sait faire vingt pages, où les romantiques s'évertuent à souffler un volume. Aussi quelle plénitude dans cette brièveté ! Un paysage est complet en cinq ou six lignes. Les caractères se dessinent par une action significative, que le romancier a su choisir en faisant abstraction du reste. Il ne se perd pas en longues analyses : il se place entre Balzac et Stendhal : comme le premier, il indique le dedans par le dehors, mais il indique avec précision des états de conscience perceptibles seulement au second.

Il est simple aussi : ni sensibilité ni grandes phrases ; un ton uni, comme celui d'un homme de bonne compagnie qui ne hausse jamais la voix. On peut imaginer l'effet de cette voix douce et sans accent, quand elle raconte les pires atrocités. Car Mérimée est « cruel », il conte avec sérénité toutes sortes de crimes, de lâchetés et de vices, les histoires les plus répugnantes ou les plus sanglantes; ne croyant ni à l'homme ni à la vie, il choisit les sujets où son froid mépris trouve le mieux à se satisfaire.

Il se plaît à déconcerter nos intelligences, à troubler nos nerfs, par des récits étranges, qui nous laissent dans le doute si nous avons affaire à un mystificateur ou réellement à un miracle. Ce sont des aventures singulières, qui à la rigueur se peuvent expliquer par un concours de circonstances naturelles, qui laissent pourtant une sorte de saisissement dont on ne peut se défendre, comme devant une

THEATRE

DE

CLARA GAZUL,

COMÉDIENNE ESPAGNOLE.

Pensarán vuesas mercedes ahora que es poco trabajo hinchar un perro. MIGUEL DE CERVANTES.

PARIS,

H. FOURNIER Jeune, LIBRAIRE,
RUE DE SEINE, N. 14..

1830.

THEATRE DE CLARA GAZUL. Titre de l'édition de 1830, en partie originale, de cet ouvrage présenté par Mérimée comme la traduction du théâtre d'une comédienne espagnole imaginaire. Le nom de Gazul était l'anagramme du mot Guzla, et l'on sait que Mérimée avait déjà donné sous le titre La Guzla une prétendue traduction de chants dalmates. Il parut un portrait de Clara Gazul, mais ce n'était que le portrait de Mérimée (voir la figure précédente). (Bibl. Nat., Imp) CL. HACHETTE.

apparition authentique du surnaturel. Quelque sujet qu'il ait choisi, Mérimée le traite avec une puissance singulière d'expression. Il n'y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques; et leur individualité singulière n'en fait pas des êtres d'exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d'une forme unique.

Il n'y a pas de réalisme plus expressif que certaines parties de la Chronique de Charles IX: les propos de soldats, et d'autres scènes vulgaires ont une intensité pittoresque qui dépasse peut-être ce qu'on trouve dans le Camp de Wallenstein, le modèle littéraire du genre. Il n'y a pas de morceaux d'art où l'imitation soit plus adéquate que dans l'Enlèvement de la redoute à la vue même des choses. Le style de Mérimée, propre, précis, objectif, plus fin et

moins abstrait que celui de Stendhal, concourt à l'illusion.

Mérimée appartient à la grande période romantique : son œuvre de romancier tient à peu près toute dans une vingtaine d'années, elle est achevée en 1847. V. Hugo faisait du roman tantôt une vision historique, tantôt un poème symbolique. George Sand l'inondait de lyrisme. Balzac y poursuivait une enquête sociologique. Stendhal l'employait comme un instrument d'observation psychologique. Mérimée, lui, est purement artiste : son œuvre relève de la théorie de l'art pour l'art. Morale, philosophie, histoire, il a tout subordonné à l'effet artistique. Ainsi en un sens il tient dans le roman la place que tiennent au théâtre Scribe, Gautier dans la poésie. Mais il est infiniment supérieur à Scribe ; et il ne donne jamais cette sensation de perfection vide que Gautier nous procure parfois. C'est ici que l'on voit combien les théories valent par les hommes qui les appliquent. Mérimée est un homme d'une intelligence très distinguée, doué d'une réelle aptitude à former des idées : cela suffit. Il peut ne

penser qu'à l'art; il évitera la niaiserie ingénieuse de Scribe, l'insignifiance intellectuelle de Gautier.

UN DISCIPLE DU XVIIIE SIÈCLE: CLAUDE TILLIER. Claude Tillier n'est romantique que par l'époque où il a vécu. Son œuvre principale, Mon oncle Benjamin, est un récit de pur goût voltairien, alerte, narquois et mordant. Mais il vivait en Nivernais : Paris ne le distingua pas. Très oublié en France, Cl. Tillier nous est revenu d'Allemagne où son culte par hasard s'était conservé. Il mérite en effet de ne pas rester inconnu. Il y a eu d'un bout à l'autre du XIXe siècle beaucoup de ces lettrés qui, sans renoncer à être de leur temps, ont fait l'éducation de leur goût et de leur plume chez Voltaire. Tillier se place, esthétiquement comme par sa date, entre Courier et About, mais il n'est à aucun degré attique ou parisien, et il garde de sa province une verdeur un peu sauvage.

