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Au pied levé? dit-il: attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle !

Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience:

Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux; trouve-m'en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :

J'aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause
Du marcher et du mouvement,

Quand les esprits, le sentiment,

Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïe:
Toute chose pour toi semble être évanouie ;
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus.
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourants, ou malades:
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement?
Allons, vieillard, et sans réplique ;

Il n'importe à la république
Que tu fasses ton testament."

La Mort avait raison: je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage?
Tu murmures, vieillard! vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret:
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

74. Les Oreilles du Lièvre

Un animal cornu blessa de quelques coups
Le lion, qui, plein de courroux,

Pour ne plus tomber en la peine,

Bannit des lieux de son domaine

Toute bête portant des cornes à son front.
Chèvres, béliers, taureaux, aussitôt délogèrent;
Daims et cerfs de climat changèrent:
Chacun à s'en aller fut prompt.

Un lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles,
Craignit que quelque inquisiteur
N'allât interpréter à cornes leur longueur,
Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles.
"Adieu, voisin grillon, dit-il; je pars d'ici;
Mes oreilles enfin seraient cornes aussi ;

Et quand je les aurais plus courtes qu'une autruche,
Je craindrais même encor." Le grillon repartit:
"Cornes cela ! Vous me prenez pour cruche !
Ce sont oreilles que Dieu fit.

- On les fera passer pour cornes,

Dit l'animal craintif, et cornes de licornes.
J'aurai beau protester; mon dire et mes raisons
Iront aux Petites-Maisons."

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75. Le Savetier et le Financier

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir;
C'était merveilles de le voir,

Merveilles de l'ouïr; il faisait des passages,

Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor;
C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fit venir

Le chanteur, et lui dit: "Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? - Par an? ma foi, monsieur,
Dit, avec un ton de rieur,

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin

J'attrape le bout de l'année;

Chaque jour amène son pain.

Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
- Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours

Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes;
L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône."
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: "Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.

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Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin."

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.

Plus de chant; il perdit la voix,

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis;

Il eut pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
"Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus."

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76. Le Chameau et les Bâtons flottants

Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet nouveau ;

Le second approcha; le troisième osa faire
Un licou pour le dromadaire.

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier :
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue,

Quand ce vient à la continue.

Et puisque nous voici tombés sur ce sujet :
On avait mis des gens au guet,

Qui, voyant sur les eaux de loin certain objet,

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Ne purent s'empêcher de dire
Que c'était un puissant navire.

Quelques moments après, l'objet devint brûlot,

Et puis nacelle, et puis ballot,

Enfin bâtons flottants sur l'onde.

J'en sais beaucoup de par le monde

A qui ceci conviendrait bien :

De loin, c'est quelque chose; et de près, ce n'est rien.

77. Le Lion, le Loup et le Renard

Un lion, décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Voulait que l'on trouvât remède à la vieillesse :
Alléguer l'impossible aux rois, c'est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce

Manda des médecins; il en est de tous arts.
Médecins au lion viennent de toutes parts;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites,

Le renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le loup en fait sa cour, daube, au coucher du roi,
Son camarade absent. Le prince tout à l'heure
Veut qu'on aille enfumer renard dans sa demeure,
Qu'on le fasse venir. Il vient, est présenté;
Et, sachant que le loup lui faisait cette affaire:
"Je crains, sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère
Ne m'ait à mépris imputé

D'avoir différé cet hommage;

Mais j'étais en pèlerinage,

Et m'acquittais d'un vœu fait pour votre santé.
Même j'ai vu dans mon voyage

Gens experts et savants; leur ai dit la langueur
Dont votre majesté craint, à bon droit, la suite:

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