Page images
PDF
EPUB
[graphic]

MME RÉCAMIER A L'ABBAYE AUX BOIS. Lithographie d'Aubry Lecomte, d'après le tableau de François-Louis Dejuine. Le tableau que l'on aperçoit auprès de la fenêtre est la Corinne au Cap Misène, du baron Gérard (Bibl. Nat., Est.). CL. HACHETTE.

CHAPITRE IV

V

CHATEAUBRIAND

SA VIE; ENFANCE ET FORMATION DU CARACTÈRE. CARACTÈRE ET ESPRIT: ORGUEIL, RÊVE, ENNUI; MÉDIOCRITÉ DES IDÉES :
PUISSANCE D'IMAGINER ET DE SENTIR. LE GENIE DU CHRISTIANISME: SON OPPORTUNITÉ; FAIBLESSE DE L'IDÉE PHILOSO-
PHIQUE ET DU RAISONNEMENT; COMMENT L'OUVRAGE FUT EFFICACE. ATALA, RENÉ, LES MARTYRS, L'ITINÉRAIRE. CON-
CEPTION GÉNÉRALE DES NATCHEZ ET DES MARTYRS. LE STYLE ET LE GOUT EMPIRE DANS CHATEAUBRIAND. MANQUE DE
PSYCHOLOGIE ET D'OBJECTIVITÉ. LES PAYSAGES DE CHATEAUBRIAND: PRÉCISION, COULEUR; PUISSANCE DE L'EFFET.
INFLUENCE DE CHATEAUBRIAND: LE ROMANTISME: LA POESIE LYRIQUE; L'HISTOIRE.

IE DE CHATEAUBRIAND.

Le 4 septembre 1768, naissait à Saint-Malo, dans la sombre rue des Juifs, le chevalier François-René de Chateaubriand : le mugissement des vagues étouffa ses premiers cris, le bruit de la tempête berça son premier sommeil. Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivaient, lorsque la vie lui fut infligée. Il était d'une branche cadette d'une famille ancienne de Bretagne, fils d'un cadet qui, embarqué comme mousse, s' s'enrichit en Amérique par d'assez rapides voies, que les Mémoires d'outretombe ne daignent point expliquer.

Le petit chevalier, qu'on n'avait désiré que pour suppléer à la perte possible de l'aîné, poussa comme il plut à Dieu, sur le pavé de Saint-Malo, au bord des grèves, plus rudoyé que surveillé, polissonnant tout le jour, rentrant au logis les vêtements en loques et l'oreille parfois déchirée. Il reçut une instruction assez décousue, aux collèges de Dol, de Rennes, de Dinan : on le destinait à l'état de marin, puis il déclara vouloir être prêtre. Cependant il passait ses vacances, et, lorsqu'il eut échappé aux collèges, il fit un long séjour au triste château de Combourg; le paysage avec ses forêts, ses landes, ses marais, était âpre

[graphic][merged small]

:

et désolé ; le château était une autre solitude, plus écrasante le soir, après avoir couru dans la campagne sauvage, le chevalier écoutait passer les heures, dans la vaste salle à peine éclairée, que son père parcourait en silence d'un pas invariable ; puis il allait coucher dans une tourelle isolée, tout seul, face à face avec les terreurs de la nuit. Sa compagnie, sa joie, son amour, c'était sa sœur Lucile, nature exaltée, nerveuse, avec qui il rêva de vies merveilleuses, de courses lointaines, et de sensations toujours renouvelées.

