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cité minutieuse et patiente tout ce qui, dans l'homme qu'on voit, trahit et découvre l'homme qu'on ne voit pas : port de tête, regard, démarche, accent, geste, mots, tics et plis, habitudes physiques, actions mécaniques ou familières.

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A chaque instant les expressions générales et simplement intelligibles se résolvent sous la plume de La Bruyère en petits faits sensibles 1 : ainsi, voulant indiquer le plaisir de faire du bien, il ne trouve pas de plus forte expression qu'une impression physique, le choc de deux regards qui se rencontrent et parlent : « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner ». Veut-il peindre un docteur, il nous montre l'homme «< qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et

1. Étudier dans le chapitre des Grands le morceau : Pendant que les Grands négligent de rien connaître », etc.

bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil »> : ce costume, c'est le « caractère »; un peintre qui ferait un portrait n'exprimerait pas autrement le moral. Veut-il nous faire connaître une vieille coquette, qui se méconnaît, il la fait médire des vieilles femmes qui se parent; mais à quel moment? L'action physique qui accompagne les paroles de Lise en fait vigoureusement ressortir le ridicule: Lise se moque ainsi « pendant qu'elle se regarde au miroir, qu'elle met du rouge sur son visage et qu'elle place des mouches ». Donnez ce morceau à traduire à un de nos graveurs du XVIIIe siècle : sans rien ajouter, sans rien retrancher au texte de La Bruyère, il fera une délicieuse estampe.

Voilà par où vivent les personnages de La Bruyère : on les voit si nettement, ils sont si particuliers dans leur air et leur action, qu'on a peine à croire que l'artiste les ait composés, et non pas copiés. On en cherche les originaux :

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Les Caracteres

peuvent eftre loüez de ce qu'ils. ont fait, & tels de ce qu'ils auroient fait.

Il n'y a point au monde un fi penible métier que celuy de fe faire un grand nom; la vie s'acheve que l'on a à peine ébauché fon ouvrage.

Il faut en France beaucoup de fermeté, & une grande étenduë d'efprit pour fe paffer des charges & des emplois, & confentir ainfi à demeurer chez foy, & ne rien faire ; perfonne prefque n'a affez de merite pour joücr ce rôle avec dignité, ny affez de fond pour remplir le vuide du temps, fans ce que le vulgaire appelle des affaires : il ne manque cependant à l'oifiveté du fage qu'un meilleur nom; & que mediter, parler, lire, & eftre tranquille s'appellât travailler.

Un homme de merite, & qui

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LES VARIANTES DES CARACTÈRES. Éditions de 1688 (à gauche) et de 1691 (à droite) (première et sixième) ouvertes au même passage du chapitre Du Mérite personnel. Les premières lignes de la page de droite sont une addition de la quatrième édition, le paragraphe Que faire d'Egesippe... figura pour la première fois dans la cinquième édition (Bibl. Nat., imp.).

CL. HACHETTE.

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LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE (édition de 1765). Vignette de Gravelot représentant Théophraste assis sous un portique observant ses contemporains dont il se prépare à décrire les mœurs.

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et comme ils sont en général si intelligemment choisis et si exactement rendus qu'ils ont derrière eux chacun une nombreuse série d'individus, il est rare qu'on ne trouve pas autour de soi, dans ses connaissances, une figure capable d'avoir servi d'original au peintre. De là les clefs de La Bruyère il s'est défendu, comme Molière, et avec raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à nommer les personnes d'après lesquelles il avait travaillé. Cependant, comme, après tout, il avait travaillé d'après nature, les gens qui vivaient dans son monde avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères d'Emile, de Straton, de Ménippe, de Pamphile, d'autres encore, ne sont pas des portraits strictement personnels, il est certain pourtant que Condé, Lauzun, Villeroy, Dangeau, etc., ont fourni les éléments principaux de chaque portrait.

La Bruyère avait en lui l'étoffe d'un romancier, et d'un romancier naturaliste. En effet, comme il peint le moral par le physique, la description analytique fait place forcément à la vue synthétique des caractères : il recompose l'homme, et il le force à s'exprimer en vivant. Ce don qu'il a de trouver le geste, le mot qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c'est le don essentiel du romancier naturaliste, ou encore, si l'on veut, de l'auteur dramatique. Sans cesse le portrait tourne chez lui en tableau, en chapitre de roman ou en scène de comédie.

LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE (édition de 1765). Vignette de Gravelot représentant Ménalque ou le Distrait buvant ses dés et jetant sur le trictrac le verre d'eau qu'on lui a présenté. Au même moment une servante vient lui réclamer la pantoufle de sa maîtresse, qu'il a emportée par distraction.

Le développement manque ; l'encadrement d'une action fictive est absent ce sont des fragments, des motifs de roman vrai, où le document humain serait seul donné dans sa plus simple formule et sans « extension » poétique.

Le fleuriste, l'amateur de prunes, sont des « nouvelles >> d'un réalisme humoristique, resserrées en une page. Le début du chapitre de la Ville est le sommaire d'une description faite bien des fois par nos romanciers, l'indication d'un tableau ou d'une aquarelle que nos artistes nous ont montrée bien des fois ces lieux mondains où le toutParis se rassemble pour se montrer et se voir, au XVIIe siècle, les Tuileries ou le Cours, aujourd'hui un vernissage, une allée du Bois, un retour de courses. Mais je ne sais rien de plus caractéristique que le portrait de Nicandre, ou l'homme qui veut se remarier 1: ce n'est pas un portrait, à vrai dire, c'est l'esquisse d'un dialogue, où il n'y a qu'à remplir les répliques de l'interlocutrice, laissées en blanc par La Bruyère, et faciles à suppléer : tout le rôle de Nicandre est noté avec une précision singulière. Il y a même un caractère qui est devenu une nouvelle en forme

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LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE (édition de 1765). Vignette de Gravelot représentant Théophraste désigné par Aristote comme son successeur à la tête de son école de préférence à Ménédème

et développée : c'est l'histoire d'Émire, petit roman psychologique où La Bruyère étudie un jeu complexe de sentiments, qui évoluent et se transforment; on y voit la vie mobile d'une âme, et non plus l'état fixe d'une âme.

Parfois ce peintre si sagace et si exact s'emporte, et, par une sorte d'enivrement d'imagination, dépasse son observation; la description réaliste s'achève alors en fantaisie copieuse, et l'on a une sorte de bouffonnerie très particulière, pittoresque et chargée, qui peut être de fort mauvais goût, mais qui a une saveur originale : elle consiste éminemment à noter l'hypothèse impossible par une collection de petits faits précis et sensibles, tout analogues à ceux par lesquels la réalité visible se note. Il y a des fragments de La Bruyère qui font penser à des excentricités de dessinateur en gaieté.

Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les Caractères l'homme du monde et l'homme d'esprit. La Bruyère s'est appliqué à dire finement, malignement, spirituellement ce qu'il voulait dire.

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1. De la Société et de la Conversation, fin.

274 MERCURE
M' l'Abbé Bignon témoigne
beaucoup de reconnoiffance
pour la place qu'on luy don-
ne; Mr de la Bruyere fe croit
fi digne du choix qu'on a fait
de luy,par la haute réputation
qu'il pretend que les caracte-
res luy ont acquile, qu'il n'a
daigné fare nu remercie
ment. M' l'Abbé Bignon,auffi
modefte qu'il eft diftingué
par fon fçavoir, pe veut point
ne
devoir fa place à fon merite,
mais à la confideration que
l'Academie a pour fa Famille;
M' de la Bruyere, fier de fept
Editions que fes Portraits fa

tyriques ont fait faire de fon GALANT. 275 merveilleux Ouvrage, exage re fon merite, & fait entendre que c'est à ce feul merite qu'il doir la place où il eft receu. Je n'entre point dans le détail du reste de fen Difcours, puis que toute l'Affemblée a jugé qu'il efloir directement au deffous de rien. Il auroit tort de fe plaindre de la maniere dont j'en parle. Je me fers des propres termes dont il s'eft fervi, quand il luy a pleu de fe divertir à parler hors de propos du Mercure Galant, & je veux bien mettre icy le mefme ga

LE MERCURE GALANT DE JUIN 1693. Article rendant compte de la réception de La Bruyère à l'Académie française. La Bruyère qui avait jugé sévèrement le Mercure galant dans ses Caractères, se voit ici appliquer les termes dont il s'était servi, ou à peu près contre le Mercure « directement au-dessous de rien ». La Bruyère avait dit « immédiatement au-dessous de rien » (Bibl. Nat., Imp.). CL. HACHETTE.

