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courage et le rendre à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le petit donjon que M. de Saint Pierre occupait alors rue Saint-Etienne-duMont. Le hasard l'y ayant conduit quelques jours après la funeste lecture de Paul et Virginie, il trouva son ami dans un abattement extrême; et le pauvre solitaire, le cœur plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter. Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragmens des Etudes, et qui voulait juger un ouvrage sorti de la même plume. M. de Saint-Pierre ne cède qu'avec peine à ses instances, mais enfin il prend , son manuscrit, qui depuis le jour fatal était resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture. Vernet l'écoute d'abord avec méfiance, mais le charme ne tarde pas à agir sur lui: à chaque page il se récrie. Jamais il n'entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant! La description de ces climats lointains développe à ses yeux une nature nouvelle ! Les jardins d'Eden ont moins de fraicheur; les amours d'Adam et d'Ève ont moins de grâce et d'innocence ! C'est le pinceau de Virgile, c'est la morale de Platon! Bientôt il ne loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ de Virginie; il ne trouve plus d'expressions assez fortes pour rendre ce qu'il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard; M. de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l'effet qu'il a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre; il préte toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent que ses larmes et ses éloges. Enfin, la lecture s'achève; Vernet, transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur son sein: « Heureux génie, charinante créature! s'écriait-il, la beauté de votre ame a passé dans votre ouvrage. Ah! vous avez fait un chefd'œuvre! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du vieillard il jette dans le poème de la distance et du temps; il sépare les détails de l'enfance du récit de la catastrophe, et donne de l'air et de la perspective au tableau : c'est une inspiration de l'avoir placé là ! Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle! et avec quel art l'action se trouve liée au fond du paysage! Non-seulement on croit avoir vécu avec ces aimables enfans, mais on croit avoir entendu le ramage de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur horizon, parcouru leur univers! Mon ami, vous êtes un grand peintre, et j'ose vous prédire la plus brillante renommée! » Ces éloges, qui faisaient entendre d'avance à M. de Saint-Pierre le jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie et lui rendirent cette confiance qu'un excès de modestie fait perdre quelquefois au talent, et qu'une conscience secrète lui rend presque malgré lui. Il disait du fond de son cœur : « Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m'ètre point fié à vous. » Ce jour fut pour lui un jour de bonheur. Après s'être long-temps promené avec Vernet, il le quitta sur les boulevards à l'entrée de la rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu'il fut surpris par une averse ; comme il hâtait sa marche pour chercher un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne voyait cependant qu'une petite fille qui accourait à lui, la tète couverte de son jupon qu'elle avait relevé par derrière.

Mais bientôt il s'aperçut que ce jupon servait d'abri à deux tétes charmantes animées par la course et par la joie. On voyait briller sous ce parapluie de leur invention des regards contens et des joues de rose. En rentrant chez lui, il ajouta cette jolie scène à sa pastorale, et ceci est un trait caractéristique de ce génie observateur. Il ne savait décrire que ce qu'il avait vu mais quelle riante imagination ne fallait-il pas pour voir dans les jeux de deux enfans du faubourg Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l'Albane!

Le succès de Paul et Virginie surpassa l'attente mème de Vernet. Dans l'espace d'un an, on en fit plus de cinquante contrefaçons. Les éditions avouées par l'auteur furent moins nombreuses; mais elles suffirent pour le mettre en état d'acheter une petite maison avec un jardin, situé rue de la Reine-Blanche, à l'extrémité du faubourg Saint-Marceau véritable chartreuse dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C'est du fond de cette retraite que l'auteur assista, pour ainsi dire, aux premiers mouvemens de cette révolution qui devait faire tant de mal à sa patrie et au genre humain. Il l'avait vue de loin sortir de l'antre de l'athéisme, s'élever autour du trône et des autels, et de là se répandre sur les chaumières qu'elle remplit de ses ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France quelques rayons de la lumière céleste; leurs clartés brillaient aux yeux innocens et laissaient la multitude dans l'obscurité. Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l'un voulait faire une république et l'autre conserver la monarchie, il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu'il avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les journaux'; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de tant de volontés coupables! Dans les jours de désordres, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti; il faut penser comme les autres, sous peine d'ètre déshonoré. « Que me parlez-vous de modération, s'écrie le soldat en marchant au combat ; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon ennemi. » Telle fut la réponse des factions à l'écrit de Bernardin de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l'avait le plus étonné dans la révolution, c'était qu'on eût fait un crime de la modération. Cependant il persistait dans ses principes. Le duc d'Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l'épreuve, le fit solliciter d'écrire en sa faveur; Bernardin de Saint-Pierre lui renvoya le brevet de sa pension, et publia les Vaux d'un Solitaire, qu'il adressait à Louis XVI.

