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FRONTISPICE DES RUINES DE VOLNEY. L'auteur, assis sur le tronc d'une colonne,
au soleil couchant, rêve devant les ruines de Palmyre. « Ici, dit-il, fleurit jadis une ville opu-
lente, ici fut le siège d'un empire puissant.... (Bibl. Nat., Imp.) CL. HACHETTE.

de propriétés évocatrices des émotions. Elle est exacte,
sèche, fine, agile, incolore. Elle est réfractaire à la poésie,
tout au plus susceptible d'éloquence. Dès qu'on veut
l'employer à représenter des sensations, des passions,
plutôt que des idées, des impressions plutôt que des
elle
déductions, elle sonne faux ; elle se tend, et craque;
se boursoufle, et bâille. Elle ne peut éviter l'emphase. Elle
ne sert qu'à l'analyse : ses qualités les plus exquises la
rendent impuissante aux synthèses.

Pour que le renouvellement de la littérature s'accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée.

N'avons-nous pas vu Rousseau, en qui est la source du romantisme, pénétrer plus profondément dans les âmes qui vivent hors du monde, comme Mlle Phlipon? Dans le monde, il faut des âmes d'exception, et de rares passions, pour forcer l'obstacle qu'il oppose : le cas de Mlle de Lespinasse est unique. Lisez la lettre du prince de Ligne que je résumais tout à l'heure ; et vous verrez comment l'habitude des relations mondaines, de la pensée abstraite,

1. J.-F. Ducis (1733-1816) fit jouer Hamlet, en 1769; Roméo et Juliette, en 1772: Macbeth, en 1784; Othello, en 1792; Abufar, en 1795. Il eut en horreur les scènes sanglantes de la Révolution. Il refusa sous le Consulat une place de sénateur, et sous l'Empire

du langage élégant et analytique a dégradé l'admirable thème lyrique que la disposition momentanée de son âme lui avait ouvert. Mme du Deffand n'a jamais pu se défaire de sa lucidité cruelle, de son spirituel sang-froid d'intelligence, de son sec, conscient et critique langage. Voltaire est resté d'un bout à l'autre du siècle le grand, l'incomparable poète, le modèle unique et inimitable. Ceux qui méprisent l'homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau : «< Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses vers un grand poète. » Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la langue qu'elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par l'opinion du monde, bien qu'en contradiction avec ses secrètes aspirations.

Voltaire mort et devenu l'intangible idéal, l'abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. Le cruel abbé ! son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l'industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. Il était didactique et descriptif à jet continu: et il a réussi à exprimer les notions de toutes les choses sensibles, sans en avoir ni en donner peut-être une seule fois l'impression. Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. Le triomphe de son art, c'est l'expression indirecte qui oblige l'esprit à résoudre une petite équation; il n'est suggestif que de signes, qu'il s'agit de substituer à d'autres par une rapide opération, pour déterminer la valeur intelligible du vers ou de la phrase. Et ce bel esprit qui n'a jamais su faire que des inventaires ou des catalogues, à sa mort mit la France en deuil : ses funérailles furent une apothéose, et l'on croyait enterrer avec lui la poésie !

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nous

aide à mesurer Un écrivain, à la fin du XVIIIe siècle, de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits. Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis 1. Il avait l'âme idyllique et héroïque, tendre et enthousiaste. Delille ne le satisfaisait pas. Il ne lui rendait pas << le charme de la nature qui est à elle, et que tout l'esprit du monde ne peut saisir ». Shakespeare l'enchantait, le vrai Shakespeare, et tout Shakespeare. Eh bien ! il n'a pas pu, pas su rendre les impressions de son âme, les conceptions de son esprit, emprisonné qu'il était dans le respect des convenances, des règles et du style. Il nous fait rire quand il nous parle des « jeux de tonnerre », unis aux << jeux de flûte » dans son «< clavecin poétique », ou de « ce je ne sais quoi d'indompté » qui soulève son âme honnête: s'est répandu ne se flattait pas pourtant; mais il dans son œuvre. Il nous apparaît vaguement confondu

il

ne

pas

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dans la troupe des versificateurs, à peine distinct par un air original de bonté attendrie, sans emphase et sans fadeur voilà pour ses poésies; pour son théâtre, il ne s'est sauvé de l'oubli que par le ridicule.

