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ESSAI

SUR

LA VIE DE BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Littus ama................
Altum alii teneant....
ENEID. lib. V.

PRÉFACE.

Avant d'écrire cet Essai, il nous a fallu approfondir les ouvrages, le caractère et les mœurs de Bernardin de Saint-Pierre. Plus de quatre années ont été consacrées à cette étude.

Il n'a pas dépendu de nous d'être meilleur juge et plas habile historien ; mais il a dépendu de nous d'ètre tours vrai, et nous l'avons toujours été.

L'auteur des Études paraît ici avec ses faiblesses et ses vertus: aimable dans son enfance; inquiet, présomphex, ambitieux dans sa jeunesse; puis mùri par le alheur, et se refaisant homme dans la solitude. Heureux parce qu'il était devenu sage, il éprouvait alors la verité de cette maxime d'un ancien, que lorsque Dieu, pour nos fautes, nous abat d'une main, il nous relève des deux.

La Vie de Bernardin de Saint-Pierre jette un grand yur sur ses ouvrages. Commie Montaigne, il a étudié les hommes dans lui-même. Ses fautes Ini ont montré les vices de nos institutions, et ses maux lui ont appris aconnaitre ceux du genre humain. Il a condamné nos educations de collége, parce qu'elles l'avaient fait amtitieux; et il a tâché, par ses écrits, de ramener son siècle Dieu et à la nature, parce que là seulement il a trouvé

le bonheur.

Les hommes les plus sages reçoivent toujours quelques impressions des objets qui les environnent. Pénétré de cette vérité, nous avons cru devoir esquisser quele-unes des sociétés où Bernardin de Saint-Pierre ne it, il est vrai, qu'apparaitre. L'aspect du monde a été pour nous comme ces fonds de tableaux sur lesquels les peintres font ressortir leurs figures principales.

Quant aux matériaux de cet Essai, ils sont assez nombreux. On sait que l'auteur a disséminé dans ses ouvrages des souvenirs sur les principales époques de sa vie: nous les avons recueillis pour servir de base à notre travail. Ses manuscrits et les notes informes qu'il avait préparées lorsqu'il conçut le projet d'écrire ses Mémoires, nous ont également fourni plusieurs faits

intéressans.

Une correspondance immense, mise en ordre pour le même objet, nous a fait connaître les aventures de sa jeunesse. Nous avons eu sous les yeux les lettres de ses deux frères et de sa sœur, et une grande partie de celles de Duval, de Taubenheim, du chevalier de Chazot, de M. de La Roche, du prince Dolgorouki, du baron de Breteuil, de M. Poivre, de Rulhière, des généraux de Villebois et du Bosquet, et du maréchal Munich. Plusieurs billets de la princesse Marie M..... nous ont également été remis, avec les lettres écrites par d'Alembert, mademoiselle de Lespinasse, M. et madame Necker, Vernet, l'archevêque d'Aix, l'abbé Fauchet, Ducis, etc. Cependant, malgré de si nombreux matériaux, une multitude de faits nous eussent échappé, si la veuve de Bernardin de Saint-Pierre n'eût pris soin de les recueillir. Devenue à dix-huit ans, et par son choix, la compagne d'un homine célèbre, elle reçut de la Providence la double mission de le rendre heureux dans cette vie et de le faire honorer après sa mort. Nous lui devons les circonstances les plus touchantes de cet Essai: confidente de toutes les pensées de cet illustre écrivain, il semble lui avoir légué les souvenirs de sa vie entière et son ame pour les exprimer.

Le 11 novembre 1820.

Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre naquit au Havre le 19 janvier 1737. Son père, Nicolas de SaintPierre, avait la prétention de descendre d'une famille noble; il comptait au nombre de ses aïeux le célèbre Eustache de Saint-Pierre, maire de Calais; et quoiqu'il ne pût donner des preuves bien claires de cette illustration, il ne cessait d'en parler à ses enfans comme d'une gloire appartenant à la famille. Le jeune Henri avait deux frères, Dutailly et Dominique, et une sœur nommée Catherine. Cette dernière était spirituelle et jolie, mais vaine et précieuse. Elle resta fille par pruderie, refusant tous les partis qui se présentaient, et s'irritant de l'oubli de ceux qui ne s'empressaient pas de se faire refuser. Sa mère, qui était une femme de grand

sens, voulut inutilement tempérer cette vanité. Catherine persista dans ses dédains, ne voyant rien autour d'elle qui fût digne de son amour. Ce qu'il y a de singulier, c'est que vers l'âge de trente ans une révolution inespérée s'opéra dans son esprit : aussi accorte qu'elle avait été revêche, elle semblait ne plus vivre que pour se faire aimer. Ainsi, dans sa jeunesse, elle eut toute la mauvaise humeur, toute l'acrimonie d'une vicille fille, et sa maturité s'embellit de la douceur et des grâces prévenantes qui donnent tant de charme à la jeunesse. Son frère Dutailly, tourmenté comme elle d'une présomptueuse ambition, détestait l'élude, et se moquait philosophiquement du latin, des pédans et du collége. Il ne cessait de répéter qu'il voulait aller à la cour, et que c'était l'épée, et non le rudiment, à la main, qu'un brave devait faire fortune. Son père n'approuvait que trop ces gentillesses: il croyait y reconnaître les inspirations d'un esprit supérieur qui dédaigne les routes communes. Dutailly fut militaire; mais ses prétentions exagérées, l'inconstance de ses projets, la violence de son caractère, nuisirent à son avancement. Toujours malheureux et toujours incorrigible, il devint le fléau de sa famille, sa raison se troubla, et il mit fin à ses jours après les expéditions les plus aventureuses.

Dominique, le plus jeune de tous, avait un caractère modeste, des goûts simples et modérés. Il entra de bonne heure dans la marine, où il acquit l'estime générale. Devenu capitaine de vaisseau, il fit plusieurs voyages de long cours, puis il se retira à la campagne, après avoir obtenu la main de mademoiselle de Grain. ville, charmante personne, à la perte de laquelle nous verrons qu'il ne put survivre.

Quant au jeune Henri, l'aîné de tous, il réunissait à lui seul les défauts et les qualités de ses deux frères, la vanité de sa sœur, et une imagination brillante qui environna d'illusions toutes les époques de sa vie. Dès sa plus tendre jeunesse, ses lectures le jetèrent dans les rêveries d'un monde idéal où il se créa une existence et des habitudes solitaires. Toutes ses sensations devenaient aussitôt des passions. L'injustice le révoltait, elle pouvait même égarer un moment son cœur, mais il ne fallait qu'une émotion tendre pour le ramener. Elevé dans les principes de la plus ardente piété, il disait souvent, en se rappelant ses premières impressions, qu'il serait devenu méchant si sa confiance en Dieu n'avait redoublé à mesure qu'il apprenait à se méfier des hommes. Ce sentiment donnait une telle énergie à son ame, que dans son enfance, quand il se croyait victime d'une injustice, sa consolation était de songer que Dieu lit au fond des cœurs, et qu'il voyait la pureté du sien. Un jour il assistait à la toilette de sa mère, en se réjouissant de l'accompagner à la promenade; tout à coup il fut accusé d'une faute assez grave par une bonne fille nommée Marie Talbot, dont, malgré cette aventure, il conserva toujours le plus touchant souvenir. Il avait alors près de neuf ans, et il était fort doux à cet age. Encouragé par son innocence, il se défendit d'abord avec assez de tranquillité; mais comme toutes les apparences étaient contre lui, et qu'on refusait de croire à sa justification, il finit par s'emporter jusqu'à donner un démenti à sa