Ainsi se forma, dans l'effroi de ce père farouche, dans l'ennui de cette vie vide, dans l'amitié de cette sœur mal équilibrée, ainsi se forma le. Chateaubriand qui séduisit le monde incapable de choisir une action limitée, mais aspirant à tous les modes de l'action en vue d'obtenir tous les modes de la sensation, fuyant le réel mesquin ou blessant pour s'enchanter de rêves grandioses et doucement amers, évitant surtout d'approfondir, d'analyser, ne demandant à la nature que des apparences où il pût loger ses fantaisies, timide, orgueilleux, mélancolique, éternellement inassouvi et las. Dans de rares lectures il ne cherchait pas une provision d'idées, une extension de sa connaissance, un exercice de son jugement, mais une direction de rêverie, des matières de sensations, des modèles d'images. Des sermons de Massillon même, il tirait des troubles et des plaisirs sensuels ; d'un amalgame de souvenirs littéraires et de visages entrevus, il forma son idée de la femme, un « fantôme d'amour » qu'il devait exprimer dans tous ses livres, chercher en toutes ses amies.

Enfin il fallut choisir une carrière; il choisit d'aller explorer l'Amérique, de servir aux Indes: c'était le lointain, l'indéterminé. Le père, sensément, substitua à ces vagues élans un très réel brevet de sous-lieutenant au régiment

1. Il partit vers le 10 avril, et se rembarqua le 10 décembre pour le Havre, où il arriva le 2 janvier 1792.

2. Mais il ne faut pas lui faire ce plaisir. Il a beaucoup hâblé sur ce voyage d'Amérique. M. Bédier a démontré qu'il n'avait pas eu matériellement le temps de faire le trajet qu'il a prétendu avoir fait, et qu'il avait copié (à sa manière, en les élevant au style) les descriptions de divers voyageurs.

de Navarre. Et voici le chevalier menant la vie de garnison, tâtant de Paris, présenté à la cour, suivant, effaré, la chasse du roi, versifiant dans l'Almanach des Muses. La Révolution éclate; son père était mort: il réalise un de ses rêves anciens, et débarque à Baltimore, en 1791 1. Le prétexte était de chercher le passage du Nord-Ouest : il partait sans études préalables, sans renseignements, sans préparatifs, en touriste. Il alla au Niagara, descendit l'Ohio jusqu'à sa rencontre avec le Kentucky on peut croire, si l'on tient à lui faire plaisir 2, qu'il descendit le Mississipi et vit la Floride; les lambeaux de son journal de voyage, mêlés d'extraits de ses lectures, laissent entendre qu'il parcourut d'immenses espaces.

:

Rentré en France, il se laissa marier avec une fille riche, qui fut plus tard une bonne et courageuse femme, toute dévouée au grand homme, sans illusion et sans effacement: mais d'abord les événements les séparèrent. Le 15 juillet 1792, le chevalier de Chateaubriand crut se devoir à luimême d'émigrer et de rejoindre l'armée des princes : il servit sans illusion, sans fanatisme, recueillant des impressions de la vie militaire, du service d'avant-postes, de tout le détail extérieur, pittoresque ou poétique de la guerre. Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu'à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. Un peu d'argent qui lui arrive de sa famille, des travaux de librairie, des

[graphic][merged small][merged small]

GÉNIE

DU CHRISTIANISM E,

OU

BEAUTÉS

DE

LA RELIGION CHRÉTIENNE;

PAR

FRANÇOIS-AUGUSTE CHATEAUBRIAND.

Chose admriable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir
d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre
bonheur dans ceile-ci.

MONTESQUIEU, Esprit des Loix, Liv. XXIV, ch. III.

TOME PREMIER.

A PARIS,

CHEZ MIGNERET, IMPRIMEUR,
RUE DU SEPULCRE, F. S. G. N.o 28.

AN X.-1802.

GÉNIE DU CHRISTIANISME. Titre de l'édition originale parue le 14 avril 1802. Le
Concordat, voté le 8 avril, avait été signé le 12, et le 18, jour de Pâques, avait lieu à Notre-
Dame la première cérémonie religieuse du Consulat (Bibl. Nat., Imp.). CL. HACHETTE.

traductions, des leçons de français qu'il donne (son orgueil s'est refusé à l'avouer)1, le sauvent, le font vivoter, pendant qu'il compose et fait imprimer son indigeste Essai sur les Révolutions: c'est alors, et pour cet ouvrage, qu'il complète son instruction; il lit les historiens de l'antiquité; surtout il se nourrit de Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire : il a encore l'esprit du siècle qui finit. La mort de sa mère (1798), celle d'une sœur, le refont chrétien ; il

1. Cf. Lebraz, Chateaubriand professeur de frençcis (Revve de Paris, 1907). Au pays d'exil de Chateaubriend (lb d., 1908); Dick, Le Séjour de Chateaubriand en Suffolk (Revue d'Hist. litt., 1908).