Cet ouvrage n'est point un traité de politique; ce sont des méditations morales dans le genre de Platon ; ce sont les vœux d'une ame pieuse qui fait entendre le langage de la vertu, à une époque où l'on ne voulait plus écouter que celui des passions. Il y avait même tant de trouble dans toutes les ames que le but du livre ne fut saisi que par un très-petit nombre de lecteurs. Ce but était de concilier les idées nouvélles avec les

'Il les recueillit ensuite dans le préambule des Vœux d'un Solitaire.

anciennes, afin d'empêcher la destruction totale de tout ce qui avait été. On peut reprocher à l'auteur une grande inexpérience des choses; mais quelle expérience humaine eût pu faire deviner en 89 ce qui devait arriver en 93? et ne fallait-il pas traverser cette époque pour pouvoir dire des hommes de la révolution : « Ils > ne connaissent ni l'amitié, ni l'égalité, quoiqu'ils en >> parlent sans cesse : quand on marche à côté d'eux, on » devient leur ennemi; derrière eux, leur esclave '. » Ajoutons et partout leur victime. La forme de cet ouvrage est d'autant plus frappante, que les tableaux de la nature s'y trouvent toujours mélés aux spéculations de la politique. On voit que les discordes civiles ne peuvent arracher l'auteur à ses douces méditations: tout l'y ramène comme malgré lui. C'est au bout de à son jardin, sur un petit banc de gazon et de trèfle, l'ombre d'un pommier en fleur, vis-à-vis d'une ruche dont les abeilles voltigent de tous côtés, que, venant à songer aux maux de la France il s'écrie: « O heu» reuses les sociétés des hommes, si elles avaient autant » de sagesse que celles des abeilles! » et il se met à faire des vœux pour sa patrie. Le doux repos de la nature lui inspire des pensées pour le repos du peuple; et les agitations de ce peuple que tant de maux n'avaient pu encore assagir, le rappellent à la tranquillité de la nature. Nous n'entrerons dans aucun détail sur cet ouvrage. Le temps n'est pas venu de lui marquer sa place. Quel que fût notre jugement, il trouverait des contradicteurs; les passions, qui vivent encore, se håteraient de prononcer à leur tour, et il ne faut pas leur donner cette occasion de juger un livre qui les condamne. Mais en renonçant à parler des Vœux d'un Solitaire, nous ne pouvons nous empêcher d'en détacher une pensée qui devrait, selon nous, être gravée en lettres d'or sur toutes les places publiques : « Si dans un temps de troubles, >> dit l'auteur, chaque citoyen rétablissait l'ordre seule» ment dans sa maison, l'ordre général résulterait bien» tôt de chaque ordre domestique. » Il nous semble qu'il y a plus de raison et de bon sens dans cette seule pensée que dans les dix millions de brochures que la révolution a fait éclore.