bonne. Madame de Saint-Pierre, étonnée d'une vivacité qu'elle ne lui avait point encore vue, crut devoir le punir en le privant de la promenade; et comme il ne cessait de l'importuner par ses larmes et ses protestations, elle prit le parti de s'en débarrasser en l'enfermant seul dans une chambre. Trompé dans l'attente d'un plaisir, condamné pour une faute dont il n'était pas coupable, tout son être se révolta contre l'injustice de sa mère. Dans cette extrémité, il se mit à prier avec une confiance si ardente, avec des élans de cœur si passionnés, qu'il lui semblait à tout moment que le ciel allait faire éclater son innocence par quelque grand miracle. Cependant l'heure de la promenade s'écoulait, et le miracle ne s'opérait pas. Alors le désespoir s'empare du pauvre pri sonnier; il murmure contre la Providence, il accuse sa justice, et bientôt, dans sa sagesse profonde, il décide qu'il n'y a pas de Dieu. Assis auprès de cette porte que ses prières n'avaient pu faire tomber, il s'abîmait dans cette pensée avec une incroyable amertume, lorsque le soleil, perçant les nuages qui dès le matin attristaient l'atmosphère, un de ses rayons vint frapper la croisée que le petit incrédule contemplait avec tant de tristesse. A la vue de cette clarté si vive et si pure, il sentit tout son corps frissonner, et s'élançant vers la fenêtre par un mouvement involontaire, il s'écria avec l'accent de l'enthousiasme : « Oh! il y a un Dieu ! » puis il tomba à genoux et fondit en larmes.

Cette anecdote dévoile l'ame entière de l'auteur des Études. Ce qu'il fut dans son enfance, il le fut toute sa vie. Jamais les beautés de la nature ne le trouvèrent insensible; elles éveillèrent ses premières émotions, elles inspirèrent ses dernières pensées. Sa mère lui avait dit un jour que si chaque homme prenait sa gerbe de blé sur la terre, il n'y en aurait pas assez pour tout le monde, et tous deux en avaient conclu sagement que Dieu multipliait le blé dans les greniers. Plus tard, lorsqu'il eut étudié cette multitude de phénomènes que la science décrit sans les comprendre, la réflexion de sa mère l'étonnai: moins que le pouvoir donné à un grain de blé de produire plusieurs épis, et de renfermer la vie qui doit animer pendant des siècles toutes les moissons à venir. Cette pensée était encore une suite des études de son enfance. Dès l'âge de huit ans on lui faisait cultiver un petit jardin où chaque jour il allait épier le développement de ses plantations, cherchant à deviner comment une grosse tige, des bouquets de fleurs, des grappes de fruits savoureux, pouvaient sortir d'une graine frèle et aride. Mais les animaux surtout attiraient son affection, étonnaient son intelligence. Ayant accompagné son père dans un petit voyage à Rouen, celui-ci s'arrêta devant les flèches de la cathédrale dont il ne pouvait se lasser d'admirer la hauteur et la légèreté; le jeune Henri levait aussi les yeux vers la cime des tours; mais c'était pour admirer le vol des hirondelles qui y faisaient leurs nids. Son père qui le voyait dans une espèce d'extase, l'attribuant à la majesté du monument, lui dit : « Eh bien, Henri, que penses-tu de cela? » L'enfant, toujours préoccupé de la contemplation des hirondelles, s'écria : << Bon Dieu ! qu'elles volent haut! » Tout le monde se mit à rire, son père le traita d'imbécile; mais toute sa

vie il fut cet imbécile, car il admirait plus le vol d'un moucheron que la colonnade du Louvre.

Un jour il trouva un malheureux chat près d'expirer dans l'égoût d'un ruisseau; il était percé d'un coup de broche, et poussait des cris effrayans. Emu de pitié, il le cache sous son habit, le porte furtivement au grenier, lui fait faire un lit de foin, et vient lui donner à boire et à manger toutes les heures du jour, partageant avec lui son déjeuner et son goûter, et lui tenant fidèle compagnie. Au bout de quelques semaines le pauvre animal avait recouvré la santé; il devint alors un excellent chasseur de souris, mais si sauvage qu'il ne se montrait plus qu'à la voix de son ami, sans jamais cependant se laisser approcher. Il se promenait autour de lui, enflant sa queue, se caressant au mur, et fuyant au moindre mouvement, au bruit le plus léger. A la fois méfiant et reconnaissant, il vit toujours un homme dans son libérateur. Bernardin de Saint-Pierre ne pouvait se rappeler cette petite aventure sans attendrissement. «Dans une de nos promenades, disait-il, je la racontai à J.-J. Rousseau ; il en fut touché jusqu'aux larmes, et je crus un instant qu'il allait m'embrasser. »