Il a rogné les drames de Shakespeare avec d'impitoyables ciseaux sur le patron de Voltaire : il y a retaillé des tragédies à la française, creuses, sentencieuses, sentimentales, avec tous les agréments traditionnels, billets, travestis, méprises, conspirations, songes, confidents. Ophélie est une princesse de tragédie, fille de Claudius, afin que l'amour et la nature déchirent le cœur du sensible Hamlet. Un banal édit forme un obstacle pour séparer les deux amants, avant les révélations du spectre. Plus de comédiens, bien entendu, et plus de pantomime: presque plus de monologue; à peine quelques traits de cette admirable méditation surnagent. Plus de fossoyeurs ni de crânes. Au dénouement, une sédition où Hamlet tue Claudius: et Gertrude se tue, pour éviter un parricide au sympathique jeune premier. Et Roméo ! Plus de frère Laurent, plus d'alouette aussi : en revanche Dante est appelé à corser Shakespeare: Montaigu en prison dévore ses quatre fils! Juliette et son Roméo sont un couple quelconque, des amis d'enfance; Roméo élevé près de Juliette sous un faux nom : et quand nous le voyons, le doux, le tendre, le poétique enfant de Shakespeare est un « guerrier redoutable », un général vainqueur, enfin l'insipide héros cent fois revu. Il semble même que nous rétrogradions à Timocrate : Roméo, en sa vraie qualité de Montaigu, tue le fils de Capulet, et Capulet, pour venger son fils, s'adresse à Roméo, son fils adoptif sous le nom de Dolvedo. Voltaire

ici est dépassé. Voici lady Macbeth : elle s'appelle Frédégonde. Selon la poétique établie depuis Crébillon, Malcolm, fils de Duncan, est cru fils d'un simple montagnard. Pas de sorcières, sauf dans une timide variante. Othello s'expédie en vingt-quatre heures. Othello et Hédelmone (nom plus classique sans doute que Desdémone) ne sont pas mariés. Un amoureux qui a en effet des entretiens secrets avec Hédelmone donne, de la jalousie à Othello: l'action est réduite à une rivalité d'amour, et l'intrigue est un long quiproquo, comme dans Zaïre. lago, ce terrible Iago que Ducis admirait, a disparu. Le teint d'Othello est éclairci. Plus de mouchoir, mais un billet. Un noble poignard remplace le trivial oreiller. Enfin le dénouement est à volonté : une variante marie les deux amants, pour la satisfaction des âmes sensibles.

Pour le style de Ducis, en voici le son :

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SOCRATE BUVANT LA CIGUE.

Tableau de David qui figura au Salon de 1787. David avait voulu représenter Socrate au moment où il portait la coupe à ses lèvres, mais André Chénier objecta que, tout entier aux grandes pensées qu'il exprime, Socrate doit étendre la main vers la coupe, mais il ne la saisira que quand il aura fini de parler, et ce fut à ce geste que se rallia le peintre. (Collection Bianchi.) CL. HACHETTE.

I'

CHAPITRE III

RETOUR A L'ART ANTIQUE

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS; LE COMTE DE CAYLUS. BARTHÉLEMY ET L'ANACHARSIS. RÉVEIL DU GOUT DE LA BEAUTÉ ANTIQUE. ANDRÉ CHÉNIER: PAR OU IL EST DU XVIII SIÈCLE. LES ÉGLOGUES, LES IAMBES: ART CLASSIQUE, INSPIRATION

ANTIQUE.

L se produit vers la fin de l'ancien régime un fait assez considérable, qui modifie la littérature: on voit l'antiquité gréco-romaine reparaître, et ramener, comme il était naturel, un idéal de beauté formelle et plastique. Cela est sensible, quand on passe de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre: Julie et Saint-Preux n'ont que la grâce française, l'expression des physionomies ; Paul et Virginie ont la noblesse antique, la pureté des lignes; les premiers font un couple qui intéresse nos âmes, les autres un groupe qui séduit nos yeux. Que s'est-il donc passé?

RÉVEIL DU GOUT DE LA BEAUTÉ ANTIQUE.