Deux ans après la publication des Vœux d'un Solitaire, en 1794, Bernardin de Saint-Pierre donna la Chaumière indienne. On a dit que ce petit conte était une satire des académies, du clergé et de la religion. Quant à moi, je ne puis y voir que des pages consolantes. Comment l'auteur aurait-il attaqué la religion, lorsqu'il voulait ouvrir un refuge au malheur? Voyez ce pauvre Paria, vil rebut de la nature, errant parmi les tombeaux, sans patrie, sans famille; il n'est pas seulement rejeté de la société, c'est un ètre abject dont la présence déshonore, dont le souffle est une souillure. Il n'ose approcher de ses semblables, il n'ose se montrer au jour; on peut le tuer comme une bête féroce: c'est l'homme tel que les hommes le font. Courbé sous le poids du mépris, de l'abandon, de l'infamie, il relève son front, et semble dire aux infortunés: Malgré tant de misères, il est encore possible d'être heureux !

•Faux d'un Solitair.

Il y avait une chose qu'il desirait passionnément; c'était de voir quelques villes. Il admirait de loin leurs remparts et leurs tours, le concours prodigieux des barques sur leurs rivières et des caravanes sur leurs chemins. Il se disait : « Une réunion d'hommes de tant d'é» tats différeus, qui mettent en commun leur industrie, >> leurs richesses et leur joie, doit faire d'une ville un sé» jour de délices. » Une nuit il pénètre furtivement dans les murs de Delhi; en quelques heures le hasard le rend témoin des événemens les plus tragiques, des crimes les plus inouïs. Il voit le supplice des traitres, les soucis des grands, les misères des peuples; et, s'échappant avec peine de cet affreux chaos, il s'écrie douloureusement: « J'ai donc vu une ville!» Puis, les yeux pleins de larmes, il tombe à genoux et remercie le ciel qui, « pour » lui apprendre à supporter ses maux, lui en a montré » de plus intolérables que les siens. >>

Telle est la grande leçon de ce livre. Il nous invite à vivre avec le malheur comme avec un ami qui doit nous rendre sages. Dans Paul et Virginie l'auteur cherchait à nous rappeler aux lois de la nature, au bonheur de la famille, par le tableau de l'innocence et de la vertu. Dans la Chaumière indienne, il veut arriver au même but, en nous offrant le spectacle des calamités de toute espèce qui affligent les sociétés. L'un nous enseigne ce que nous devons fuir, et l'autre ce que nous devons rechercher. Paul et Virginie nous fait descendre vers les choses simples et vulgaires, pour y trouver le repos; la Chaumière nous élève vers les choses du ciel, pour nous placer au dessus de tous les maux de la vie. C'est le livre qui console, comme Paul et Virginie est le livre qui fait aimer. Ah! sans doute il a bien mérité des hommes, celui qui est venu leur dire : « Il ne faut, pour être sage, » qu'un cœur pur; et pour être heureux, qu'une simple » cabane. »

Ceux qui ne voient dans cet ouvrage qu'une satire ingénieuse, où l'on trouve la légèreté et la malice de Voltaire, auront sans doute quelque peine à le considérer sous ce nouveau point de vue. Qu'ils lisent donc l'anecdote suivante, et qu'ils apprennent d'un infortuné si l'auteur a bien rempli son épigraphe: Miseris succurrere disco.

En 1795, au moment de la plus affreuse disette, un jeune homme, qui ne trouvait point à vivre dans son pays, vint à Paris pour chercher un emploi. Il fat quelque temps instituteur dans une école publique; mais bientôt, privé de sa place, il tomba dans la plus pro'fonde misère. Perdu dans cette ville immense, où il n'avait pas un ami, sans argent, sans espérance, il avait conçu le projet criminel de terminer ses jours, lorsque le hasard fit tomber la Chaumière entre ses mains. Il lut ce livre, et en le lisant il se sentit consolé. Etonné de pouvoir encore être heureux, il prit la résolution d'abandonner la ville, et d'aller, à l'exemple du Paria, demander aux champs un peu de nourriture. Le pain était alors d'une si grande rareté, que depuis long-temps il n'avait pu s'en procurer un morceau. L'infortuné erra quelques jours aux environs de Paris, vivant de racines et se reposant à l'abri des arbres qui n'avaient point alors de fruits. Un jour, exténué de besoin, il entre dans