Qu'on ne nous accuse pas de rapporter ici des traits insignifians ou puérils : ce n'est point une chose indifférente, selon nous, que de faire sentir l'influence des premières pensées sur le reste de la vie. Ce qui ne fut dans l'enfance de Bernardin de Saint-Pierre qu'un sentiment de commisération pour quelques étres souffrans, devint plus tard un sentiment d'amour qui s'étendit à tout le genre humain. Dans la société, on le vit toujours rechercher l'amitié de ceux qui paraissaient les plus timides et les plus malheureux. Voilà pourquoi, avec des avantages qui auraient dû håter sa fortune, il échoua dans toutes ses entreprises. Sa sensibilité même lui nuisait d'autant plus qu'elle était plus versatile, car il prenait en pitié la souris sous les griffes du chat, le chat dans la gueule du chien, le chien sous le bâton de l'homme, et l'homme, quel qu'il fût, sous la domination d'un tyran. C'est ainsi qu'en s'attachant toujours au plus faible, il eut toujours à lutter contre le plus fort. Mais dans cette lutte perpétuelle, son courage avait quelque chose de divin; car il lui semblait bien qu'il n'était pas seul, et que la Providence aussi combattait pour les malheureux.

Cette confiance en Dieu, première impression de son enfance, consolation de toute sa vie, fut singulièrement exaltée par la lecture de quelques livres pieux et amusans, entre autres par la Vie des Saints. Il y avait dans le cabinet de son père un énorme in-folio renfermant toutes les visions des ermites du désert. Ravi des miracles qu'il y voyait, persuadé que la Providence vient au secours de tous ceux qui l'invoquent, il crut ue plus rien avoir à craindre de ses parens ni de ses maîtres, et résolut de s'abandonner à Dieu à la première occasion où il aurait à se plaindre des hommes. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Un jour, à cette époque il avait à peine nenf ans, un maître d'école chez lequel on l'envoyait étudier les élémens de la langue latine l'ayant menacé de le fouetter le lendemain s'il ne récitait pas couramment sa leçon, il prit à l'instant même le parti

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de dire adieu au monde et d'aller vivre en ermite au fond d'un bois. Le matin du jour fatal il se leva tranquillement, mit en réserve une portion de son déjeuner, et, au lieu de se rendre à l'école, il se glissa par des rues détournées et sortit de la ville. Heureux de sa liberté, sans inquiétude de l'avenir, ses regards se promenaient avec délices sur une multitude d'objets nouveaux qui lui semblaient autant de prodiges. La campagne était fraîche et riante; les bois, les prairies, les collines se déroulaient devant lui, et il se voyait avec admiration seul et libre au milieu de ce brillant horizon. II marcha environ un quart de lieue dans un joli sentier jusqu'à l'entrée d'un bouquet de bois d'où s'échappait un petit ruisseau. Ce lieu lui parut un désert, il le crut inaccessible aux hommes et propre à remplir ses projets. Résolu de s'y faire ermite, il y passa toute la journée dans la plus douce oisiveté, s'amusant à ramasser des fleurs et à entendre chanter les oiseaux. Cependant l'appétit se fit sentir vers le milieu du jour. Il cueillit des mûres de haies, et arracha avec ses petites mains des racines dont il fit un repas délicieux. Ensuite il se mit en prières, attendant quelque miracle de la Providence, et se rappelant tous les saints ermites qui, dans la même position, avaient reçu les secours du ciel; il lui semblait toujours qu'un ange allait lui apparaitre et le conduire dans une grotte sauvage ou dans un jardin miraculeux. Cette agréable attente l'occupa le reste du jour. Cependant le soleil était déja sur son déclin, l'air se rafraîchissait insensiblement, et les oiseaux avaient cessé leur ramage. Le petit solitaire se préparait à passer la nuit sur l'herbe au pied d'un arbre, lorsqu'à l'entrée de la plaine il aperçut la bonne Marie Talbot qui l'appelait a grands cris. Son premier mouvement fut de fuir dans la forêt; mais la vue de cette pauvre fille qui tant de fois avait essuyé ses larmes, et qui en versait en le retrouvant, l'arrêta tout court; il s'élança vers elle, et se mit aussi à pleurer.