2. Joubert (1754-1824) fut nommé par son ami Fontanes. inspecteur général de l'Université. On a imprimé en 1842 un recueil de ses Pensées et correspondance; c'est d'un esprit fin, chercheur, de cet esprit qui empêche un homme de rien créer et qui souvent fatigue le lecteur, parfois aussi l'illumine.

3. Il écrivit à Napoléon une demande en grâce, en consultant ce qu'il se devait plutôt que ce qui toucherait le juge : il blessa l'empereur, qui jeta la lettre au feu.

4 Voici les principaux faits: 1814, De Buonaparte et des Bourbons, brochure écrite à la fin de la campagne de France, avant l'abdication; 1815, il suit Louis XVIII à Gand, et il est ministre de l'Intérieur par intérim ; la seconde Restauration le fait pair de France; 1816, il publie la Monarchie selon la Charte, dont l'édition fu saisie, après quoi l'auteur fut rayé de la liste des ministres d'Etat et sa pension supprimée (elle lui fut rétablie en 1821); 1818, il fonde le Conservateur; 1821, il devient ambassadeur à Berlin, puis à Londres; 1822, il représente la France au Congrès de Vérone; 1823, ministre des Affaires étran gères, il fait décider la guerre d'Espagne ; 1824, il est renvoyé du ministère; 1828, sous le ministère Chabrol et Martignac, il va en ambassade à Rome, et donne sa démission au ministère Polignac. Il donne sa démission de pair de France en 1830. Ayant distribué 12 000 francs aux victimes du choléra de la part de la duchesse de Berry, il fut arrêté et emprisonné. En 1832, il fut poursuivi devant le jury, qui l'acquitta, pour son Mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry. Il servit encore d'intermédiaire entre la duchesse

n'a pas besoin de raisons pour croire ; il lui suffit que la religion soit un beau, un doux rêve; elle participera au privilège que tous les rêves de M. de Chateaubriand possèdent, d'être à ses yeux des réalités.

Dès qu'il croit, il se prépare à combattre l'irréligion : il fait commencer à Londres l'impression du Génie du Christianisme. Cependant la Révolution s'apaisait : il rentrait en France, détachait du volumineux manuscrit où s'étaient entassées ses impressions américaines, l'épisode d'Atala (1801) dont le succès était très vif, et publiait en 1802 son Génie, qui semblait donner à la fois un chefd'œuvre à la langue et une direction à la pensée contemporaine. Autour du grand homme se formait un petit groupe d'amis discrets et dévoués: Fontanes, pur et froid poète, Joubert 2, penseur original et fin, tous les deux utiles conseillers, sans envie et sans flatterie ; et puis ces femmes exquises, dont Chateaubriand humait le charme, l'esprit, l'admiration, faisant passer ces « fantômes d'amour » à travers son ennui, sans se douter assez que c'étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse Mme de Beaumont, Mme de Custine, Mme de Mouchy.