Rambouillet et s'assied sur le seuil d'une porte où il reste évanoui. On le transporte à l'hospice, et tous les secours lui sont prodigués; mais les sources de la vie étaient épuisées, et vingt-quatre heures après il n'était plus. Au moment d'expirer, il fit appeler le juge-de-paix, et, lui ayant confié ses malheurs, il déposa entre ses mains le petit volume de la Chaumière, en le priant de vouloir bien le renvoyer à son auteur. « Cet ouvrage m'a épar» gné un crime, dit-il; il m'a donné la force de supporter > bien des maux. Je desire que son auteur sache que je >>> lui dois de mourir repentant et consolé.» Ainsi ce grand tableau du sage de Rome s'encourageant à mourir par la lecture de Platon, s'efface devant le tableau si touchant d'un malheureux en proie à toutes les détresses humaines, et qui se décide à vivre en lisant la Chaumière indienne. Il est plus difficile de vivre comme le Paria, que de mourir comme Caton.

Cette anecdote nous a fait anticiper de quelques années sur le récit des événemens. Il faut donc revenir sur nos pas jusque vers le milieu de l'année 1792. L'auteur commençait à recueillir quelques fragmens des Harmonies, lorsque la sagacité de Louis XVI et la faveur publique le tirèrent de sa solitude, pour ainsi dire, malgré lui. Il fut nommé intendant du Jardin des Plantes et du Cabinet d'Histoire naturelle. On sait que l'infortuné monarque lui dit en le voyant : « J'ai lu vos ouvrages; >> ils sont d'un honnête homme, et j'ai cru nommer en >> vous un digne successeur de Buffon. >> Éloge qui ne pouvait être ni plus grand, ni mieux mérité, suivant ces belles paroles de Pope, qu'un honnête homme est le plus noble ouvrage de Dieu.

Son premier soin fut de faciliter l'étude des richesses qui lui étaient confiées, en ouvrant tous les jours aux naturalistes le Cabinet d'Histoire naturelle, qui jusqu'alors n'avait été ouvert que deux fois la semaine. Il proposa d'y joindre une bibliothèque pour les étudians et un journal pour les professeurs: ces divers projets furent réalisés plus tard, ainsi que celui de l'établissement d'une ménagerie, dont Bernardin de Saint-Pierre avait le premier conçu l'idée ', mais sur un plan aussi vaste que pittoresque; car elle devait renfermer des volières plantées de toutes sortes de végétaux, des viviers d'eaux courantes, des étables bien aérées, et jusqu'à de sombres cavernes appropriées aux bètes féroces. Le malheur des temps ne permit pas à Bernardin de SaintPierre de réaliser ces brillans projets. Obligé de songer aux choses de première nécessité, il fit construire, dans l'espace d'un an, deux serres et deux bassins d'arrosage, sur les économies de son administration; et, qu'il abandonna l'intendance, il était pauvre et avait fait le bien.

lors

Au milieu de ses travaux, il éprouvait chaque jour davantage le besoin d'avoir une compagne de ses peines et de sa joie. Sa fortune jusqu'alors avait été trop mauvaise pour qu'il pût songer à se marier, et son âge commençait à lui faire craindre de trouver difficilement une femme telle que son cœur la souhaitait. Cependant une

Voyez le Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des Plantes.

jeune personne dont, sans le savoir, il avait troublé le repos, devait bientôt fixer son choix. Mademoiselle Didot n'avait pu voir l'auteur de tant d'ouvrages qu'elle admirait, sans être profondément touchée; elle aima cette simplicité unie à un mérite si supérieur, ces vertus domestiques qui naissent tout naturellement des méditations les plus sublimes. L'amour est un feu qui rayonne de toutes parts: celui de mademoiselle Didot fut bientôt aperçu et partagé. Les parens de cette charmante personne virent ses dispositions avec joie, et accueillirent la demande de Bernardin de Saint-Pierre avec transport. Mais la crainte de n'être pas assez aimé venait souvent troubler le bonheur de ce dernier. Il desirait une femme qui partageât son goût pour l'étude et pour la campagne; car dès lors il songeait à quitter l'intendance. Voici le fragment d'une lettre dans laquelle il exprimait ses craintes et ses espérances à 'celle même qui les faisait naître: c'est dans les choses les plus simples qu'on doit aimer à lire le secret des grandes ames.