Et il y avait aussi en lui un honnête homme qui ne se trouvait pas à sa place, et qui en souffrait : de là le ton satirique, les boutades misanthropiques, la déformation âprement pessimiste de la réalité. Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère. Mais en somme l'artiste épris de la vie, le naturaliste impartial prennent le dessus: on trouve chez La Bruyère de ces traits qui ne s'expliquent que par le respect de la nature, par le besoin de rendre ce qui est 1.

Un chapitre du livre contredit à peu près constamment ce que j'ai dit; ou du moins, pour que l'idée que j'ai donnée de La Bruyère s'y retrouve, il faut renverser les proportions des éléments qui composent son esprit. Je veux parler du chapitre de Quelques usages. Les portraits

1. Des biens de fortune: « Arfure cheminait seule », etc. ; le trait final, et le curé l'emporte, est entièrement objectif.

y sont très rares ; l'impassibilité, l'impartialité même ne s'y âpreté cuisante; d'un bout à l'autre, on sent l'homme rencontrent jamais; l'ironie y est constante, et d'une critique des abus fondamentaux de la société du XVIIe siècle: mécontent de ce qui est. Or que contient ce chapitre? la abus dans la noblesse, qui s'achète, et qui n'est plus qu'un abus dans la religion, tournée en spectacle mondain ; moyen de ne pas payer l'impôt quand on est riche; abus dans la famille, où la vanité et l'intérêt ruinent l'institution du mariage, où les filles sont inhumainement sacrifiées à l'orgueil social, et cloîtrées sans vocation; abus dans la justice, lente, coûteuse, injuste, etc. Remarquons-le bien les points touchés par La Bruyère sont précisément l'ancien régime ; et l'on est tenté de juger que La Bruyère ceux par où les philosophes du siècle suivant saperont est déjà un philosophe au sens que Voltaire et Diderot donneront à ce mot. Ou, si l'on trouve que c'est trop dire,

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constatons que La Bruyère souffre des abus et les critique ; mais qu'il ne propose pas encore de réformes, et n'attend les remèdes que du roi. Le philosophe a l'idée du remède qui guérirait le mal. Il ne sollicite pas le roi, mais il enflamme le public. Il travaille à forcer le roi par l'opinion. La Bruyère marque du moins le moment où le sentiment du mal social va obliger la raison à construire une philosophie sociale.

Le style de La Bruyère est très travaillé, très curieux, très varié. L'auteur a cherché à prévenir la fatigue qui pouvait résulter du décousu de ses observations par la surprise de la forme incessamment renouvelée: maximes. énumérations, silhouettes, portraits, dialogues, récits, apostrophes, tableaux, s'entremêlent et réveillent la curiosité. Il s'applique aussi à varier les tours, il multiplie les figures; il use surtout de l'antithèse, tantôt ramassée en deux traits rapides, tantôt développée en vastes membres symétriques, tantôt curieusement inégale, par l'extension du premier membre et le resserrement du second, qui surprend d'autant plus. Avec l'antithèse, il prodigue l'ironie où il est maître il se plaît à dérouter le lecteur par l'exposition flegmatique de la pensée contraire à celle qu'il veut enfoncer, jusqu'à ce qu'un mot, un tout petit mot parfois, tout à la fin du morceau, donne la clef du reste, et nous découvre qu'il faut renverser tous les termes.

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Ti lomaque ecrit de la propre main da R. A.B.C. feu M. Francois de Salignac archevnque dur de Cambray composé pour leducation de Monicignoun ely / foxe pouvoirt felconfole due duc de Bourgogne doni jl. · estoit preceptour environ part d' Vlyffe dam so kouleur 1694.

He Ye trouvoit malheureuse d'etre Ja grotte mortelle sombe ne refonnott Lus de doux Maur de sa voix les imples qui la servoient Wo forent pailer. Ille se promenoit souvent de par les gusons fleuris sont un moros eternel bordoit fon ible.

wwn ille, demeurois sinmotile for

cage de la mar saves ceffe tommée

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Son vocabulaire est extrêmement riche: il a sous la main toute sorte d'archaïsmes, de néologismes, de mots délicats ou populaires, techniques, scientifiques, termes de métier, d'art, de chasse ou de guerre ; en sorte qu'on a pu dire que son livre était un inventaire des richesses de la langue française. Avec cela, style et langue sont chez lui complexes, un peu disparates : il a un style spirituel et une langue d'homme du monde ; il a aussi un style objectif, et une langue d'artiste, à qui tous les mots sont bons, pourvu qu'ils fournissent de la couleur.