:

Bonaparte le vit, et voulut en décorer la France qu'il reconstruisait Chateaubriand se prêta au bien qu'un autre grand homme lui voulait ; il se laissa nommer premier secrétaire à l'ambassade de Rome, puis ministre dans le Valais. Le duc d'Enghien est fusillé : il envoie sa démission le 20 mars 1804; et bientôt, ayant formé le dessein des Martyrs, il part pour l'Orient (1806), il visite la Grèce, Jérusalem, il revient par Carthage et Grenade; il rentre à Paris le 5 juin 1807. A peine rentré, il se rappelle à Napoléon par un article du Mercure, qui fait supprimer le journal. Il imprime ses Martyrs (1809) et bientôt l'Itiné raire. Son cousin Armand de Chateaubriand, fusillé en 1809 comme agent royaliste, et qu'il n'a pu sauver 3, le rend plus irréconciliable à l'empire; quand l'Académie l'a élu, il écrit un discours que Napoléon ne consent pas à laisser prononcer. Il se refuse à souffrir aucune rature, à changer aucun des passages biffés ou notés par le despote ; et il attend la persécution qui ne vient pas (1811). A cette date, la vie littéraire de Chateaubriand est finie: sa vie politique va commencer 1. Ambassadeur, ministre,

[ocr errors]
[blocks in formation]

Éditions: Atala, 1801, in-12; Génie du Christianisme, 1802, 5 vol. in-12; Atala et René, 1805, in-12; les Martyrs, 1809, 2 vol. in-12; Itinéraire, 1811, 3 vol. in-8; complètes (contenant la Ire éd. des Natchez), 1826-1831, 31 vol. in-8; éd. Garnier, 12 vol. Œuvres in-8, 1859-1861. Mémoires d'outre-tombe, 1849-1850, 12 vol. in-12; nouvelle édition, par Ed. Biré, 6 vol. in-18, 1898-1900; Correspondance générale, p. p. L. Thomas, t. I-V 1912-1914.

A consulter: Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, 1860, 2 vol. in-8. L'abbé G. Pailhès, Mme de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa correspondance, 1887, in-8; Mme de Chateaubriand, Lettres inédites à M. Clausel de Coussergues, 1888. Comte d'Haussonville, Souvenirs, 1885. Chédieu de Robethon, Chateaubriand et Mme de Custine. 1893, in-18. Bardoux, La Comtesse de Beaumont, C. Lévy, in-8, 1884; Chateaubriand (Classiques Populaires), 1893, in-8. De Lescure, Chateaubriand (Coll, des Gr. Ecriv. fr.) Hachette, in-16, 1892. E. Faguet, XIXe siècle. A. France, Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes et ses lettres, 1894. G. Bertin, La Sincérité religieuse de Chateaubriand, 1900. J. Bédier, Chateaubriand en Amérique, (Rev. d hist. lit., 1899, 1900, 1901). V. Giraud, Chateaubriand, études littéraires, 1904; Nouvelles études, 1912. J. Lemaître, Chateaubriand, 1912.

polémiste, il servira à sa mode la Restauration, sans complaisance pour la royauté, méprisant pour les courtisans, gênant pour les ministres, dédaignant d'allonger la main pour saisir le pouvoir, voulant mal de mort à tous ceux qui le saisissent, et portant de rudes coups parfois au régime qu'il prétend servir. Après 1830, il s'estima lié à la dynastie légitime par un devoir d'honneur. Il méprisait l'orléanisme, ses princes, sa politique, ses appuis : égoïsme partout et matérialisme. Il se plut à prédire, à remarquer l'essor de la démocratie qui allait venger la légitimité. Il acheva sa vie dans une noble attitude, en grand homme désabusé la fière douceur d'un universel renoncement consolait un peu son lourd ennui; il lui restait une réelle amie, Mme Récamier, qui réunissait autour de lui, pour lui, dans son appartement de l'Abbaye au Bois, les gens les plus distingués; il recevait de ce monde choisi par les soins d'une adroite femme le culte discret, lointain, fervent, qui convient aux grandeurs désolées. Il mourut le 4 juillet 1848 : il avait pris ses mesures à l'avance pour être enterré près de Saint-Malo, sur la pointe du rocher du Grand-Bé; il voulait dormir du sommeil éternel au bruit des mêmes flots qui avaient bercé son premier somme, séparé même dans la mort de la commune humanité, et visible, en son isolement superbe, à l'univers entier.