<< Plus je vous connais, plus je trouve de raisons de » vous estimer et de vous aimer. Mais dois-je espérer ››› que vous serez heureuse avec un homme qui a pres>> que deux fois votre âge; qui, dans peu d'années, entrera » dans la carrière des infirmités, et qui regarde comme >> la plus douce perspective de sa vie de la passer à la >> campagne, loin des hommes? Verrez-vous sans regrets vos plus beaux jours s'écouler dans la solitude? » J'ai besoin d'un ami; le trouverai-je en vous? Serez>> vous cette moitié de moi-même, ce cœur que j'ai tant » de fois demandé à Dieu, et sur lequel il faut que je )) puisse reposer mon cœur?

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» Consultez-vous vous-même sur tous ces devoirs; car >> à votre âge ce ne sont pas des plaisirs. Vous êtes jeune ; >> vous pouvez trouver aisément un jeune homme ai>> mable. Pesez toutes ces considérations, et si vous vous » décidez, non d'après l'aveu de vos parens, trop faciles » à se faire illusion sur moi, mais d'après votre propre >> cœur, à m'aimer pour moi-même, à épouser tous » mes goûts, et à partager toutes mes peines, vous serez >> ma consolation, ma joie et le centre de tout mon bon» heur. »

La réponse fut telle que M. de Saint-Pierre pouvait la desirer. Il épousa mademoiselle Didot.

.Depuis on osa accuser M. de SaintPierre de faire le malheur de la mère de ses enfans! L'envie croit tout, et, ce qu'il y a de pire, elle fait tout croire plus ses inventions sont absurdes, plus elles ont de succès: celles-ci furent accueillies avec une espèce de fureur, et la mort même de celui qui en fut l'objet n'a pu en effacer les traces'. Il est encore aujourd'hui des personnes qui vous disent sérieusement que l'auteur de Paul et Virginie, le peintre des Harmonies de la nature, fit le malheur de sa femme. Si le mépris le plus profond

Voyez le supplément à la Vie de Bernardin de SaintPierre.

ne devait pas être notre seule réponse, il nous suffirait, pour fermer la bouche aux calomniateurs, de publier les lettres si tendres, si touchantes, que ces deux époux s'adressaient pendant les plus petites absences; mais i faut craindre de faire un grand mal en voulant produire un petit bien, et ce serait un mal que de révéler des secrets intimes de famille, qui d'ailleurs ont peu d'intérêt pour le public. Les lettres de ces heureux époux resteront la propriété de leurs enfans; et si, dans la famille de leur mère, il se trouve un seul calomniateur, ce sera à eux de répondre.