En dehors du mouvement philosophique s'est formé un courant d'études d'archéologie et d'art, qui avaient pour objet les monuments antiques, ruines d'architecture, fragments de peintures, statues, vases, débris de toute

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l'art avait tenue dans leur civilisation. Ceux des littérateurs qui parlent des Grecs et des Romains en parlent avec une connaissance bien superficielle, ou même avec une inintelligence grossière : lisez les jugements de Voltaire et de La Harpe. L'Académie des Inscriptions et BellesLettres entretint le goût sérieux et l'exacte connaissance de la Grèce et de Rome.

Tandis que d'autres travaillaient sur les langues, sur l'histoire, sur la religion, sur la science de l'antiquité, le comte de Caylus 1, un original de vif esprit et de puissante curiosité, faisait de l'archéologie son domaine. Il avait voyagé en Italie et dans le Levant; il était en correspondance avec tous les savants et tous les antiquaires de l'Europe. Il étudiait infatigablement les débris de l'art antique, les procédés, les matériaux, la signification, l'usage, etc. : toutes ces études partielles tendaient à restaurer dans les esprits une représentation plus fidèle de la vie antique. Il s'enfermait volontairement dans la technique et le détail, et méprisait les philosophes qui parlent de tout sans rien savoir les philosophes le lui rendaient bien, et sa réputation en a souffert. Mais Caylus n'était pas un érudit seulement, c'était un artiste ; dans l'archéologie il cherchait des leçons pour nos peintres et nos sculpteurs. Ce fut là son idée originale. Il servit de trait d'union entre l'Académie des Inscriptions et celle de Peinture et Sculpture. Il essaya de ramener nos artistes de l'idéal spirituel et galant à l'idéal sévère de la Renaissance et de l'antiquité. Il leur offrit les sujets antiques dans ses tableaux d'Homère et de Virgile (1757). Personne plus que lui ne contribua à changer la direction de l'art français: Vien procède de lui, et David est l'élève de Vien (Serment des Horaces, 1784). L'architecture avec Soufflot revient aussi aux formes antiques. Cette révolution n'est pas sans conséquence pour la littérature: car les artistes et les littérateurs ne sont plus deux mondes fermés, inconnus l'un à l'autre. De plus, l'institution des Salons donnait aux artistes un puissant moyen d'action sur la société ; et désormais, dans la formation du goût général, entrera une certaine dose de tendances et de jugements esthétiques.

Tout concourait alors à élargir l'importance de la révolution qui se faisait dans l'art. Les voyages se multipliaient en Italie, en Grèce, dans le Levant ; et les relations des voyageurs rendaient un intérêt aux œuvres de la poésie antique, en faisant connaître tous ces pays où étaient nés les chefs-d'œuvre qui en étaient le cadre ou la matière, en

1. Le comte de Caylus (1692-1765) voyagea en Italie et en Orient, entra en 1731 à l'Académie royale de Peinture et de Sculpture; en 1742, à l'Académie des Inscriptions, publia de 1752 à 1767 son Recueil d'antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, 7 vol. in-4. A consulter: S. Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus, Paris, in-8, 1887.

2. Voyage de Nointel, avec le peintre J. Carrey, à Athènes en 1674. Spon, Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et de Levant, 1677, 3 vol. in-12. Paul Lucas, trois Voyages publiés en 1704, 1712 et 1719. Caylus va en Italie (1714-1715), en Levant (1716-1717). Wood, Ruines de Palmyre (1753), Ruines de Balbec (1757). Leroy, Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758 et 1770). Choiseul-Gouffier, La Grèce pittoresque, 17921824 (voyage en 1776). Guys, Voyage littéraire en Grèce (1771).

3. Herculanum fut retrouvée en 1711; les fouilles de Pompéi datent de 1755. Les Antichità di Ercolano, de l'Académie de Naples, paraissent de 1755 à 1792.

4. L'abbé Barthélemy (1716-1795) accompagna en 1755 le duc de Choiseul en Italie. Il s'attacha aux Choiseul, et leur sacrifia ses espérances de gloire scientifique; il a fait pourtant d'utiles travaux sur la numismatique, sur l'alphabet phénicien, etc. L'Anacharsis parut en 1788, 4 vol. in-4.

décrivant les ruines de ces monuments dont l'antiquité avait parlé, ou dans lesquels elle s'était survécu. La découverte d'Herculanum et de Pompéi 3 frappa vivement les imaginations: cette réapparition de villes enfouies depuis dix-sept siècles fut le fait saisissant qui captiva l'esprit mondain, et mit le gréco-romain à la mode. Cette mode se marque par le caractère du style Louis XVI, dans l'ornementation et l'architecture: au rococo commence à succéder le pompéien ; on reprend les motifs de décoration que les fouilles récentes ont fait connaître ; des lignes plus simples, plus sévères commencent à rappeler la noblesse des formes antiques.