Dès qu'il lui eut confié le sujet de ses peines, elle commença par le rassurer, puis elle lui raconta que son père et sa mère avaient ressenti les plus vives inquiétudes de ne pas le voir revenir à l'heure du diner; qu'elle était alléc le chercher d'abord chez son maître qui avait paru surpris de son absence; qu'ensuite elle s'était enquis dans le voisinage à des gens de la ville, puis à des gens de la campagne, qui de l'un à l'autre et de proche en proche lui avaient indiqué le chemin qu'il avait pris. En parlant ainsi elle le couvrait de tant de caresses que sa vocation commença à s'affaiblir, et qu'il se décida enfin, quoique avec un peu de peine, à renoncer à son ermitage. De retour dans sa famille, son père et sa mère lui firent raconter comment il avait vécu; ensuite ils lui demandèrent ce qu'il aurait fait dans le cas où il n'eût rien trouvé dans les champs. 11 ne manqua pas de leur répondre qu'il était sûr que Dieu l'y aurait nourri en lui envoyant un corbeau chargé de son diner, comme cela était arrivé à saint Paul l'ermite. « On rit beaucoup de la simplicité de cette réponse, disait un jour Bernardin de Saint-Pierre, et cependant la Providence a fait depuis de plus grands miracles en ma faveur, lorsqu'elle me protégea au milieu des nations étrangères où

VII

je m'étais jeté seul, sans argent et sans recommandation, et, ce qui est encore plus merveilleux, lorsqu'elle me protégea dans ma propre patrie contre l'intrigue et la calomnie. »

Cette petite aventure, qui décelait une ame passionnée, donna quelques inquiétudes à sa famille. On crut nécessaire de l'éloigner de la maison paternelle, et, peu de jours après, il fut conduit à Caen chez un curé qui habitait un joli presbytère aux portes de la ville, et qui avait un grand nombre d'élèves. Les jeux de cet âge, l'exemple de ses camarades, donnèrent bientôt une autre direction à ses idées. N'ayant pu devenir le plus saint des er:nites, il devint le plus espiègle des écoliers, et peu de jours s'écoulaient sans que ses ruses ne missent en défaut la surveillance de toute la maison. Parmi les tours dont il gardait le souvenir, il en est un qui avait si bien exercé la finesse de son esprit, qu'il prenait toujours plaisir à le raconter. Il y avait dans un des angles d'une cour interdite aux élèves, près de la porte de sortie, un superbe figuier dont tous les matins le jeune observateur admirait de sa fenêtre les branches couvertes des fruits les plus appétissans. De l'admiration il passa à la convoitise. Trois figues surtout, pendantes, violettes, entr'ouvertes, et qui laissaient couler le miel, le tentaient si vivement, qu'il ne songea plus qu'au moyen de se les approprier. La chose n'était pas facile. Deux chiens et une grosse fille nommée Janneton, véritable servante maîtresse, vive, alerte, terrible, semblaient avoir été commis à la garde du fruit défendu. Cependant, à force d'y songer, il crut avoir trouvé le moyen d'échapper à leur vigilance : c'était un samedi soir, il fallait attendre le dimanche. L'inquiétude et l'espérance le tinrent éveillé toute la nuit ; vingt fois il fut sur le point de renoncer à une entreprise si périlleuse; mais lorsque le matin il put entrevoir du coin de la fenėtre l'arbre couvert de ses fruits dorés des premiers rayons du jour, la crainte s'envola, la conquête fut résolue.