Qu'on nous permette cependant, à l'occasion de ce procès, de rapporter une anecdote qui nous semble peindre d'une manière piquante le caractère de notre auteur. Son beau-frère, Henri Didot, qui se trouvait,comme nous l'avons dit, dans la mème position que lui, vint, quelques jours avant le jugement du procès, pour l'avertir qu'il était d'usage de faire une visite aux juges. Cette formalité n'était guère du goût de M. de Saint-Pierre; cependant il y consentit, et le voilà cheminant avec Henri, l'un devisant des sciences, l'autre des beauxarts, et tous deux oubliant leur procès. Arrivés à la porte du juge, M. de Saint-Pierre dit à son beau-frère: « Vous >> m'avez amené ici, mais c'est vous qui parlerez. » Henri Didot se récrie; le juge arrive pendant la discussion, et M. de Saint-Pierre tâche de faire bonne contenance et d'expliquer les motifs de leur visite. Dès les premiers mots il s'embrouille; Henri Didot, qui s'en aperçoit, vient à son secours et ne parle pas plus clairement; bref, tous deux sortent de chez leur juge assez peu satisfaits de leur éloquence, mais fort contens d'en être quittes. On voit par ce trait que M. de Saint-Pierre était l'homme du monde le moins propre aux affaires. Il ne les considérait jamais que sous deux points de vue, le juste et l'injaste; toutes les nuances intermédiaires lui échappaient, et le plus souvent ce sont celles-là qui font triompher au barreau. Mais Dieu lui envoya un ami généreux qui défendit ses intérêts, et le délivra du soin de lire et de composer des Mémoires. M. Bellart fut son défenseur. 11 nous est bien doux de consacrer ici la reconnaissance de M. de Saint-Pierre, qui voulait en éterniser le souvenir en plaçant le nom de cet ami auprès de ceux de Taubenheim et de Duval dans son roman de l'Amazone, comme Homère, au rapport de Plutarque, pleçait le nom de ses hôtes dans les pages de son Odyssée.

Au moment du mariage de M. de Saint-Pierre, la tempête révolutionnaire éclatait de toutes parts, le règne des factieux venait de commencer. Ils s'avançaient en poussant des cris de liberté, ne s'apercevant pas de l'horrible destinée qui les pressait de frayer le chemin à leurs propres bourreaux. Dès que M. de Saint-Pierre vit leur marche ambitieuse, il rompit avec eux, et ils devinrent ses ennemis. Le plus dangereux de tous fut le marquis de Condorcet: ce philosophe était en même temps géomètre, académicien, journaliste, représentant du peuple et président du comité d'instruction publique, le tout par amour pour l'égalité. Il fit à M. de Saint-Pierre le plus grand mal qu'un homme puisse faire à un autre homme, en l'empêchant de faire le bien. A cette époque, on parlait de détruire la ménagerie de Versailles; M. de

Saint-Pierre demanda qu'elle fût transportée à Paris; il prouva qu'il n'y avait qu'un semblable établissement, à portée des naturalistes, qui pût offrir à la fois des moyens d'étudier les mœurs des animaux et les plantes qui leur conviennent; car on ne peut trouver aucune instruction sur leur instinct et leur sociabilité dans les relations des voyageurs, qui ne les observent qu'en les couchant en joue. Condorcet répondit à ces projets d'utilité publique par la destruction de la ménagerie de Versailles; tous les animaux rares furent tués ; cet établissement eut aussi ses septembriseurs. Mais le savant géomètre ne s'en tint pas là, et il est curieux de rappeler de pareils faits pour l'instruction de la postérité. L'Europe l'entendit avec surprise demander à la tribune nationale de faire reconnaitre comme incontestables les opinions scientifiques adoptées par l'Académie. Un des motifs de cette singulière proposition était d'obliger M. de Saint-Pierre d'approuver, au nom de la loi, les systèmes combattus dans les Études. Le philosophe voulait appuyer l'autorité de Newton par celle de la république, mais il n'eut pas le bonheur de réussir, et la France put penser sans demander l'avis de l'Académie. Ce n'est pas un des traits les moins piquans de notre histoire, que le mème siècle qui se vantait de vouloir affranchir les hommes des préjugés de la société, ait voulu couvrir de chaînes ceux qui étudiaient les lois de la nature. Un décret de plus, et la philosophie n'avait rien à envier à ces jours si souvent rappelés où le parlement défendait, sous peine de galères, de s'écarter de la doctrine d'Aristoté!