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l'exposition, l'agrément facile que l'abbé Barthélemy répand sur sa solide érudition, sont pour quelque chose dans le succès du Voyage du Jeune Anacharsis: mais le goût du public y a été pour beaucoup aussi; le livre est venu à son heure. Par lui, l'antiquité sort de l'abstraction : on la voit, un peu molle et sensible, vraie pourtant et surtout réalisée dans des formes plastiques qui en représentent bien le caractère le plus original, et le moins considéré jusque-là par les littérateurs.

De ce mouvement est sorti le changement que nous signalions dans la facture des œuvres littéraires. Une élégance un peu douceâtre et convenue, une noblesse un peu creuse et de décadence se remarquent très aisément

1. Né en 1762 à Constantinople, Chénier fut amené tout jeune en France (1765); il se lia, au collège de Navarre, avec les frères Trudaine. Il fut six mois cadet au régiment d'Angoumois, en garnison à Strasbourg. En 1784, il voyagea en Suisse et en Italie, avec les Trudaine (1784-1785). De 1785 à 1791 datent la plupart des idylles et élégies de Chénier. En 1787, il partit pour l'Angleterre, comme secrétaire de M. de la Luzerne nommé ambassadeur. Il s'y ennuya cruellement, et revint en France en juin 1791. Il avait déjà publié quelques écrits politiques. Il entra dans la Société de 1789. Après le 10 août, André Chénier, qui s'indignait du cours des événements, et qui était en désaccord avec son frère Marie-Joseph, l'auteur tragique, quitta Paris. Au commencement de 1793, il se fixa à Versailles, venant de temps à autre à Paris, visitant des amis à Passy, à Luciennes, à SaintGermain. Le 7 mars 1794, il fut arrêté près de la Muette, sans qu'il y eût de mandat contre lui. Il fut mis à Saint-Lazare, transféré le 6 thermidor à la Conciergerie, jugé et exécuté le 7. Marie-Joseph fit en vain tous ses efforts pour le sauver.

Editions: Poésies, 1819; G. de Chénier, Lemerre, 1874, 3 vol. in-8; Becq de Fouquières, Charpentier, 1862 et 1872, in-12; Euvres en prose, éd. Becq de Fouqui ères, 1872; Commentaire sur Malherbe, 1842. Les Bucoliques, éd. J.-M. de Heredia, 1907. Euvres complètes, éd. Dimoff, 1908 et suiv., 3 vol. Euvres inédites, p. p. A. Lefranc, 1910. A consulter: E. Faguet, XVIIIe siècle. H. Potez, ouvr. cité L. Bertrand,La Fin du classicisme et le retour à l'antique, Hachette, 1898. P. Glachant, André Chénier critique et critiqué, 1902. J. Haraszti, La Poésie d'André Chénier, 1892.

dans les conceptions poétiques ou dramatiques des écrivains de la fin du siècle. Il y a un style Louis XVI dans la littérature, et le groupe de Paul et Virginie nous en présente la plus harmonieuse création. Ce sera ce goût antique qui ira se développant sous la Révolution, favorisé par les événements politiques et par le mouvement des idées dégagé de plus en plus des éléments mondains, élégants, spirituels, auxquels il s'est allié d'abord, il créera des formes pures et froides ; il réalisera l'harmonie sans la vie, et la beauté par l'effacement du caractère; il suscitera la correcte poésie des Fontanes, des Luce de Lancival et des Chênedollé ; il imposera même à l'imagination brûlante de Chateaubriand les idéales figures de Cymodocée et d'Atala, qui ressemblent à l'antique tout juste comme des marbres de Canova.

Il était important de signaler le courant qui porte les esprits de nouveau vers l'art gréco-romain: nous découvrons ainsi les origines, la place d'un génie original que, sans cette étude préalable, on ne sait où loger dans l'histoire de notre littérature. L'antiquité, je pourrais dire l'archéologie et l'art grec, ont leur poète à la fin du XVIIIe siècle, le plus grand, le seul grand de tout le siècle : et nous voici conduits à André Chénier.

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