Le défaut de La Bruyère, c'est d'avoir trop d'art. Les raffinements et les exubérances de sa technique d'écrivain ont permis de dire que parfois la forme chez lui trompait sur le fond. A certain égard, le style de La Bruyère fait la transition entre les deux siècles. Quoiqu'il manie la période excellemment, sa forme préférée, c'est le style aiguisé, incisif, le trait rapide et qui perce : on n'a pas de peine à passer de là à Montesquieu. Qu'on détende cette forme, qu'elle devienne l'expression aisée du mouvement naturel de l'esprit, et l'on aura les petites phrases coulantes et coupantes de Voltaire.

L'ŒUVRE LITTÉRAIRE DE FÉNELON✔✔ Deux attaches retiennent Fénelon 1 dans le XVIIe siècle dont il est le dernier représentant : la foi, et le goût de l'antiquité. Hors de là, par l'active et hardie curiosité de son esprit, par l'indépendance essentielle et par les directions spontanées de sa pensée, par tout son tempérament enfin, il est tout près de Voltaire et surtout de Rousseau : chez lui, le christianisme masque plutôt qu'il n'entrave la superbe liberté de la raison; mais, de plus, chez lui la raison se dirige à son insu par les suggestions du tempérament.

La plupart des écrits de Fénelon sont trop spécialement théologiques pour qu'il soit possible des les étudier ici. Il en est pourtant quelques-uns qui sont accessibles à tout le monde.

Le Traité de l'Éducation des filles fut écrit pour la duchesse de Beauvillier qui avait cinq filles à élever. Fénelon le fit quand Saint-Cyr n'existait pas encore: il est ainsi l'un des fondateurs chez nous de l'éducation des filles. Son traité est une œuvre exquise de jeunesse, solide et fine,

1. Biographie: François de Salagnac (mieux que Salignac) de la Mothe-Fénelon, né au château de Fénelon en Périgord (1651), entra dans les ordres, songea à se consacrer aux missions du Canada et du Levant, fut nommé supérieur des Nouvelles Catholiques (1678), puis chargé d'une mission en Saintonge et Aunis après la révocation de l'édit de Nantes, et enfin (1689) de l'éducation du duc de Bourgogne. Il entra à l'Académie en 1693. Il fut nommé à l'archevêché de Cambrai en 1695. L'affaire du quiétisme était déjà entamée. L'Explication des Maximes des Saints, que Fénelon fit paraître en 1697, fut condamnée à Rome en 1699. Fénelon était exilé dans son diocèse depuis 1697. Il mourut en 1715, le 7 janvier.

Editions: Traité de l'éducation des filles, 1687; Dialogues sur l'éloquence (écrits vers 1681-1686), 1718; Lettre à l'Académie, réflexions particulières sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire, 1716, in-12; 2o édit. 1718; Télémaque, Paris, 1699; réimp. en 1717, par le marquis de Fénelon, éd. Albert Cahen, 2 vol. in-8, 1920; Dialogues des morts, 4 en 1700, 45 en 1712, 65 en 1718 (éd. de Ramsay); Traité de l'existence de Dieu, Ire partie, 1713, in-12 (2e partie posthume); Correspondance, édit. Gosselin, Versailles, 1827-1829, 11 vol. in-8. Œuvres, éd. Gosselin, Versailles, 1820 et suiv., 22 vol. in-8 (table, in-8, 1830); éd. Didot, 3 vol. gr. in-8, 1850. Réponse inédite à Bossuet, 1901. - A consulter le chevalier de Ramsay, Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon, la Haye, 1723, in-12. De Bausset, Histoire de Fénelon, Versailles, 1808-1869, 4 vol. in-8. L'abbé Gosselin, Histoire littéraire de Fénelon, 1843, gr. in-8. E. de Broglie, Fénelon à Cambrai, Paris, Plon, 1883, in-8. Crouslé, Fénelon et Bossuet, 2 vol. in-8, 1894-1895. Boulvé, De l'Hellénisme chez Fénelon, Paris, 1898, in-8. L'abbé Urbain, Les Premières rédactions de la Lettre à l'Académie, 1899. J. Lemaître, Fénelon, 1910. Chérel, Fénelon au XVIIIe s. en France, 1917.

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