Si l'esprit de philosophie avait perverti les philosophes, il n'avait pas agi avec moins de succès sur la multitude. Les lettres de M. de Saint-Pierre en offrent des exemples que la postérité aura peine à croire. Dans le nombre de ces lettres, il en est une adressée au ministre de l'intérieur, pour implorer sa protection en faveur des plantes et des arbres du Jardin national. On y voit que le peuple, jaloux de jouir de ce qu'on appelait sa souveraineté, rompait les arbres, arrachait les fleurs, enlevait les clôtures, en disant qu'il reprenait son bien, le Jardin appartenant à la nation. En vain les gardes disaient que si chaque citoyen enlevait une plante, la nation n'y aurait bientôt plus rien; le peuple, qui avait aussi sa manière d'entendre les droits de l'homme, n'en était que plus ardent au pillage. Enfin, ce bel établissement était menacé de sa ruine, lorsque le ministre invita les citoyens du faubourg Saint-Marceau à faire dans le jardin une garde fraternelle, la baionnette au bout du fusil: ce moyen rétablit un peu l'ordre, et dans cet intervalle l'intendance fut supprimée. Heureux d'abandonner une place qui, dans un meilleur temps, aurait comblé tous ses vœux, M. de Saint-Pierre ne songea plus qu'à fuir une ville où le devoir seul avait pu le retenir si longtemps; il se bâta donc de se retirer à Essone, dans une île délicieuse, où, de ses économies, il avait fait construire une jolie maison, simple, petite, et cependant assez grande, comme celle de Socrate, pour contenir ses vrais amis.

Il sortit du Jardin des Plantes dans un état si voisin de la pauvreté, qu'il fut obligé de solliciter une légère gratification pour achever de payer les deux arpens de

terre qu'il possédait. « Je ne souhaite, disait-il au mi>>nistre, au sortir d'une intendance, que de pouvoir >> vivre dans une chaumière. Que les murs de la mienne »> ne s'élèvent pas sur un sol que je n'ai point encore » payé! Peut-être un jour seront-ils utiles à mon in>> fortunée patrie : c'est dans leur humble et paisible en>> ceinte, que, préservé des ambitions qui la déchirent, » je recommencerai des études que je n'aurais jamais dû › quitter. >>

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C'était au mois de septembre 1793, que M. de SaintPierre s'exprimait avec tant de simplicité et de noblesse. Qu'on se reporte à cette époque, et l'on jugera s'il y avait quelque courage à parler devant un ministre du malheur de la patrie et des ambitieux qui la déchiraient. Mais ce n'était point assez de vouloir fuir les hommes, il fallait encore le pouvoir, et dans ces temps de liberté il n'était pas permis de faire un pas sans l'autorisation du gouvernement. Arrivé à Essone, M. de Saint-Pierre fut accueilli par des hommes armés de piques qui lui demandèrent un certificat de civisme. Il fallut écrire, solliciter pour obtenir la permission de coucher dans sa propre maison. On vit alors l'auteur des Études, suivi de sa femme, grosse de plusieurs mois, demander l'hospitalité à de pauvres villageois qui n'osaient l'accueillir. Conduit dans le lieu des assemblées populaires, il leur dit avec cette bonhomie du vieux temps: « Je suis sans >> fortune, ma santé est altérée, je ne puis vous servir >> comme capitaliste, laboureur, commerçant, fonc>>tionnaire public, mais je tâcherai de vous être utile » comme homme de letires; lorsque vous aurez des pé>> titions à rédiger pour le bien de votre canton, j'y em>> ploierai l'affection que j'ai vouée à des hommes avec >> lesquels j'ai desiré de vivre et de mourir 1. >>

Il est impossible de n'être pas ému en voyant l'un des premiers écrivains du siècle proposer humblement de rédiger les pétitions de ceux dont il implorait un asile. Les anciens, qui semblaient avoir épuisé tous les genres d'infortunes, n'offrent point de scène plus touchante. Aristide, il est vrai, fut exilé de sa patrie; mais on ne le vit pas au sein mème de sa patrie réduit à demander un abri dans une pauvre chaumière !

