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assez semblables à des femmes coquettes qui, possédant un assortiment d'habits de toutes formes, pour toutes les saisons et toutes les circonstances, ne laisseraient pas d'en acheter de temps en temps de nouveaux, moins bien faits peutêtre et moins commodes, simplement pour s'éviter la peine de visiter en détail toute leur garderobe et d'en tenir un compte exact. S'ils connaissaient bien la valeur des verbes fonder et protéger ou garantir, par exemple, songeraient-ils à y substituer des barbarismes tels que ceux de baser et de sauvegarder? Et que de mots semblables sont chaque jour mis en vogue à la place de mots anciens d'une signification tout-à-fait égale, sans devoir qu'à leur nouveauté le crédit passager dont ils jouissent! Avec la cause du mal se trouve indiqué le moyen d'en arrêter le cours. C'est au synonymiste à le faire connaître et valoir. Ses travaux, en effet, tendent à rendre l'innovation désormais inutile, en montrant que la langue, sinon par l'abon dance de ses termes, au moins par celle des acceptions qui y sont attachées, n'est impuissante à exprimer aucune des conceptions de l'esprit, si nombreuses et si fines qu'elles soient.

Ceux qui enseignent à bien dire se bornent ordinairement à donner des règles sur l'ordonnance et la composition du discours, prenant volontiers en pitié les modestes recherches de la philologie. Préoccupation et injustice d'autant plus funestes qu'elles sont générales. Sans la connaissance de l'exacte valeur des mots, on n'est point en état de les approprier aux idées, les paroles manquent nécessairement de netteté et de rigueur. Comment construire un édifice parfait, si on ignore la qualité des matériaux et qu'on n'apporte aucun soin à les bien choisir? D'autre part, sans cette même connaissance on ne pénètre dans la pensée des autres que d'une manière incomplète : on ne parvient à sentir la portée et la force du discours résultant de l'assemblage des termes qu'autant qu'on a commencé par bien sentir celles des termes mêmes. C'est donc ici une condition sans laquelle on ne saurait donner ni avoir l'intelligence des idées de l'esprit, pas plus qu'on ne peut communiquer les mouvements de l'âme ou en ressentir l'effet. D'ailleurs, à quoi bon se le dissimuler? Nous vivons à une époque où le besoin de la justesse dans les œuvres litté➡

raires a fait disparaître, ou peu s'en faut, celui de l'harmonie. Autant le fond l'emporte sur la forme, autant l'exactitude de l'expression nous semble-t-elle l'emporter sur son éclat, Nous avons promptement pris en aversion cette école formaliste, pompeuse et déclamatoire qui sous l'empire avait usurpé la faveur publique. Le positif a envahi jusqu'à notre littérature; elle porte comme tout le reste un cachet populaire. Les esprits, la plupart occupés d'affaires, d'industrie, de commerce, d'administration, de politique, deviennent peu-à-peu insensibles à tout autre genre de beauté qu'à celui qui résulte d'une convenance parfaite entre l'idée et son expression, Jouissant plus par l'entendement que par le goût, ce qui nous plaît dans les ouvrages de l'esprit ce n'est point la splendeur des figures, la rondeur et la cadence des périodes, mais plutôt l'intervention de la raison jusque dans les plus petites choses, et l'attention à ne s'abandonner jamais à l'aveugle hasard pour ce qui regarde l'emploi des mots. C'est une littérature pratique et d'hommes d'affaires qu'il nous faut, Gens calculateurs et logiciens avant tout, nous mettons au-dessus de tout le plaisir de l'intelligence, celui qu'elle éprouve lorsqu'elle est satisfaite d'avoir trouvé la vérité, l'ordre, la rectitude. De sorte qu'on peut dire en général que pour nous l'art de bien parler, de parler comme il faut, se réduit à l'art de parler juste.

Mais il n'est pas besoin, pour donner du prix à l'œuvre des synonymistes, de se prévaloir du goût général des contempo rains. On risquerait ainsi de présenter comme avantage de circonstance un avantage essentiel. Tout style, pour être bon, doit réunir deux qualités principales, la clarté et les ornements. La clarté est la qualité fondamentale, celle dont aucun discours ne peut absolument se passer, celle qui ne saurait être remplacée par aucune autre et sans laquelle toutes les autres restent sans valeur. Or, les mots ne peuvent être clairs, s'ils ne sont propres et précis, et ils ne seront ni propres ni précis, si on emploie inconsidérément et indistinctement ceux qui semblent synonymes. A moins de connaître leurs différences et la signification particulière de chacun, on ne saura point se servir d'expressions qui répondent bien aux pensées,

on se contentera d'images vagues et d'à-peu-près, on ne dira point ce qu'il faut, ou on ne le dira pas comme il faut, ou on ne dira pas que ce qu'il faut; par conséquent on ne sera point clair, on ne donnera de son idée qu'une copie approchante et non pas exacte, on ne la présentera pas fidèlement et complètement, ou bien on y ajoutera quelque accessoire étranger qui l'obscurcira. Nous sommes heureux ici de pouvoir confirmer les assurances des synonymistes eux-mêmes par l'opinion du docteur Blair dont le Cours de rhétorique (3o part. lect. x) contient sur cette matière un long et excellent chapitre : « La plupart des auteurs, y est-il dit, confondent les termes synony→ mes et ne sont déterminés dans l'emploi qu'ils en font que par le désir de bien remplir une période ou de donner au langage plus d'harmonie ou de variété, comme si leurs significations étaient absolument les mêmes, tandis que effectivement elles diffèrent beaucoup. Un style obscur et lâche est le résultat inévitable d'un tel abus. » Obscur, on a vu pourquoi et comment; lâche, parce que, faute de connaître les termes propres, on est forcé de recourir à des circonlocutions qui ont au moins l'inconvénient de faire traîner et languir le discours.