1. Né à Clamecy, mort à Nevers (1801-1840). Mon oncle Benjamin, 1843. Euvres complètes, 1846, 4 vol. Pamphlets, éd. critique par M. Gérin, 1906. A consulter: M. Gérin, Etudes sur Cl. Tillier, 1902.

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LES ARCHIVES NATIONALES. Sous l'ancien régime, les différentes administrations conservaient leurs propres archives. Il existait ainsi dans le royaume plusieurs milliers de dépô's dont plus de quatre cents pour Paris. La Révolution, supprimant ces diverses administrations, abolissant les ordres religieux, concentra aux Archives nationales une masse de documents qui malgré' des pertes importantes, présente un ensemble extraordinaire. Ces documents furent déposés en 1808 dans l'ancien hôtel de Soubise et leur communication rendue de plus en plus publique et facile influa notablement sur la façon d'écrire l'histoire. Jamais les historiens n'avaient pu puiser aussi aisément à une source aussi abondante. CL. HACHETTE.

CHAPITRE VI

L'HISTOIRE

LE ROMANTISME SUSCITE UN GRAND MOUVEMENT D'ÉTUDES HISTORIQUES. L'HISTOIRE PHILOSOPHIQUE. GUIZOT: IL SOUMET SON ÉRUDITION A SA FOI POLITIQUE. TOCQUEVILLE: CATHOLIQUE ET LÉGITIMISTE, IL ÉTUDIE AVEC IMPARTIALITÉ LA DÉMOCRATIE ET LA RÉVOLUTION. PASSAGE DE L'HISTOIRE PHILOSOPHIQUE A L'EXPRESSION DE LA VIE: THIERRY. SES VUES SYSTÉMATIQUES. ÉTUDE DES DOCUMENTS, RÉCOLTE DES PETITS FAITS PITTORESQUES ET REPRÉSENTATIFS. LA RÉSURRECTION INTÉGRALE DU PASSÉ : MICHELET. SON IDÉE DE L'HISTOIRE : LE MOYEN AGE RETROUVÉ DANS LES ARCHIVES. MICHELET PROPHÈTE DE LA DÉMOCRATIE, ENNEMI DES ROIS ET DES PRÊTRES: INFLUENCE DE SES PASSIONS SUR SON HISTOIRE. ŒUVRES DESCRIPTIVES ET MORALES DE MICHELET.

'HISTOIRE et la poésie lyrique, voilà les deux

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lacunes apparentes de notre littérature classique. En trois siècles, de la Renaissance au romantisme, le genre historique est représenté par le Discours sur l'Histoire universelle de Bossuet, qui est une œuvre de théologie, par l'Histoire des Variations, du même, qui est une œuvre de controverse, par l'Esprit des Lois, de Montesquieu, qui est un essai de philosophie politique et juridique ; restent l'Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui sont vraiment de l'histoire, malgré la thèse antireligieuse de l'auteur. Cinq ouvrages, dont trois relèvent d'autres genres, c'est peu pour trois siècles de production intense.

Voltaire, en faisant l'histoire de la civilisation, avait

donné une esquisse de l'histoire de France: en dehors de ses ouvrages, les Français ne pouvaient rien lire de passable sur l'histoire de leur nation. Fénelon, dès le début du XVIIIe siècle, s'en plaignait. On sentit vivement ce manque au commencement de notre siècle : « Existe-t-il, demandait A. Thierry en 1827, une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre? » Et il passait en revue tous ces pré.endus historiens de France, depuis les Chroniques et Annales de Nicole Gilles, secrétaire de Louis XI, du Haillan, Dupleix, Mézeray, Daniel, Velly, Anquetil, etc.; il montrait combien l'ignorance des sources, le manque de science et de critique, l'inintelligence de la vie du passé,

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le goût romanesque, la rhétorique, l'esprit philosophique, avaient partout déformé l'histoire : combien froides et fausses étaient toutes ces annales, où avortaient vite quel ques bonnes intentions d'exactitude.

Chateaubriand, avec son sixième livre des Martyrs et ses Franks sauvages, fut l'initiateur: A. Thierry, en le lisant, se sentit historien. Combien ces Franks à cheveux roux, à grandes moustaches, serrés dans leurs habits de toile, et maniant la francisque, ressemblaient peu aux Franks incolores d'Anquetil ! Quentin Durward et Ivanhoe s'ajoutèrent aux Martyrs. Le romantisme vulgarisa le sens de l'histoire dont les éléments fondamentaux sont la curiosité des choses sensibles et extérieures, la recherche de l'individualité, de la singularité, de la différence. Pour l'histoire de France, le grand réveil du patriotisme que la Révolution provoqua lui donna un intérêt qui attira de ce côté auteurs et lecteurs. Puis la lutte des partis, après la Restauration, profita aux études historiques : les libéraux s'efforcèrent de fonder leurs revendications et les droits nouveaux sur le développement antérieur de la nation; ils allèrent chercher jusqu'aux temps féodaux et aux invasions barbares les germes de l'État contemporain, ou les titres de la souveraineté populaire et surtout de la supré

AUGUST IN THIERRY REÇU PAR LE DUC D'ORLEANS. Gravure anonyme de la Bibliothèque Naticnale, Estampes. CL. HACHETTE.

matie bourgeoise. Cette influence politique devança même l'influence romantique.