M. de Cha

LE CARACTÈRE ET L'ESPRIT teaubriand est une âme solitaire : il l'est et par nature et par éducation et par vocation artistique. D'une prédisposition naturelle, les circonstances, le milieu firent un caractère déterminé, d'où la réflexion dégagea une « pose >> solennelle. Dans une âme solitaire, il y a d'abord presque toujours une personnalité féroce, incapable de se limiter, de se subordonner, de renoncer à soi. La bizarre enfance de Chateaubriand l'a accoutumé à ne rien compter audessus de son sentiment propre. Sous le despotisme farouche de son père, rudoyé, glacé, il a vécu libre pourtant, ramassé en lui-même, physiquement dépendant et contraint, jamais troublé dans l'exploitation égoïste de l'univers que s'appropriait déjà intérieurement sa petitesse. Il ignorera toujours la douceur de se donner et de se dévouer. Il aura des tendresses délicieuses : il aimera ses amitiés et ses amours, c'est-à-dire lui-même ami et amant, infiniment plus que ses amis ou ses aimées; il s'aimera effrénément dans l'image splendide que d'ardentes affections lui renverront de son être : une de ses voluptés choisies fut de se mirer dans un cœur qu'il remplissait. Il servit la cause des Bourbons avec désintéressement; mais il appartient à Chateaubriand d'avoir le désintéressement égoïste; il sert pour l'honneur, ce qui revient, dans la pratique, à se détacher du succès de la cause, à se satisfaire des actes ou des gestes qui dégagent son honneur. Services, fidélité, présence au jour du danger, absence au jour des récompenses, toute cette réelle noblesse de sa conduite, il ne la donne pas à la légitimité, pour aider

au triomphe de la justice, il se la donne à soi-même, pour agrandir sa personnalité. Il donne libéralement des attitudes magnifiques, des renoncements hautains, de fières inactions: tout un dévouement stérile et décoratif.

:

L'orgueil est le fond de Chateaubriand on le retrouve dans toutes les manifestations de son être. Peu porté et peu exercé à observer, n'ayant dans ses longues journées de Combourg presque point de créatures humaines à voir, sensible aux dehors surtout, il ne connaîtra guère des autres que les masques et les silhouettes. Lui, il se voit par le dedans, il plonge en son fond, il sent immédiatement ses émotions et ses désirs. Presque jusqu'à son entrée dans la vie politique, il n'est pas mis dans la nécessité d'étudier son semblable, de le pénétrer, d'y saisir les mobiles, les ressorts, les modes d'action: et alors il sera trop tard pour faire le métier de psychologue. A cette date le pli est pris. Il s'est concentré: un seul homme l'intéresse, qui est M. de Chateaubriand. Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s'estime différent, unique, donc supérieur. Il n'y a que lui qui ait ces joies, ces douleurs, ces désirs, ces dégoûts. Personne n'aura plus que lui ce qu'Émile Faguet appelle «<le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne >> :

[graphic][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][merged small]

VUE DES BORDS DU TIBRE DANS LA CAMPAGNE ROMAINE. On sait que c'est Chateaubriand qui dans sa célèbre Lettre à M. de Fontanes attira l'attention sur la beauté de la campagne romaine Lithographie de Delpech (Bibl. Nat., Est.). CL. HACHETTE.

la persuasion qu'il ne se passe rien en lui qui n'intéresse l'univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l'univers. L'orgueilleux enfantillage de son pessimisme a même source: il croit pleurer des larmes que nul homme n'a pleurées, pour des plaies dont nul homme n'a saigné. Le mal qui est dans la création, il ne le sent que dans son éphémère personne, et se croit la victime élue entre les créatures pour la souffrance 1.