Enfin, après plus d'un mois de sollicitation, il obtint la permission de vivre chez lui ; et comme dans ce siècle tout devait être atroce ou ridicule, le chef de bureau qui fut chargé de lui envoyer son certificat lui écrivit avec un ton de triomphe, en le tutoyant, suivant l'usage de cette époque : « Tu trouveras ci-joint ton certificat. >> Te voilà donc avec un motif de plus pour reconnaître » la Providence et pour la bénir. » Ainsi parlaient les bourreaux: Tu beniras la Providence, parce que je ne fais pas tomber ta tête! Sans doute il dut la bénir lorsque du fond de sa solitude il vit disparaitre l'un après l'autre ces ennemis du genre humain. Dieu était devenu visible, et les factieux qui bouleversaient les peuples le lui montraient dans sa justice, comme les ouvrages de la nature le lui avaient montré dans ses bienfaits. Jour heureux où il apprit enfin qu'il était libre de se

Ce passage terminait son discours, que nous avons sous les yeux.

retirer loin du monde ! Qui peindra son ravissement en abordant cette ile où il allait reprendre ses douces études! Après avoir éprouvé toutes les douleurs, échappé à tous les dangers, il s'écriait comme les Dix-Mille à la vue de la mer éclairée des feux du soleil couchant: La patrie! la patrie! car depuis le règne du crime il n'avait plus d'autre patrie que la nature. On dit que Newton, retiré à la campagne dans le temps d'une peste qui dé-` solait Londres, trouva les lois harmoniques des mondes en voyant tomber une pomme ainsi Bernardin de Saint-Pierre, loin des tempêtes révolutionnaires, cherchait dans son cœur les harmonies qui devraient rapprocher les hommes. Il se reposait au sein de la nature comme un fruit abattu par les vents se repose sur la terre qui l'a nourri. Ce ne sont plus cependant ces dou-ces émotions qu'il reproduisait dans ses Études: au contraire, il lui semblait toujours qu'un bruit sourd et lointain troublait sa retraite et ses méditations. Assis sous les peupliers de son ile solitaire, il voudrait goûter le repos, jouir de la paix qui l'environne; mais encore tout ému de tant de malheurs, il croit reconnaitre nos passions dans chaque objet qui le frappe. Les végétaux mêmes lui rappellent le monde qu'il vient de quitter. « Il contemple le sapin qui balance sa haute pyra» mide, le peuplier qui agite en murmurant son feuillage, » et le bouleau qui laisse flotter le sien comme une lon» gue chevelure. L'un s'incline profondément auprès » de son voisin comme devant un supérieur, l'autre >> semble vouloir l'embrasser comme un ami; un autre >> s'agite en tout sens comme auprès d'un ennemi. Le >> respect, l'amitié, la colère, semblent passer tour à >> tour de l'un à l'autre, comme dans le cœur des hom>> mes; et ces passions versatiles ne sont au fond que les » jeux des vents. Quelquefois un vieux chêne élève au » milieu d'eux ses longs bras dépouillés de feuilles et » immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de >> part aux agitations qui l'environnent: il a vécu dans >> un autre siècle '. »

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Ces essais servirent dans la suite à la composition des Harmonies, livre qui se ressent des douleurs de son siècle. La composition des Études avait consolé M. de Saint-Pierre de ses propres malheurs mais aujourd'hui comment se consolerait-il des maux de sa patrie? Il ne peut jeter les regards autour de lui sans être sais de terreur. Son cœur se serre en présence mème de la nature; il semble se reprocher de la trouver si belle, lorsque tant de victimes sont condamnées à ne plus la revoir, et cette impression pénible nuit à ses plus charmans tableaux. Un autre effet des inquiétudes qui le troublent, c'est d'absorber son ame au point que les émotions douces lui échappent. Pour écrire, il a besoin de s'exalter, de s'inspirer; autrefois il lui suffisait d'être touché. On peut donc reprocher aux Harmonies un style souvent trop poétique : les invocations qui commencent la plupart des livres ont ce défaut. Dans son premier ouvrage, il était plus simple, il peignait la nature et ne la louait pas ; dans ses Harmonies il est panégyriste, il s'élève au ton de l'ode, il songe plus à louer qu'à pein

Harmonies de la nature.

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