L'essor que va prendre le genre historique s'annonce par les publications de documents originaux, par les collections de Mémoires et Journaux authentiques 1, qui séduisent souvent les littérateurs et le public par le pittoresque des tableaux et le dramatique des événements. Outre les vastes recueils de Mémoires sur l'Histoire de France, qui furent une mine de romans et de drames, il faut signaler tout particulièrement la publication des Mémoires de Saint-Simon, qui renouvelèrent dans les esprits l'image du siècle de Louis XIV et de la cour de Versailles.

Les œuvres originales ne se firent pas attendre. Dès le premier moment, deux courants se distinguent dans le genre historique : les uns s'appliquent à dégager la philosophie de l'histoire et ne sont en somme que les continuateurs du XVIIIe siècle, de Montesquieu et de Voltaire; les autres s'efforcent de ressusciter la forme du passé, de représenter les mœurs et les âmes des générations disparues; ceux-ci sont la lignée de Chateaubriand, proches parents des lyriques. Les deux rénovateurs des études historiques en notre pays, Thierry et Guizot, représentent ces deux tendances: Guizot, plus philosophe, opère sur des idées; Thierry, plus imaginatif, essaie d'atteindre les réalités.

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LE PASSAGE DE L'IDÉE A LA VIE: THIERRY.

Lorsque Augustin Thierry, en 18172, donna au Censeur Européen et au Courrier Français ses premières études sur l'histoire d'Angleterre et sur l'histoire de France, il avait de grandes ambitions philosophiques : il prétendait trouver la loi suprême, unique, du développement national de chaque peuple 3. Il esquissait l'histoire de l'Angleterre depuis l'invasion normande au xre siècle jusqu'à la mort de Charles Ier, et « la révolution de 1640 s'y présentait sous l'aspect d'une grande réaction nationale contre l'ordre des choses établi six siècles auparavant, par | la conquête étrangère ». Quand il abordait l'histoire de France, il voyait dans l'affranchissement des communes « une véritable révolution sociale, prélude de toutes celles qui ont élevé graduellement la condition du Tiers État >: remontant plus haut, il crut trouver dans l'invasion franque << la racine de quelques-uns des maux de la société moderne : il lui sembla que, malgré la distance des temps,

1. Petitot et Monmerqué, Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France, depuis le règne de Philippe Auguste jusqu'à la paix de Paris de 1763, 1819-1829, 131 vol. in-8. Guizot, Coll. des Mém. relatifs à l'Hist. de Fr., depuis la fondation de la monarchie jusqu'au XIIIe siècle, trad. et annotés, 1823-1827, 29 vol. in-8; Coll. des Mém. relatifs à la Révo lution d'Angleterre, trad. et annotés, 1823 et suiv., 26 vol. in-8. Buchon, Coll. des Chro niques nationales écrites en langue vulgaire, du XIe au XVIe s., 1824-1829, 47 vol. in-8. Michaud et Poujoulat, Nouvelle Coll, de Mém. relatifs à l'Hist. de Fr., 1836 et suiv., 32 vol. in-8. 2. Il a précédé Guizot et Villemain, il est le premier. - Augustin Thierry (1795-1855), au sortir de l'Ecole normale, fut quelque temps saint-simonien. Plus tard il fut lié avec Auguste Comte.

Editions: Hist. de la conquête de l'Angleterre par les Normands, 1825, 3 vol. in-8, dern. éd. préparée par l'auteur, 1858; Lettres sur l'Histoire de France (10 publiées en 1820 dans le Courrier Français), 1827, in-8, Dix Ans d'études historiques (presque tout a paru dans le Censeur Européen, le Courrier Français et ailleurs, de 1817 à 1827), 1834, in-8: Récits des Temps mérovingiens, 2 vol. in-8, 1840; Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du Tiers État, 1853, in-8.-A consulter: A. Augustin-Thierry, Augustin Thierry d'après sa correspondance, 1922.

3. Préface de Dix Ans d'études historiques. Cf. aussi la Préface des Lettres sur l'Histoire de France.

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L'ARRIVÉE DES BARBARES. Gardez-vous, o barbares! gardez-vous de descendre ici, car le monastère appartient au bienheureux Martin. Illustration de J.-P. Laurens pour les Récits des Temps mérovingiens, d'Augustin Thierry, édition de 1887. CL. HACHETTE.

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