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l'orgueil vertu jusqu'à l'orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d'Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l'orgueil vertu. L'orgueil l'a élevé au-dessus de la niaise rancune des émigrés. Il se pique de rendre justice à Napoléon : il le mesure dans sa hauteur. Mais lisons les Mémoires d'outretombe; ce titre, Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés, cette phrase, mon article remua la France, cette autre, ma brochure (De Buonaparte et des Bourbons) avait plus profité à Louis XVIII qu'une armée de cent mille hommes, cette autre, ma guerre d'Espagne était une gigantesque entreprise, cette autre encore, j'avais rugi en me retirant des affaires, M. de Villèle se coucha: voilà l'orgueil sottise. Il y a quelque chose de risible dans la gravité de cette question, qui revient à la fin de maint chapitre : Et si j'étais mort à ce moment-là ; s'il n'y avait pas eu de Chateaubriand? quel changement dans le monde !

L'orgueil le prémunit contre l'ambition. Il voulait être au pouvoir : il ne voulait pas le demander, ni descendre aux moyens de l'obtenir. Il ne voulait rien devoir qu'à l'ascendant de son nom et de son génie. Il attendait dans son coin qu'on lui offrît le monde ; il enrageait d'attendre, mais il n'eût pas allongé la main pour le saisir. L'orgueil guérit les mécomptes de sa vie politique : quand on ne lui donnait rien, si je voulais, disait-il; quand on lui avait retiré, si j'avais voulu ; et la certitude qu'il avait pu tout prendre, tout garder, et qu'il avait tout méprisé, le cor.

1 La Préface de l'édition de 1826 est un curieux document de cet orgueil.

solait. Il n'avait pas l'étoffe d'un ambitieux: il ne savait
pas mettre l'orgueil bas.

Cet orgueil sans limite s'accompagnait d'un manque
absolu de volonté : effet ou cause, ou l'un et l'autre. Il a
rêvé, désiré, jamais voulu s'il était originellement ca-
pable de vouloir, je l'ignore, mais on ne l'a pas exercé à
vouloir; on l'a tantôt contraint, le plus souvent lâché, aban-
donné à la folie de ses impulsions spontanées. Je ne crois
pas qu'il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des
élans d'instinct, des sursauts de passion, tout au plus.
Son action est surtout négative: elle consiste en général
à choisir des modes d'inaction. La réserve dédaigneuse
de son orgueil, dans la quête du pouvoir, le dispense
d'exercer sa volonté, de choisir des voies où il engagera
son effort : elle couvre superbement un éternel rien faire.
Il n'est volontaire à aucun degré : pas même impulsif. Il
n'est pas de ceux que
l'exaltation des sentiments sollicite
aux actes. Toute son énergie fuse en idées et en rêves.
Nul n'a plus vécu par l'imagination: son orgueil et
son inertie y trouvaient également leur compte. La réalité
ne se laisse pas pétrir à notre gré ; et il faut une rude main,
une âpre volonté, pour lui imposer l'apparence qui nous
flatte. Il y a dans cette lutte, même quand elle se termine
par notre succès, de durs moments pour l'amour-propre ;
la victoire est toujours partielle et passagère : elle coûte à
l'orgueil et ne satisfait guère. Chateaubriand, dès l'en-
fance, trouva dans le rêve d'immédiates et d'absolues
jouissances, des conquêtes faciles et complètes ; il se fit un
monde en idée, et se sentit maître du monde. Il se donna
toutes les joies, toutes les grandeurs, sans avoir besoin de
personne et il se sentit au-dessus de l'humanité. Son
orgueil et son imagination l'emportèrent dans l'infini.

Que peut-il sortir de tout cela? Une poignante sensation
de vide, un long bâillement, un ennui sans mesure. Cha-
teaubriand avait attaché toute sa vie à son moi. Il avait
pris pour fin la sensation, et non l'action. Il demandait la
jouissance au rêve, et non à la réalité. Mais la sensation

[graphic]

LES TOMBEAUX. Gravure de Th. Fragonard pour l'édition de 1838 du Génie du Christianisme. Dans le chapitre des Tombeaux Chateaubriand témoigne déjà de ce goût de la mort qui devait être si répandu pendant la période romantique (Bibl.Nat., Imp.). CL.HACHETTE.

[ocr errors]
[graphic]
« PreviousContinue »