Les travaux de la philologie concernant les mots réputés synonymes ont auprès du public de nos jours un autre titre de recommandation; c'est qu'ils sont destinés à composer une science tout-à-fait semblable pour la méthode aux sciences aujourd'hui les plus estimées. Les sciences dites rétrospectives s'appliquent aux faits passés, comme leur nom l'indique, afin d'en tirer des règles de prévoyance et de conduite pour l'avenir, ou bien aux produits instinctifs de la pensée pour en connaître les procédés et rendre désormais la pratique de ceux-ci plus éclairée et plus sûre. Par ces études, si dignes d'être remises en honneur, comme par l'histoire et la psychologie, l'humanité, s'élevant à la conscience d'elle-même et de ses opérations, se prépare à faire sciemment et avec pleine connaissance dé cause ce qu'elle a fait jusque-là sous l'impulsion de la nature et sans direction raisonnée. Supposé que chacun de nos auteurs classiques ait toujours saisi par lui-même, et dans le temps qu'il s'en doutait le moins, la valeur propre de chaque terme, de manière à l'employer à propos, il ne

s'ensuivrait pas que nous eussions au même degré le sens droit qui leur servait de guide. Déjà M. Villemain a cru pouvoir dire, dans son Cours de Littérature : « On s'écarte aujourd'hui du caractère de notre langue par recherche et par ignorance. L'acception primitive des mots, leur sens natif, et partant leur vérité, leur grâce, s'est altérée, s'est effacée. »> Mais quand même nous n'aurions point dégénéré sous ce rapport, il ne s'ensuivrait pas que le synonymiste recueillit vainement les fruits de leur sagacité pour aider les écrivains contemporains et futurs dans la même appréciation. Avant l'établissement de l'usage et pour qu'il s'établit, il a fallu qu'on eût le sentiment spontané et obscur des différences qui existent entre les mots synonymes; mais ce serait folie de nous en tenir à ce moyen peu sûr de les découvrir, maintenant que l'usage se trouve fondé. C'est de lui qu'il faut emprunter toutes faites des distinctions auxquelles on n'arriverait par soimême qu'en tâtonnant et à l'aide d'une pénétration de plus en plus rare. Ce qui a été et dû être affaire de sentiment pour nos maîtres dans l'art de la parole doit être pour nous affaire de réflexion. Mais ce qu'il n'a été donné qu'à l'élite d'entre eux d'apercevoir d'abord sans règles, sans étude et comme par divination, sera désormais aperçu par les esprits les plus vulgaires avec une clarté et une certitude toute scientifiques, pourvu que les synonymistes ne restent pas trop au-dessous de leur tâche.

Par ses distinctions, le synonymiste contribue à diminuer les disputes qui s'opposent aux progrès de nos connaissances et apportent le trouble dans la société. Les mots les plus vagues, les plus susceptibles d'être regardés comme équivalents sont ceux qui représentent des idées abstraites et morales, parce qu'à celles-ci ne correspondent point d'objets dont la seule inspection puisse prévenir ou dissiper l'équivoque; ce sont précisément aussi ceux dont nous nous servons le plus souvent dans nos discours ordinaires, ой ils produisent ou entretiennent des contestations sans fin. Comme ils manquent de précision et de netteté, ils sont pris en sens divers, de sorte que, plus on parle, moins on est d'accord. Parmi les philosophes, Locke est celui qui a le

mieux senti ce vice et s'est le plus attaché à en combattre la cause; c'est le but principal qu'il se propose dans son Essai sur l'entendement humain, dont le troisième livre tout entier roule sur les mots. Mais le remède qu'il indique étant présenté dans une théorie toute métaphysique, et mêlé à des considérations générales qui l'enveloppent, n'est pas assez prochain, assez direct pour pouvoir s'appliquer aisément à chaque occasion. Il n'y a que les livres des synonymistes qui déterminent en particulier la valeur propre de tels termes, spécialement employés dans telle science ou dans telle conversation, de manière à la dégager de toute méprise provenant de ce que ces termes y auraient une valeur incertaine ou mal entendue. Sous ce rapport, ils rendent un grand service, eu égard à la gravité et à la fréquence du mal. Il importe à la vérité comme à la paix du monde, que les hommes finissent par s'accorder sur les problèmes qu'ils discutent, ou sur les questions d'intérêt qui les divisent; et ce qui les en empêche pour l'ordinaire, c'est l'ignorance où ils sont de la propriété du langage. La plus grande partie des disputes sont purement verbales et tomberaient d'elles-mêmes si, en ayant soin de définir les termes et de les réduire aux collections déterminées des idées simples qu'ils signifient, on s'accoutumait à en faire toujours un usage juste et convenable.

Comme exercice intellectuel, ces mêmes études n'ont pas une moindre importance. Outre qu'elles nous rendent attentifs sur le choix des mots et sévères avec nous-mêmes, elles augmentent au plus haut point notre sagacité naturelle. L'esprit, suivant Montesquieu, consiste à connaître la ressemblance des choses diverses et la différence des choses semblables. Celui-là donc ne peut manquer d'acquérir de l'esprit, ́qui a l'habitude de chercher des différences fines et cachées entre les mots les plus semblables, jusqu'à paraître équivalents; il devient de plus en plus habile à pénétrer dans le fond des choses et à les discerner les unes d'avec les autres. Bacon (Nov. org. 1, 55) définit aussi l'esprit philosophique et scientifique, une facilité à apercevoir les ressemblances et les différences des choses; seulement, parmi ceux qui en sont doués, les uns planant et voltigeant au-dessus des ob

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