La matinée du dimanche n'offrit aucune occasion favorable. Après le diner on se rassemble pour aller à vêpres; le moment est attendu et prévu. Les rangs se la forment, on traverse la cour à la hâte pour gagner porte de sortie; aussitôt le petit maraudeur s'esquive et disparait derrière le figuier. Déja la troupe se met en marche; il entend le bruit de la serrure et des verrous. Le voilà pris comme le cerf de la fable. Comment ferat-il rouvrir cette porte? C'est ce qui l'inquiète peu, sa prévoyance a pourvu à tout. Déja l'arbre est escaladé, déja il en courbe les branches, il en touche les fruits, lorsque les aboiemens du chien attirent dans la cour la terrible Janneton. Son regard inquiet et vigilant se promène autour d'elle. Le coupable reste un moment glacé d'effroi ; cependant il se remet, et, pour se débarrasser de cet Argus, il tire un cordon qu'il avait eu soin d'attacher à la sonnette du réfectoire. Janneton rentre dans la maison, n'y voit personne et croit s'être trompée. Un second cordon, également attaché à la sonnette de la rue fait aussitôt son office; Janneton accourt tout effarée, ouvre la porte, et s'étonne de n'y voir personne. De nouveau rappelée par la sonnette du réfectoire, perd la tête, va d'un côté, revient de l'autre, laisse tout

elle

ouvert, et, toujours frappée d'une nouvelle stupeur, elle s'imagine que le diable au moins s'est emparé du presbytère. Pendant qu'elle remplit la maison de ses cris, notre maraudeur ne fait qu'un saut de l'arbre vers la rue; il emporte ses figues, et se glisse dans une allée, où il attend joyeusement le retour de ses camarades, en savourant le prix de sa victoire.

au

Le souvenir de ce tour d'écolier égayait singulièrement Bernardin de Saint-Pierre. Il ne pouvait s'empêcher de rire en se rappelant la figure comique, l'air effaré, les signes de croix de cette grosse fille, lorsqu'elle courait de la cour à la rue, de la rue au réfectoire, bruit de toutes les cloches du presbytère. « Saint-Augustin, disait-il agréablement, s'accusait du larcin de quelques poires ; et moi, qui ai volé des figues, je n'ai jamais pu m'en repentir. »>

Ces traits de son enfance semblent prouver qu'il vivait dans une espèce d'isolement au milieu de ses camarades. En effet, tous ses goûts étaient solitaires, et son cœur profondément sensible se tournait sans cesse vers ses premières affections. Il regrettait sa mère et sa sœur ; il regrettait de n'avoir presque jamais vu ses frères, qu'il aurait voulu aimer. Ses desirs le ramenaient toujours au sein de sa famille. Tout lui paraissait aimable sous le toit paternel. Quand il songeait au chien et au perroquet de la maison, il se faisait une si agréable image de leur bonheur, que des larmes involontaires venaient mouiller ses yeux. La pauvre Marie Talbot avait aussi une bonne part à ses regrets. Pouvait-il oublier le temps où, lorsqu'il perdait ses livres de classe, elle prenait secrètement sur ses gages pour lui en acheter d'autres, afin de lui éviter la punition de sa négligence? Et ses toilettes du dimanche, avec quelles délices elles revenaient à sa mémoire ! Il lui semblait toujours voir cette bonne fille environnant sa tête d'une multitude de papillotes à l'amidon, pour le conduire ensuite d'un air triomphant à la messe de la paroisse. Et ces jolis goûters sur l'herbe, ces gâteaux exquis, ces promenades sur le bord de la mer, ces lectures dans le grand volume infolio, croyait-on avo'r remplacé tout cela par les froides leçons d'un régent et l'étude fastidieuse du grec et du latin? A ces tendres souvenirs venait encore se mêler celui de sa marraine, belle et noble dame qui s'offrait à son imagination avec toute la majesté d'une reine, et cependant avec la grâce et l'indulgence d'une mère. Cette excellente femme, instruite des regrets de son filleul, et devinant tout ce qu'il n'eût osé dire, obtint facilement son retour dans sa famille. Il y rentra après dix mois d'absence, avec des démonstrations de joie qu'il serait difficile d'exprimer. Sa tendresse pour sa marraine s'en accrut sensiblement; dès ce jour elle exerça sur tous ses goûts une influence qui ne lui fut pas inutile, car c'était l'influence d'un esprit supérieur, qui ne se fait sentir que par l'admiration et l'amour.

Bernardine de Bayard comptait parmi ses aïeux le héros dont elle portait le nom. En perdant son mari, elle avait été réduite, suivant la coutume de Normandie, à un modique douaire qui ne pouvait suffire à ses besoins. Née dans l'opulence, habituée à la prodigalité, elle supportait avec peine la mauvaise fortune; ce qu'elle

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