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Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage :
Bertrand dérobait tout; Raton, de son côté,
Était moins attentif aux souris qu'au fromage.
Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardaient rôtir des marrons.

Les escroquer était une très bonne affaire ;
Nos galants y voyaient double profit à faire :
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand dit à Raton: "Frère, il faut aujourd'hui

Que tu fasses un coup de maître.

Tire-moi ces marrons; si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verraient beau jeu.”

Aussitôt fait que dit: Raton, avec sa patte,
D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts;

Puis les reporte à plusieurs fois,

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque,
Et cependant Bertrand les croque.

Une servante vient: adieu mes gens. Raton

N'était pas content, ce dit-on.

Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes
Qui, flattés d'un pareil emploi,
Vont s'échauder en des provinces

Pour le profit de quelque roi.

88. Le Vieillard et les trois jeunes Hommes

Un octogénaire plantait.

"Passe encor de bâtir; mais planter à cet âge !" Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage :

Assurément il radotait.

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"Car, au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie

Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées;

Tout cela ne convient qu'à nous.

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Il ne convient pas à vous-mêmes,

Repartit le vieillard. Tout établissement

Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée

Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Eh bien défendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d'autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui:
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l'aurore

Plus d'une fois sur vos tombeaux."

Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre

Que lui-même il voulut enter;

Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

89. L'Amour et la Folie

Tout est mystère dans l'Amour,

Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance :
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour

Que d'épuiser cette science.

Je ne prétends donc point tout expliquer ici;

Mon but est seulement de dire, à ma manière,

Comment l'aveugle que voici

(C'est un dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière,
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien;
J'en fais juge un amant, et ne décide rien.

La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble:
Celui-ci n'était pas encor privé des yeux.
Une dispute vint: l'Amour veut qu'on assemble
Là-dessus le conseil des dieux;

L'autre n'eut pas la patience;

Elle lui donne un coup si furieux,

Qu'il en perd la clarté des cieux.

Vénus en demande vengeance.

Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris:
Les dieux en furent étourdis,

Et Jupiter, et Némésis,

Et les juges d'enfer, enfin toute la bande.

Elle représenta l'énormité du cas :

Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas;
Nulle peine n'était pour ce crime assez grande;
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du public, celui de la partie,
Le résultat enfin de la suprême cour
Fut de condamner la Folie

A servir de guide à l'Amour.

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90. Le Berger et son Troupeau

'Quoi? toujours il me manquera Quelqu'un de ce peuple imbécile !

Toujours le loup m'en gobera!

J'aurai beau les compter! ils étaient plus de mille,
Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin;
Robin mouton, qui par la ville

Me suivait pour un peu de pain,

Et qui m'aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette il entendait le son;

Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah! le pauvre Robin mouton !"

Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,

Il harangua tout le troupeau,

Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme :

Cela seul suffirait pour écarter les loups.
Foi de peuple d'honneur, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu'un terme.
"Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin mouton."
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête.
Cependant, devant qu'il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre:

Un loup parut; tout le troupeau s'enfuit.
Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre.

Haranguez de méchants soldats,

Ils promettront de faire rage;

Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage :
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

91. Le Cochet, le Chat et le Souriceau

Un souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut presque pris au dépourvu.

Voici comme il conta l'aventure à sa mère :

"J'avais franchi les monts qui bornent cet État, Et trottais comme un jeune rat

Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux :
L'un doux, bénin, et gracieux,

Et l'autre turbulent, et plein d'inquiétude;
Il a la voix perçante et rude,

Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme pour prendre sa volée,
La queue en panache étalée.”

Or, c'était un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau,

Comme d'un animal venu de l'Amérique.

"Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,

Faisant tel bruit et tel fracas,

Que moi, qui, grâce aux dieux, de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,

Le maudissant de très bon cœur.

Sans lui j'aurais fait connaissance

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Avec cet animal qui m'a semblé si doux ;

Il est velouté comme nous,

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Marqueté, longue queue, une humble contenance,

Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant :

Je le crois fort sympathisant

Avec messieurs les rats; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.

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